Play-design & théorie rôliste

Aux personnes qui s'intéressent de près ou de loin au jeu en performance (JEP) [1], il n'aura pas échappé que la question du game-design dans ce paradigme est épineuse. Nous concevons les parties comme des performances éphémères et non reproductibles, ce qui menace la notion même de jeu (au sens de game). Plutôt que de jouer au jeu, nous jouons avec le jeu, nous investissons ses règles d'un sens qui vient de nous ; cela peut pousser jusqu'à l'infraction. Un jeu peut être complètement cassé et encore se prêter au JEP, du moment qu'on le maîtrise. Tout cela contribue à donner le sentiment que le JEP est un axe complètement orthogonal qui se fiche pas mal des considérations de game-design.

Sauf qu'une telle position ne permettrait pas d'expliquer pourquoi tel ou tel jeu est plus ou moins adapté à la performance. Alors, que fait-on ?

Eugénie a déjà abordé ce sujet délicat dans un article [2], en ouvrant plein de portes mais sans pouvoir constituer une théorie effective qui mène à la conception de jeux. Ses remarques sont légitimes ceci dit et je conseille la lecture de l'article car je ne reviendrai pas sur grand-chose. À titre personnel, j'entrevois encore mal quels jeux sont plus ou moins adaptés à la performance ; il y a quelque chose de fin à comprendre sur la façon dont des contraintes peuvent être fertiles et stimulantes pour la performance, ou au contraire étouffantes, et je n'ai pas de vision claire sur le sujet. Mon intuition est que voir le jeu et ses mécaniques comme des systèmes de signification - bref des langages - entre les mains des joueuses, sous l'angle linguistique/sémiologique, serait fertile, mais je le développerai une autre fois.

1 Concevoir des parties

Je propose plutôt de tracer un chemin un peu différent, et commencer par ouvrir grand la porte ouverte :
  • il y a des gens qui voient les jeux comme des oeuvres en soi, et qui s'intéressent au game-design en tant qu'ensemble de théories permettant de construire de meilleurs jeux.
  • les performativistes considèrent que les oeuvres rôlistes sont les parties, et réfléchissent donc plutôt à construire de meilleures parties.
Et c'est sur la base de cette simple observation que j'aimerais commencer à parler de play-design, un nom pour regrouper tout ce que l'on peut produire comme théorie spécifiquement dans le but de constituer de meilleures parties. Je crois que Felondra est le premier à avoir utilisé ce terme, qui n'a pas encore de vie propre pour le moment. Voici des exemples de notions de play-design :
  • à peu près tout le blog Je ne suis pas MJ mais : conseils, idées, réflexions à hauteur de joueuse
  • tout ce qui est sécurité émotionnelle, vue comme ensemble de métatechniques qu'on peut ajouter à un jeu
  • la notion de geste rôliste [3] de Julien Pouard
  • les signes gestuels [4] de Felondra
  • les conseils d'écriture de sénario, d'interprétation de personnage... dans le jeu de rôle traditionnel
Ce que Julien appelle geste rôliste retient particulièrement mon attention, parce qu'il permet aussi de réfléchir à tout un tas de petites pratiques qu'on a et qu'on pourrait vouloir identifier, expliquer, diffuser. Il peut autant s'agir d'ajouts à des parties dont le cadre est déjà fixé, comme Jouer l'impact [5], ou d'idées - et c'est là que la notion sera la plus utile - permettant de construire des parties en modifiant d'emblée ce à quoi on va jouer (hacker à la volée Perdus sous la pluie pour jouer du Contrevent, par exemple, ou jouer un canevas de Dogs in the vineyard avec les règles de Happy Together). L'article d'Eugénie sur le game-design performativiste [2] commence par une longue liste de propositions qu'on peut vouloir faire pour transformer le jeu avant d'y jouer, et c'est le genre d'idées qu'on peut vouloir regrouper dans une théorie du play-design.

