Résumé : je vois que les notions de geste (Julien Pouard) et de compensation (Frédéric Sintès), bien que proches et permettant de penser des phénomènes semblables, sont l'expression de cultures de jeu et de paradigmes rôlistes très différents. Reconnaître un tel clivage n'est pas acter et initier un conflit entre deux camps artificiellement opposés, mais au contraire permettre l'assainissement des échanges et la clarification des allant de soi, des normes et des évidences sur lesquelles nous nous basons pour critiquer des idées qui n'ont pas de pertinence hors de notre horizon théorique. J'en tire un appel et un cri du cœur pour la constitution d'un nouveau modèle théorique du jeu de rôle qui engloberait et articulerait de nombreux concepts discutés actuellement dans la sphère rôliste que je fréquente.
Cet article n'aurait jamais existé sans de nombreuses discussions avec Valentin. Merci à lui.
Prérequis : isolé, cet article n'a aucun sens. Il s'appuie notamment sur :
> l'article de Julien sur le geste rôliste
Cet article n'aurait jamais existé sans de nombreuses discussions avec Valentin. Merci à lui.
Prérequis : isolé, cet article n'a aucun sens. Il s'appuie notamment sur :
> l'article de Julien sur le geste rôliste
> le podcast de la Cellule sur geste & compensation, avec Julien
> le premier article de Frédéric sur la compensation. C'est le dernier en date mais la notion de compensation est en fait antérieure au geste ; la boucle est donc bouclée.
> le premier article de Frédéric sur la compensation. C'est le dernier en date mais la notion de compensation est en fait antérieure au geste ; la boucle est donc bouclée.
Je recommande aussi très vivement de (re)visionner l'intervention de Valentin au colloque Engagement et résistance qui devrait rendre mon point significativement plus clair.
Remarque préliminaire : l’interprétation que je fais des sous-entendus des notions de geste et de compensation m'est propre. Je ne suis pas sûr qu'elle soit voulue par leurs auteurs respectifs ; je l'assume donc comme ma propre lecture et mon propre discours. J'espère quand même ne pas avoir trop déformé les idées de Frédéric et Julien, et je pourrais être amené à modifier des parties de l'article s'ils me signalent un contre-sens ou une confusion problématique.
1 Ce que disent les mots
Geste et compensation se basent sur une série de constats en commun : beaucoup de jeux traditionnels n’expliquent pas précisément comment utiliser les règles, comment écrire un scénario, comment faire rebondir l'histoire, comment se répartir la parole... bref, comment y jouer, et comment faire système ensemble autour de la table. Partant de là, la compensation est le processus (ou un ensemble de processus) par lequel une table se débrouille pour jouer quand même ; et les gestes sont des techniques qui ne sont pas écrites dans le livre et sont amenées par les joueuses (y compris MJ). Pour résumer les deux concepts en une punchline, on pourrait dire que les gestes sont les moyens par lesquels s'opère la compensation... mais ce serait passer à côté de plusieurs subtilités de l'un et de l'autre. Par exemple la compensation ne parle que de système. Au sens forgien, donc très large, mais sans prendre en compte des propositions, incitations, symboles qui orienteraient subtilement sans contraindre. Commencer une partie en introduisant les personnages comme dans un générique de série des années 80, c'est un geste qui est hors du système, donc ça ne peut pas être de la compensation. Il y aurait plus à dire mais ce n'est pas vraiment mon sujet ; remarquons seulement que pour un certain nombre de cas, de tables, de jeux, de pratiques, geste et compensation sont des réponses à une même problématique.
Ce qui est intéressant, c'est que les directions suggérées par ces deux termes sont très différentes. La connotation de compensation implique l'idée qu'un jeu qui ne dit pas comment jouer est incomplet, et que pris isolément, il est dysfonctionnel ; l'utilité immédiate d'un tel concept, c'est donc de réfléchir au game-design de jeux qui ne nécessitent pas de compenser, i.e. qui fonctionnent suffisamment bien en interne pour ne pas exiger de leurs joueuses qu'elles apportent des techniques spécifiques. Frédéric précise fréquemment qu'il existe des pratiques dans lesquelles on veut compenser, on se saisit de la place laissée par le jeu comme d'un espace de créativité. Mais il est clair, au vu de l'ensemble de sa production, que son intérêt personnel est directement trahi par le mot : il cherche les jeux sans compensation.
