L'objet et le bleed

Dans cet article j'appelle Texte d'une oeuvre l'ensemble des signes dont elle est constituée. Pour un roman, le Texte est juste le texte, ou encore le récit. Au cinéma, ce serait le déroulé des images avec le son, bref le film comme objet. Dans une partie de jeu de rôle, le terme désigne à la fois ce que disent les joueuses, leurs gestes pertinents, les feuilles de personnage, etc. Tout. Il y aura une définition plus détaillée bientôt.

Je ne suis pas philosophe mais... j'ai maintenant une théorie de l'objet qui me paraît puissante pour poser quelque part une pierre stable et regarder ce qu'on peut atteindre à partir de là. Dans cet article, je m'inspire de quelques idées de base de phénoménologie - je ne pourrais pas aller très loin, je n'ai vraiment pas les lectures qu'il faudrait pour le moment - pour réfléchir à la façon dont les fictions constituent des objets, au moins au titre d'illusions. Bien sûr, j'ai surtout en tête le JDR et le GN comme champs d'applications, et il faudra comprendre l'interaction (intercréation ?) envers les objets spécifique à ces médias.

1 Introduction : phénoménologie de la perception

Voici un objet de la vie courante, où on entend pour le moment objet au sens habituel de chose matérielle qu'on peut posséder.
Vous pouvez sans doute vous imaginer prendre cette tasse dans la main, la soupeser, la tourner, regarder au fond, etc. Pourtant, ce que je vous ai présenté n'est pas un objet en 3D, en céramique avec un certain poids et une certain granularité, mais seulement une image en 2D sur l'écran.

Vous avez reconnu une tasse, parce que vous avez une notion de ce qu'est une tasse en tant qu'objet. Vous vous l'êtes sans doute constituée il y a longtemps quand vous avez découvert une tasse pour la première fois de votre vie, et que vous l'avez tenue, que vous avez joué avec, que vous l'avez faite tourner entre vos doigts jusqu'à avoir le sentiment de connaître sa forme, son poids, etc. Ce que votre cerveau a fait alors, c'est agréger et "aligner" en quelques sortes un ensemble disparate de perceptions : visuelles avant tout, mais aussi tactiles et plus généralement corporelles, auditives quand la tasse est tombée, etc.

Une propriété intéressante de ce processus cognitif, outre le fait qu'il soit complètement sous-marin et intuitif alors qu'il est très complexe, c'est qu'il consiste à fabriquer mentalement un objet synchronique (à comprendre ici comme : existant hors du temps, formant un tout cohérent en 3D avec une matière, un intérieur, etc.) à partir d'impressions reçues chronologiquement (tout ce que nous voyons n'est jamais qu'un flux constant et continue d'images en 2D, nos impressions rétiniennes, dans lequel rien n'est isolé et bien découpé sagement : la tasse bouge entre nos mains, mais nos mains aussi, le monde autour aussi...). Les sémioticiens pourraient reconnaître ici un propre du langage, ce qui me pousse à dire que la perception n'est jamais un phénomène brut mais toujours une lecture du monde : le langage rend des idées synchroniques à travers la succession. Dans la phrase "le petit chat est mort", "petit" vient avant "chat" qui vient avant "mort", mais dans l'événement dont elle rend compte - la mort du petit chat, donc - "petit" n'est pas quelque chose qui se déroule chronologiquement avant "chat" ; ces deux mots ensemble forment un même objet synchronique, le petit chat. Le fait qu'ils se succèdent est un impératif que la langue nous impose, mais cette succession ne représente pas de chronologie.

Les objets que nous nous constituons ainsi ont aussi la propriété d'exister dans notre cerveau indépendamment du monde. Si je casse la tasse, je peux encore me la représenter intacte, je peux me faire une image mentale de ce qu'elle était avant, je peux continuer à y penser comme à la tasse intacte. Mon cerveau peut imposer aux objets qu'il détient des rapports contrefactuels, c'est-à-dire qui ne sont pas la représentation de faits vrais dans le monde.

