Cet article est né de longues interrogations internes, et est un premier pas pour comprendre une pratique qui est fondamentale pour moi et qui a soutenu la plupart de mes meilleures parties. Ce qui suit est une première pierre, vouée à être développée, précisée, transformée si nécessaire. Il y aura probablement d'autres articles sur le sujet, et il est aussi possible que ce texte soit en partie remanié et édité.
Merci à Valentin et Felondra pour toutes les clarifications, le vocabulaire et les réflexions qui m'ont permis d'enfin mettre le doigt sur ce dont je voulais parler.
Avant d'en dire plus, commençons par préciser ce que le jeu symboliste n'est pas. Il ne s'agit pas, ici, de parler des jeux dans lesquels la fiction fait intervenir du symbolisme plus ou moins ésotérique, comme le feraient par exemple Nephilim ou L'appel de Cthulhu. C'est ce qu'on pourrait appeler le symbolisme intradiégétique : il fait partie de la fiction, de l'univers de jeu.
Jouer symboliste, c'est faire du jeu de rôle en créant des symboles, et
en les utilisant pour renforcer voire pour porter la fiction. C'est donc une pratique qui se situe au niveau des joueurs et des joueuses, et qui peut être complètement invisible aux yeux de leurs personnages.
Définir le jeu symboliste
Sous les lumières dansantes du feu d'artifice, nos lèvres se frôlent. Pour la première fois, nous nous embrassons.
[...]
Je relis son SMS, l'air médusé. Alors, ça y est, je suis à nouveau célibataire. Je pousse un grand soupir et jette un oeil aux préparatifs de la fête d'anniversaire surprise, autour de moi. Morne, je saisis une poignée de confettis, que je lance mollement en l'air. Ils retombent comme un feu d'artifice ridicule, dans une pluie de couleurs mièvres et fades.
Ce sont deux moments d'une histoire, présumément le début et la fin d'une romance. Sans plus de détails, l'intrigue se résume à peau de chagrin : deux personnages s'embrassent, et plus tard se séparent par SMS. Mais il y avait une chose en plus : cette histoire de feu d'artifice, un lien visuel qui se surajoute à l'ensemble. La connexion supplémentaire qu'ajoute ce visuel n'est pas cruciale - on ne perd rien à l'intrigue si on supprime le feu d'artifice - mais renforce l'effet de la rupture en exprimant la même chose sur un plan symbolique, ou en amenant une nuance. Si le feu d'artifice représente l'amour entre les deux personnages, alors le ridicule feu d'artifice en confettis de celui qui reste à la second scène signifie peut-être qu'il garde encore les restes de sentiments amoureux à l'égard de l'autre, mais qu'ils sont amoindris, affaiblis, et surtout qu'ils ne sont plus partagés.
C'est ça, jouer symboliste : connecter des éléments esthétiques pour enrichir des moments de narration clé. Voici quelques définitions utiles, qui me viennent de Valentin :
1. Un symbole est un élément fictionnel (mot, image, son, acte...) qui, par association, représente quelque chose de plus.
2. Plusieurs symboles reliés forment un réseau symbolique.
3. La symbolique est l'effet produit par la mise en relation de symboles, c'est-à-dire la mobilisation d'un réseau symbolique pour enrichir ou altérer le sens d'un élément en jeu.
Le point 3 n'est pas très parlant ! Défricher le terrain des effets possibles me semble un gros boulot. Avant cela, j'aimerais m'attarder sur les origines possibles des sens multiples que l'on associe à un symbole. D'autres articles discuteront plus tard de l'utilisation de la symbolique.
Liens importés et liens internes
Si un symbole est un symbole, par définition, c'est qu'il évoque quelque chose d'autre - qu'il mobilise un réseau symbolique pour donner plus de sens à un élément fictionnel auquel on s'intéresse maintenant.
En jeu de rôle, on peut distinguer grosso modo deux origines possibles pour les liens entre les symboles : venus de notre imaginaire commun, ou construits pendant le jeu. Appelons les premiers "liens importés" et les seconds "liens internes".
[Digression : la distinction me semble claire mais il y a une certaine porosité. Un lien construit pendant une partie puis réutilisé pendant toute une campagne finira peut-être par appartenir à l'imaginaire commun d'une table, et pourra donc être mobilisé dans d'autres campagnes plus tard, exactement à la façon d'un lien importé. Egalement, un lien importé peut n'être clair que s'il est reconstruit pendant la partie ; auquel cas il ressemblera plus à un lien interne.]
Dans l'analyse de l'exemple précédent, je me suis focalisé sur ce second point ; le feu d'artifice est chargé de sens dans la première scène (il représente la passion amoureuse) et ce sens est exploité dans la seconde scène. Mais chaque personne vient à la table avec ses références, ses capacités d'interprétation, et chaque symbole d'une partie peut aussi porter du sens en mobilisant un réseau symbolique qui préexiste à la partie. Est-ce que dans la première scène, le feu d'artifice n'amenait pas déjà une symbolique pertinente ? Le feu de la passion, l'explosion de couleurs rapides et magnifiques qui percent la nuit, voilà qui représente une forme de passion amoureuse, voilà qui apporte une nuance à ce premier baiser en mobilisant tout un cadre interprétatif que nous avons déjà.