Remarques. Dissipons tout de suite quelques malentendus possibles.
  1. Le play-design est beaucoup plus large que le jeu en performance. Tous-tes les rôlistes ne sont pas performativistes, mais tous-tes jouent ! Ce qui relève du play-design concerne a priori toutes les personnes qui veulent réfléchir à la façon de faire des parties qui leur plaisent plus.
  2. J'exagère un peu en disant que le game-design vise la conception des jeux comme un produit en soi. Évidemment, les game-designers créent en vue de constituer certaines expériences, donc on pourrait dire que leur objectif final relève bien du play-design. Mais j'insiste sur le fait que les game-designers postulent (implicitement) l'existence d'un objet appelé jeu qu'on peut chercher à modifier et qui génère des expériences à la table, et que leur travail se centre sur cet objet jeu.
  3. En conséquence, game-design et play-design peuvent fortement s'intersecter. On peut quand même leur reconnaître des objets spécifiques : réfléchir à changer les règles du jeu qu'on est entrain de concevoir, c'est clairement du game-design ; réfléchir à des techniques de théâtre d'impro pour mieux mettre en valeur son personnage et ceux des autres dans une campagne en cours de Burning Wheel, c'est clairement du play-design. Mais adapter à la volée un théâtre d'Inflorenza pour jouer un certain truc, est-ce du game-design (nous changeons le fonctionnement du jeu) ou du play-design (nous constituons une partie un peu différente) ? Les deux, mon capitaine ; c'est une question de point de vue, et de transmission.
  4. Je mets en avant le play-design parce que j'ai le sentiment que c'est une approche intéressante et encore balbutiante, mais je ne prétends à aucun moment remplacer le game-design, même pas juste dans le paradigme JEP. Oui, on a besoin de jeux qui font ce qu'on veut qu'ils fassent, et oui, il va falloir que des game-designers s'y collent ! L'approche play-design est plutôt complémentaire à l'approche game-design.
Maintenant que c'est clair, voyons un peu ce qu'on peut en dire.

2 Structurer le play-design

Ce que je veux faire passer en priorité, c'est qu'on peut réfléchir à la conception de partie sans passer par le game-design, et que constituer une théorie sur la façon de jouer à des jeux qui existent déjà a une valeur en soi. Parce que nombreux sont les jeux de rôle qui, dans leur incomplétude fondamentale, nous donnent la possibilité de jouer quelque chose qui n'a jamais été joué, et savoir comment saisir ce vide et cet espace est un art en soi. Par exemple, hacker à la volée le jeu X pour faire du Y avec la contrainte Z est devenu une des formes les plus importantes de ma pratique actuelle ; elle n'a rien d'évident, elle ne vient pas de l'application des règles d'un certain jeu, et elle mérite selon moi d'être pensée, théorisée, réfléchie, élargie, diffusée dans une certaine mesure.
 
Tout ramener au game-design (tu as telle pratique ? c'est super ! écris un jeu pour la transmettre !) est un choix artistique cohérent que font certains, beaucoup de forgiens typiquement, mais ce n'est pas la seule forme de constitution et transmission de pratiques. Il y a parfois dans les cercles indépendants une sorte d'hégémonie du game-design, qui me paraît d'ailleurs en perte de vitesse actuellement. Mais encore une fois : je ne veux pas l'enterrer, au contraire ; je crois que faire émerger des théories de play-design pourrait être le moyen de mieux saisir quelle est la place du game-designer dans les pratiques rôlistes, et d'en saisir exactement la valeur. Cela nous évitera les impasses du genre : on a fait une super partie avec un jeu complètement cassé, alors à quoi bon le game-design ? Play- et game-design sont profondément complémentaires.

Tout ça est très bien, mais je n'ai toujours pas dit concrètement ce que je voulais, ce que je souhaitais de plus que ce qui existe déjà sous cette bannière artificielle qu'est le play-design.

Voici tout à la fois un diagnostic et un manifeste : tout le monde a des idées de game-design (dans tel jeu, il faudrait qu'on ait un bonus quand...) et de play-design (on devrait chercher à mettre en lumière les persos des autres, ce serait plus sympa...), mais les premières sont prises en charge par des théories complexes et étoffées, alors que les secondes relèvent la plupart du temps de réflexions dispersées, isolées, peu structurées. Quand on lit le blog de Frédéric Sintès en particulier, on trouve des concepts synthétiques comme l'économie ou le Vide fertile [6] qui donnent une cohérence globale à la plupart des autres notions. Il n'est pas raisonnable de réfléchir techniquement et isolément à un mécanisme, une règle, un point précis de game-design, etc. sans envisager au moins succinctement comment il s'insère dans une construction globale, dans un système ; et c'est exactement ce que pousse à faire Frédéric Sintès. On peut penser un jeu à la fois en termes de support de démarches créatives, de prémisses, d'espaces de créativité, de compensation... et c'est ce qui permet à Frédéric d'écrire au sujet de son jeu Démiurges un ensemble de billets [7] qui articule tout et montre la cohérence globale de sa conception forgienne du jeu de rôle.