Le geste, de son côté, est un terme qui suggère une liste, un développement, l'établissement d'un répertoire ; également un apprentissage et une transmission, que ce soit de personne à personne, par des articles ou via un jeu. Il est lui aussi très connoté, positivement : le terme vient du beau geste de l'artisan qui exprime un savoir-faire et une technique sophistiquée déployée comme un automatisme, une maîtrise savante. Là aussi, Julien laisse la possibilité de parler de gestes à l'impact négatif, comme l'écriture d'un scénario dirigiste pour Apocalypse World, mais la finalité de ce concept est la compréhension des lois de synergie et d'antagonismes afin de savoir quand et comment choisir un geste (et j'ajouterai : viser les figures de style, zone grise de gestes appliqués en décalage conscient).
Une mise en perspective connexe : la compensation traite des règles écrites qu'il faut appliquer, et de la façon dont nous faisons système à partir d'elles. Le geste est affaire de pratique, et je le raccroche à l'idée que le jeu de rôle part de l'activité humaine avant d'être l'éclosion d'un système de jeu au sein d'un groupe.
2 Cultures de jeu et paradigmes
Personnellement, si la notion de compensation m'a nourri et aidé pendant un temps, ce n'est plus un concept pertinent pour moi ; au contraire des gestes qui forment l'embryon d'un cadre général dans lequel je réfléchis à ma pratique. J'aime leur flexibilité : un geste peut autant être un détail que je fais un peu à ma façon, qu'une brique de gameplay ou une contrainte sur laquelle fonder toute une partie. C'est que les gestes sont quelque chose qui fait maintenant partie de la culture de jeu que je partage avec un certain nombre de membres des Courants alternatifs, et s'insère naturellement dans mon paradigme.
Quelques définitions à la volée :
+ appelons culture de jeu un ensemble d'habitudes, de normes, d'allant de soi partagés par un groupe (au sens large) de joueuses qui se fréquentent, que ce soit à l'échelle d'une table, d'un club, d'un forum, etc. On ne joue pas sans un pack de bière ; si y'a pas de MJ c'est pas du JDR ; il faut être attentif à ne jamais se couper la parole ; etc. On peut appartenir à plusieurs cultures de jeu à la fois, et jouer à des délires mystico-chelous inspirés des diffusions nocturnes d’Arte tout en aimant l'OSR ou les jeux traditionnels. Une culture de jeu est un fait social et sociétal qui pourrait par exemple être étudié par un anthropologue.
+ un paradigme est une façon de penser le jeu de rôle, une articulation cohérente de plusieurs concepts et une représentation du média structurée (il y a tels et tels sortes de jeux), intégrale à défaut d'être complète (ce que je pratique c'est surtout...). Un paradigme peut être implicite : tout est intuitif et va de soi, ou explicite : on l'a verbalisé, formalisé, peut-être même théorisé. C'est le cas de la pensée forgienne par exemple, qui se déploie dans un cadre détaillé et précis - le Big Model. En pratique, je crois qu'implicite et explicite sont des extrêmes chimériques : d'une part n'importe quelle réflexion partielle, même formulée auprès d'un groupe d'ami ou de soi-même, explicite un morceau du paradigme ; d'autre part le paradigme est toujours plus que ce qu'on a couché sur le papier et transmis, sans même parler d'avoir été intelligible ou d'avoir transformé les idées en les écrivant. Le point principal est qu’expliciter un paradigme permet de le rendre conscient et de voir ce qui, allant de soi pour l’un, est étrange ou inhabituel pour l’autre.
Un paradigme peut être personnel ou partagé, au sein d'une culture de jeu plus ou moins grande par exemple. Il ne s'agit alors pas de dire que chaque personne pense rigoureusement la même chose du jeu de rôle, mais qu'il existe un cadre commun, un ensemble d'hypothèses et d'intuitions suffisamment proches d'une personne à l'autre pour pouvoir se comprendre et pour que les réflexions de l'une fassent sens pour l'autre.
Ici est, je crois, le cœur de ce qui peut rendre profitables ou frustrants les échanges au sujet des théories rôlistes. Un concept n'existe jamais seul, n'a jamais de sens isolé des autres ; la compensation, pour reprendre cet exemple, s'intègre harmonieusement dans la pensée forgienne mais peine à me convaincre parce que mon paradigme en a sensiblement divergé. Sans effort de contexte, cette notion ne fait pas beaucoup de sens pour moi : elle se base sur des exemples que je n'ai que vaguement vécus il y a quelques années ; elle prend sa profondeur dans l'idée qu'il faut chercher des jeux sans compensation, que j'ai du mal même à conceptualiser ; elle propose de réparer un moteur de voiture alors que je suis piéton. Mais ce constat ne devrait pas m'empêcher de comprendre comment la compensation est utile pour les forgiens.
