Je reviens de la convention Eclipse où j'ai pu tester La clé des nuages plusieurs fois, pour le moment seulement avec des ami.e.s. Le jeu dépasse largement mes espérances, malgré des parties très bancales, et me conforte dans l'idée que le matériau de base est bon mais demande encore un vrai travail. Je découvre tout juste ce que le jeu symboliste peut faire, et sans surprise le jeu fonctionnait le mieux quand je jouais avec mon compagnon théoricien Valentin. Cela veut dire, je pense, que le symbolisme dans La clé des nuages n'est pas assez inhérent au jeu, mais amené par compensation par les participant.e.s qui savent déjà ce dont il s'agit.
Le développement du jeu fait son petit bonhomme de chemin, mais en attendant, je commence à comprendre comment son gameplay de base fonctionne. J'ouvre ici ce qui devrait être une série d'articles, Les clés et les nuages, qui auront pour but soit d'analyser ce que le jeu fait, soit de réfléchir à ce qu'il devrait faire et au moyen de le développer dans cete direction.
Voici donc un premier billet au sujet d'un mécanisme important du jeu, les énigmes, à hauteur de ce que j'en comprends actuellement. Car, à l'extrême inverse d'un Frédéric Sintès publiant un jeu dont chaque aspect est le résultat d'une minutieuse réflexion théorique, j'ai le sentiment de découvrir mon propre jeu sans comprendre grand-chose à sa genèse ! De fait, il faut donc bien garder à l'esprit que mon analyse est faite a posteriori, et n'explique qu'assez peu des idées que j'aurais suivies pour l'écrire.
Note : encore un article lourd de prérequis... Dans la suite, j'introduis et j'explique ce qu'est le principe de Czege pour moi, mais je brasse aussi les termes de synesthésie (Frédéric Sintès) et de maelström (Romaric Briand) sans les expliciter.
Le principe de Czege
Je me demandais si la remarque allait m'être faite, et à Eclipse, ça n'a pas raté : dans La clé des nuages, la mécanique des énigmes flirte avec les limites du principe de Czege, et quelques frictions en naissent.
Le principe de Czege, c'est simplement l'idée que si une joueuse pose et résout en même temps les difficultés auxquelles se confronte son personnage, le jeu n'est pas fun. Si je décris le dragon qui m'assaille et la façon dont je l'exécute brillamment, je n'ai pas l'impression d'accomplir grand-chose et cela ne sera pas une péripétie passionnante. Rappelons que la simultanéité est importante : si je vainc maintenant le dragon que nous avons collectivement ciblé comme grand ennemi en début de partie, les deux moments sont suffisamment éloignés dans le temps pour que le plaisir de la victoire soit tout à fait possible, après tout ce qu'on a vécu pour arriver jusque là.
C'est une idée assez naturelle, qui a sûrement servi pendant les balbutiements des jeux alternatifs qui cherchaient d'autres moyens de raconter des histoires ; mais je ne suis pas convaincu qu'elle résolve autre chose que des problèmes de game-design basiques. C'est vrai que choisir de dépasser ses propres obstacles ne procure aucune sensation d'accomplissement en jeu, mais cela revient simplement à dire que l'enjeu de la scène n'est plus l'accomplissement ; il s'est déplacé. Voilà qui pourrait faire une jolie reformulation du principe de Czege :
"Si une joueuse invente puis surmonte en même temps les obstacles que rencontre son personnage, alors le dépassement de ces obstacles ne constitue pas un enjeu pour la joueuse."
La nuance fait sens quand on s'intéresse à certaines formes de jeu en performance, quand le but par exemple est de dire quelque chose de beau, ce qui constitue un enjeu bien réel et tangible.