Il me faut exactement ça, mais pour le play-design - et plus spécifiquement pour le play-design performativiste. Dans le podcast de la Cellule sur La clé des nuages [8], Romaric Briand dit de nos articles sur le jeu en performance qu'ils font système : il faut à présent prendre la mesure de cette formule. Les idées d'Eugénie, de Julien, de Felondra, etc. m'apparaissent unies par une cohérence au moins partielle, dont nous avons conscience mais qui reste implicite.

3 Théorie sémiologique du jeu de rôle et play-design

J'ai déjà évoqué l'an dernier l'idée de constituer une nouvelle théorie intégrale du jeu de rôle [9], qui pourrait partager avec la forge certains constats descriptifs mais qui se centrerait sur le sens que revêtent les parties pour les joueuses, les signes déployés pendant le jeu, le Style des participantes, bref les parties et tout ce qui s'y passe. Elle intègrerait le JEP comme un ensemble de pratiques parmi d'autres, sans s'y réduire. C'est également plus général que le seul play-design, mais cela formerait un cadre descriptif et explicatif où le play-design prendrait sens et source, tout comme les jeux forgiens tirent du modèle GNS des idées cohérentes sur la façon de constituer des jeux qui soutiennent clairement une démarche créative identifiée. Voilà la voie longue pour structurer le play-design : avoir une théorie qui parle de play tout entier, avec un autre point de vue que celui de la Forge.

J'ai encore une série d'articles à paraître pour faire avancer tout un tas de questions qui me motivent, sur la construction des histoires rôlistes, sur le symbolisme et la poésie. Je cherche encore les idées et le moyen de faire de la critique de partie, un projet qui m'apparaît aussi naturel que bizarroïde et que je n'arrive pas à commencer. Je réfléchis aussi à écrire du play-design concret, à ne pas attendre la grande cathédrale théorique pour parler de comment nous pourrions construire des parties ; développer et théoriser ce fameux jouer à X pour faire du Y avec la contrainte Z, typiquement. Mais à travers ces sujets, je veux mettre à jour les bases cohérentes de quelque chose de plus grand. La prochaine grande étape, ce sera de parler de méthodologie. La Forge a posé le compte-rendu de partie comme un observable, une donnée nécessaire à la discussion ; en 2019, grâce aux enregistrements de partie de plus en plus nombreux, nous pouvons être plus exigeant-es vis-à-vis des données, pour espérer constituer un discours à la fois solide et précisément critiquable. L'enjeu méthodologique, ce sera de pouvoir articuler des constats rigoureux et des ambitions artistiques tranchées.

Voilà le programme à court, moyen et long terme ; y'a plus qu'à. Comme l'an dernier ? Oui, mais l'an dernier, j'avais en poche les bases du jeu en performance, quelques pistes sur ce qu'il faudrait faire, et c'est à peu près tout. Maintenant, j'ai un sac plein d'outils et la tête pleine de questions précises et d'intuitions à pousser au bout. Aller, c'est officiel, c'est dit, c'est posé, si ce n'était pas déjà évident : dans ce petit recoin obscur des internets rôlistes qu'est Ristretto Revenants, il y a une grosse théorie qui cherche à se constituer, qui pourrait demander encore quelques années. Pas toute seule, puisque je m'appuie déjà lourdement sur les réflexions ou les articles de membres des Courants alternatifs : Eugénie, Thomas Munier, Felondra, Valentin T, Julien Pouard... mais aussi, comme tout travail réflexif, sur ce qui a été fait avant, à la Forge typiquement : Ron Edwards, Frédéric Sintès, Fabien Hildwein, Romaric Briand, entre autres. Le résultat à constituer, ce serait cette fameuse théorie de la joueuse ou, pour refléter l'axe plus spécifique que j'essaye de suivre, une théorie sémiologique du jeu de rôle.

Peut-être qu'un jour ça sortira, peut-être que non, peut-être que ça n'intéressera personne d'autre que moi, tant pis : pas de promesses.

Mais beaucoup d'espoir.

Références

[1] Jouer en performance (ici & sur Je ne suis pas MJ mais)
[2] Le game-design dans le jeu en performance (Je ne suis pas MJ mais)
[3] Le geste rôliste (Les Voix d'Altaride)
[4] Les signes gestuels (Une pincée de Fel')
[5] Jouer l'impact (Je ne suis pas MJ mais)
[6] Vide fertile : la spirale invisible (Limbic Systems)
[7] Portrait théorique de Démiurges (Limbic Systems)
[8] Playtest N°22 : La clé des nuages ou l'envol des oiseaux de pierre (La Cellule)
[9] Geste et compensation, deux paradigmes face à face (ici)