3 Lecture charitable et postures paradigmatiques
Je disais plus haut que les termes de compensation et geste contiennent des connotations qui montrent en creux la tendance de leurs auteurs. Hors-sol, elles peuvent être problématiques parce qu'elles induisent un jugement de valeur ; quoi donc, mes gestes, mes techniques durement apprises et dont je suis si fier ne seraient que compensation malvenue ? Je veux voir cette réaction comme épidermique. Je crois que tout concept de théorie rôliste (au sens de la blogosphère, principalement ; je ne parle pas de théorie descriptive extérieure, comme sociologique par exemple) porte en lui un jugement tu, car nous écrivons pour transmettre ce qui améliore notre expérience, qu'il s'agisse d'écrire de bons jeux, de sélectionner de bonnes pratiques, de fonctionner harmonieusement ensemble. Et ce bon est intrinsèquement subjectif et paradigmatique. Notre discours n'est jamais neutre et purement descriptif ("il existe un phénomène appelé compensation") mais prescriptif ("il faudrait faire des jeux sans compensation").
J'ai le sentiment que les théoricien.ne.s ont appris à prendre au fil du temps une quantité croissante de pincettes pour développer leurs idées, montrer le point qui leur importe sans froisser les autres. Dans la sphère où j'évolue, les Courants alternatifs qui héritent des Ateliers imaginaires, cela donne aussi le principe d'écoute charitable : chercher à percevoir ce que l'autre dit, s'assurer de comprendre en premier lieu plutôt que réagir à la lettre. Cet esprit me semble le bon évidemment, mais je crois qu'il faut aller au bout de cette démarche et reconnaître ces paradigmes comme des outils de pensée et non des fatalités qui plombent les possibilités de se parler. Il n'est pas possible de produire des réflexions rôlistes universelles, qui seraient vraies et pertinentes dans tous les contextes. Chercher à exposer un point de vue argumenté sans le rendre utile et intégré à la pensée de chacun.e est valide et c'est une nécessité.
Ce qui m'amène à parler de postures paradigmatiques. Si le concept de compensation ne prend son sens plein que dans la pensée forgienne, alors pour le lire je dois m'efforcer d'être forgien l'espace d'un instant. D'un coup, je dois vouloir produire de bons jeux qui se déploient d'eux-même, qui s'organisent autour d'un vide fertile et portent un propos voulu par leur auteur. C'est cette posture - adopter un paradigme autre, même très imparfaitement - qui me permet de saisir ce que d'autres veulent transmettre, d'évaluer la pertinence d'un concept à l'intérieur d'une plus vaste articulation qui n'est pas la mienne, quitte à n’en pas saisir les subtilités.
Il ne s'agit pas pour autant d'un travail purement désintéressé. Se donner une posture, c'est aussi se permettre d'accéder à des réflexions qui ne sont pas les nôtres pour y puiser ce qui nous servira. Au début de cet article, j'ai dit que la notion de compensation m'avait nourri, avant que je ne découvre le geste ; c'est qu'évidemment, chaque problématique rôliste est abordée préférentiellement par différents courants de pensée, et j'aurais intérêt à avoir moi-même un discours sur la question de l'écart entre règles et pratique des règles même si son nom ne sera pas compensation.
Reconnaître les paradigmes et accepter qu'ils ne soient pas des conceptions erronées que l'on devrait combattre ou corriger, ce n'est pas non plus cesser toute discussion. Sur les Courants alternatifs, les premières réactions à la publication de l'article sur la compensation sont celles de personnes que je crois sincèrement attachées à la comprendre. Les discussions qui s'ensuivent sont formatrices, capitales pour démêler la lettre de l'implicite. Mon souhait est de les voir s'étoffer, pas disparaître ; je veux donc promouvoir une attitude dans laquelle, en lisant les réflexions de Frédéric, notre priorité ne soit pas de répondre à : comment cette idée peut-elle me nourrir ? mais pourquoi cette idée est-elle pertinente pour son auteur ?.
Ce principe a un pendant auctorial un peu plus délicat à formuler. Plutôt que de chercher à produire une pensée universellement utile, j’aime voir les auteur.ice.s de théorie rôliste clarifier autant que possible leur démarche, l'articulation de leur pensée, afin qu'ils et elles puissent assumer pleinement leur propre propos et laissent à d'autres le soin d'en fixer les limites. Il n'y a pas de contradiction à former un cadre de pensée qui soit à la fois intégral (qui traite de tout le jeu de rôle, qui donne une place à tout) et subjectif (qui soit issu d'une vue personnelle, et qui entre en contradiction avec d'autres paradigmes tout aussi intégraux).