Il faut quand même dire qu'en faisant ce choix, on se prive de formes de synesthésie classiques, lorsque l'enjeu d'un personnage (trouver un moyen de vaincre l'adversité) est parallèle à celui de la joueuse (trouver un moyen de dépasser le problème posé par, par exemple, la MJ). D'autres parleraient d'un risque de dissonance ludo-narrative, c'est-à-dire la sensation que ce que l'on fait en tant que joueuse et ce qui se déroule dans l'histoire ne disent pas du tout la même chose. Mais ce n'est pas une fatalité ; toutes sortes de propositions de jeu peuvent rendre fonctionnelles des mécaniques dans lesquels on résout sa propre adversité. Et justement..
Il faut quand même dire qu'en faisant ce choix, on se prive de formes de synesthésie classiques, lorsque l'enjeu d'un personnage (trouver un moyen de vaincre l'adversité) est parallèle à celui de la joueuse (trouver un moyen de dépasser le problème posé par, par exemple, la MJ). D'autres parleraient d'un risque de dissonance ludo-narrative, c'est-à-dire la sensation que ce que l'on fait en tant que joueuse et ce qui se déroule dans l'histoire ne disent pas du tout la même chose. Mais ce n'est pas une fatalité ; toutes sortes de propositions de jeu peuvent rendre fonctionnelles des mécaniques dans lesquels on résout sa propre adversité. Et justement..
Synesthésie maelströmique : la création de sens est un enjeu
Voyons le cas de La clé des nuages. La seule forme d'adversité que rencontre le Mage, ce sont les énigmes posées par l'Image qui peuvent être des obstacles clairs et nets, typiquement des portes fermées. Ces énigmes peuvent ensuite être résolues par le Mage de n'importe quelle manière, la joueuse décrivant ses actions et expliquant pourquoi elles fonctionnent sans droit de regard de la part de l'Image ni jet de dé conditionnant la réussite. On n'est pas stricto sensu dans un cas d'application du principe de Czege, puisque l'obstacle ne vient pas de la joueuse du Mage, mais on peut voir une parenté certaine puisque l'adversité est en fait complètement factice, n'importe quelle solution fonctionnant sans que l'Image ne puisse y opposer quoi que ce soit.
Comme je le dis plus haut, l'idée est que l'enjeu est autrepart que dans le dépassement de la difficulté. Dans La clé des nuages, le Mage est le créateur du sens. Il comprend intuitivement les symboles, voir même la raison d'être des ruines. La joueuse qui l'incarne, à travers sa résolution d'une énigme, explique l'usage d'un symbole, donne à voir la façon dont pense le Mage et donc le dévoile tout autant qu'elle dévoile le fonctionnement des ruines. L'enjeu est donc de trouver une solution qui ait ou qui crée beaucoup de sens.
Et loin de dissocier joueuse et personnage, je crois que ce mécanisme est au contraire fortement synesthésique. Le Mage étant, d'après le texte, doté d'une intuition infaillible, il se creuse les méninges pour trouver la solution magique tout en sachant déjà qu'il la trouvera. La joueuse, elle, explore le maelström des différentes possibilités (au sens de Romaric Briand) jusqu'à trouver la plus élégante, la plus porteuse de sens à ses yeux. Lorsqu'elle la trouve et la formule, elle sait que c'est la bonne, car le jeu valide automatiquement son idée ; de la même façon que le Mage est censé avoir naturellement l'intuition de la meilleure chose à faire. Le jeu fait la confusion totale entre la découverte et la création du sens.
Cette création de sens est l'étape dans laquelle le symbolisme s'insère. Idéalement, le symbolisme constitue à la fois une lecture supplémentaire de la fiction par les joueuses, et une représentation de la lecture supplémentaire du monde que la magie apporte au personnage. Mais je développerai ce dernier point une autre fois, car l'aspect symboliste de La clé des nuages reste flou et imparfait à l'heure actuelle ; on en reparle quand j'ai les idées plus claires, et que le texte du jeu a progressé pour amener plus facilement ce genre d'effets.
A bientôt pour d'autres clés et d'autres nuages !