On pourrait aller plus loin et dire que chaque signe, chaque élément qui intervient dans nos parties est un symbole qui porte toutes sortes de sens. Une part de ceci est commune à toutes les personnes autour de la table : le feu est un exemple facile de symbole très évocateur et chargé de beaucoup de sens. Si, dans un univers fictionnel, j'annonce que pour libérer les gens touchés par la Corruption Démoniaque, il faut les brûler, tout le monde autour de la table va opiner du chef, parce que cette image est parlante et claire. En France, elle évoque les bûchers, par exemple. Le feu purificateur. Une autre part de la symbolique peut être plus personnelle et invisible. Si je suis agoraphobe et que mon MJ me décrit le grand centre commercial bondé où mon personnage va faire ses courses de Noël, il mobilise sans le savoir une image étouffante et angoissante dans ma fiction alors qu'il voulait en faire quelque chose de moins chargé. Il faut aussi voir que les symboles qui veulent dire quelque chose pour tout le monde, comme le feu, n'ont jamais pour autant les mêmes nuances, les mêmes sens précis.
Je postule que la symbolique, il s'en produit déjà un peu à toutes les tables, de façon plus ou moins consciente. Souvent, cependant, l'effet est mineur : tant que les symboles dorment, que l'on ne joue pas pour les mettre en valeur, leur sens ajouté n'apporte pas grand-chose. Peut-être que le feu d'artifice était juste un bout de description pour faire joli, qui aurait pu être remplacé par un concert ou une fête.
Pour que les effets de la symbolique ne soient pas des coïncidences accidentelles, qu'ils soient utiles et permettent de dire quelque chose de plus, il faut donc un ensemble de techniques de jeu. C'est cela, le jeu symboliste.
Dans la suite de cet article, je vais mettre en sourdine l'utilisation des liens importés. Analyser ce qui se passe lorsque nous y faisons référence, et comment nous faisons pour montrer que telle ou telle symbolique est effectivement pertinente et importante maintenant, me semble très compliqué. Je vais donc surtout parler de l'autre versant, les liens internes, même si l'essentiel de ce qui suit vaut pour les deux.
Le jeu symboliste : les deux mouvements
La symbolique est l'effet produit par la mise en relation de symboles. Comme les symboles sont des éléments fictionnels, cela veut dire que la symbolique va intervenir lorsque l'on décrit de tels éléments dans la fiction.
[Digression : "décrire" est à prendre au sens large : comme les symboles peuvent être des actions, les décrire peut simplement être le fait de les mettre en scène. "Je me jette sur lui et je le poignarde" est une description qui fait intervenir le symbole "poignarder" - comme Brutus avec Jules.]
1. transformer un signe en symbole, en lui donnant d'un sens particulier, ou enrichir un symbole qui existe déjà. On dit qu'on charge un symbole.
2. Faire intervenir un réseau symbolique pour donner du sens ou apporter une nuance à quelque chose qui se passe dans la fiction. C'est là qu'on parle de symbolique et on dit qu'on mobilise.
Il y a sans doute de nombreuses façons de charger et de mobiliser, mais je ne suis pour l'heure pas du tout capable de faire une typologie plus précise.
Il faut forcément qu'un symbole soit chargé (1.) pour être ensuite exploité (2.), mais il faut voir que souvent le moment de réutilisation apporte aussi un nouveau sens au réseau symbolique et enrichit le symbole, de sorte que lorsque 2. se produit, en général 1. se produit aussi.
Dans l'exemple du feu d'artifice, il se passait probablement longtemps entre les deux scènes. En fait, la mobilisation peut se passer juste après la charge :
Fébrile mais déterminé, le jeune architecte descend une à une les marches du grand escalier noir, plongeant dans les profondeurs obscures du château.De son côté, le vieux chevalier gravit plein d'entrain les marches de l'escalier qui mène aux remparts. Le château est baigné de lumière, le soleil éclatant fait briller ses pierres dorées
Cet exemple vient de ce compte-rendu d'une partie de Déclin et les deux actions sont issues de narrations de deux personnes différentes. Je jouais le vieux chevalier, et je me suis emparé à la volée des symboles que manipulait l'autre joueuse (l'escalier qu'on descend, le château sombre) pour montrer combien mon personnage était à l'opposé du sien (l'escalier qu'il monte, le château lumineux). Ces liens en font ressortir un autre, la jeunesse de son personnage opposée à la vieillesse du mien, et montrent sans que ce soit jamais dit que nos personnages sont dans des dynamiques contraires, sans qu'aucun autre contexte ne soit nécessaire.
Et après ?
Mon espoir est que cet article donne le vocabulaire pour permettre d'analyser le jeu symboliste. Je suis resté très théorique pour le moment ; maintenant que le sujet est ouvert, on se revoit bientôt pour voir ce qu'on peut faire avec. J'ai un sac plein de trucs à discuter, mais ce sera pour une autre fois ; à bientôt !