Chez Frédéric Sintès, c'est ce que je trouve dans son article récent Ma démarche théorique, en particulier le paragraphe "Ce que je préfère dans le JDR". C’est aussi ce qu’Eugénie fait dans le billet qui ouvre son blog, et nos récents articles Jouer en performance donnent à voir un pan important de ce que nous aimons. A tou.te.s : je crois de tout cœur que nos réflexions ne seront que plus profondes et enrichissantes si nous nous autorisons à assumer pleinement nos visions contraires du jeu de rôle, et cette base peut être celle d'un assainissement de nos échanges plutôt qu'un repli défensif ou une lutte entre des pensées qui peuvent être contradictoires sans être adversaires.
4 Pour une théorie de la joueuse
Si le paradigme de Frédéric est clair, ce n’est pas seulement grâce à son article ; c’est aussi parce qu’il s’inscrit dans le paysage bien identifié de la Forge. Ses idées traduisent, complètent et continuent un certain nombre de réflexions propres à la théorie forgienne, qui a la particularité unique de s’être cristallisée non sous la forme d’un ensemble hétéroclite de morceaux de réflexion mais sous celle d’un Big Model qui étage et structure le jeu de rôle, range chaque concept à chaque place, rend leur articulation claire et propose ainsi une vision explicitement intégrale. Cela permet des affirmations du type : la démarche créative est ancrée dans le contrat social, modèle le système et plus généralement l’exploration, et s’exprime dans les techniques, sans être identifiable au niveau des éphémères, où chaque terme est défini et lui-même connecté à un ensemble d’autres concepts. Le jargonnage implique certainement une perte de lisibilité mais il me semble une étape nécessaire si l’on souhaite développer une analyse en profondeur.
Quid du paradigme dans lequel la focale est premièrement sur les joueuses et la façon dont elles interagissent, dans lequel geste et jeu en performance font sens, dans lequel je me reconnais ? Je constate l’existence d’un fonds de pensée commun à plusieurs intervenant.e.s des Courants alternatifs, et à d’autres personnes qui en sont plus ou moins proches. La “biblio à hauteur de joueuse” me semble un bon point de départ pour repérer un ensemble de concepts, idées, réflexions qui se répondent et s’articulent mais qui restent pour l’heure encore cloisonnées et construisent surtout sur elles-mêmes.
Depuis quelques semaines je m’interroge sur la possibilité d’agréger ces réflexions, dans l’espoir qu’elles puissent constituer une théorie unifiée, un modèle explicite et intégrale. Mettre à plat ce fonds de pensée, c’est aller au coeur de notre conception du jeu de rôle, voir jusqu’où nous nous accordons et où se situent peut-être des divergences que nous n’avons jamais détectées.
Comme je l’envisage naïvement aujourd’hui, voici de nombreux axes intéressants à explorer pour espérer mettre sur pied une théorie de la joueuse :
+ une analyse plus poussée de la pratique du jeu de rôle sous l’angle de la performance culturelle et artistique, pour en comprendre les enjeux intercréatifs et surtout interpersonnels, sans faire du fameux jeu en performance un cas général ;
+ l’application de théories littéraires au jeu de rôle, “narration sans récit” : la voie ouverte par Coralie David, qui pousse à citer des narratologues comme Gérard Genette ; parallèlement, reconnaître aux joueuses en priorité le statut d’autrices, en s’offrant un puissant droit d’interprétation des textes des jeux, dans l’optique d’une Mort de l’Auteur des livres de jeu ;
+ la construction d’un modèle structuré qui organise les différents concepts et en révèle l’articulation. La Forge avait son Big Model et ses quatre niveaux de jeu, et réfléchir à une telle charpente serait fertile. Quelle interaction entre gestes et construction d’une dynamique de table commune ? Comment un contrat de table peut-il modeler nos attentes et nos échanges ? Quelle est la grammaire ou le gameplay linguistique d’un geste, d’une table, d’un mode de jeu ?
+ une emphase sur le Style, caractéristique personnelle et unique de la joueuse, trace de son individualité, de son vécu, de son art, à défaut d’une emphase sur le système (ou le faire-système forgien).
Ce dernier point me semble un inconditionnel d’une théorie de la joueuse. Si nous voulons affirmer que la pratique prime, réfléchir aux apports que chaque personne fait à cet effort collectif qu’est le jeu de rôle, et expliquer comment chaque partie est une oeuvre unique et éphémère, un acte collectif qui nous permet à la fois de nous fondre dans un engagement commun tout en exprimant intensément qui nous sommes, alors je crois qu’une théorie du Style est aujourd’hui l’outil de pensée qui nous est le plus désirable.
Et donc… à mes lecteur.ice.s, pour une théorie de la joueuse : qui en est ?