C'est ça, l'Objet : cette chose que je conceptualise, que je tiens pour hors du temps et hors du monde, quand bien même je suis souvent enclin à la confondre avec ce qu'il y a dans le monde et que je reconnais comme étant l'objet. Tant que la tasse n'est pas cassée, je ne distingue pas la tasse-objet et la "vraie" tasse. Un objet peut être une tasse ou un bureau, mais aussi une personne, un lieu... et peut-être même un événement, quelque chose qui a eu lieu ; n'importe quoi dont je crois qu'il existe à partir d'un vaste ensemble de perceptions ou de connaissances qui me permettent de l'imaginer comme un tout cohérent. Pour reprendre le parallèle avec la langue, une caractéristique de l'objet en tant que trace mentale c'est qu'il me permet de faire des reformulations, dans un sens très large. Reformuler, c'est présenter autrement un même contenu. Je peux si je le veux m'imaginer à quoi ressemblerait ma tasse posée à l'envers et regardée depuis le haut, quand bien même je ne l'ai jamais vue sous cet angle : l'objet n'est pas qu'une collection organisée de perceptions, c'est une chose inférée à partir de ces perceptions et qui permet de construire de nouveaux énoncés. Si je dis "le chaton que nous avions recueilli s'est fait écraser", ce pourrait être une reformulation de "le petit chat est mort" à condition que nous ayons suffisamment d'informations sur le petit chat pour savoir 1. qu'il est assez jeune pour être qualifiable de chaton, 2. qu'il est mort écrasé. Si cet événement s'est constitué pour nous comme un objet, alors nous sommes capables de faire ces (re)formulations.

Dernière chose. Cette photo de tasse que j'ai utilisée pourrait n'être qu'un dessin très bien réalisé, et ne pas être en fait la photo d'une chose réelle. Auquel cas, la tasse-objet n'existerait pas dans le monde autrepart que dans notre cerveau. De même, aucun petit chat n'a réellement été blessé dans la rédaction de cet article. Ces objets que nous avons commencé à nous constituer sont des contrefactuels purs.

Et du contrefactuel au fictionnel, il n'y a qu'un pas.

2 Objets fictionnels

Le mois dernier, j'ai vu les trois saisons de la série animée Shingeki no kyojin (L'Attaque des Titans) pour me préparer à un GN qui devait se passer dans cet univers et en reprendre les thématiques générales et certains développements. Dans Shingeki no kyojin, tout ce qui reste de l'humanité est enfermé sur quelques centaines de kilomètres carrés, contenu par trois gigantesques murs ; au-delà, c'est le territoire mortel des Titans.

Il y a beaucoup de prises de vue et d'informations sur les murs. On les voit de haut, de loin, de près, on connaît leur couleur sous plusieurs lumières différentes, etc. Certaines de ces informations sont même l'occasion de pages spéciales du manga ou de schémas arrêtés dans l'anime, se soustrayant à la fiction le temps de nous expliquer en détail comment ils sont. Et, en tant que spectateur.ice, on en sort avec une image claire et précise de ce que sont les murs.


Je me suis constitué les murs comme des objets fictionnels ; au contact de Shingeki no kyojin j'ai été pris dans un processus d'objectivation. Je sais que les murs n'existent pas réellement, mais je peux les manipuler mentalement, je peux faire exactement comme s'ils existaient parce que j'ai suffisamment de perceptions agglomérées à leur sujet, et que ces perceptions sont cohérentes. Par exemple, je peux m'imaginer faire le tour des murs en les longeant par le haut comme si je volais, sans que l'anime ou le manga aient eu à me montrer ces plans précis. Un travail de phénoménologie consisterait à comprendre quelle quantité de contenus et quel type de contenus j'ai besoin de visionner pour pouvoir me constituer un objet visuel ; je n'ai pas besoin de tous les angles de vue, seulement de quelques angles les plus informatifs possibles. Je crois que c'est le sujet de recherche de Jean Petitot, le conférencier avec lequel j'ai découvert la phénoménologie, et qui étude cette question au croisement entre géométrie et neurosciences. Mais laissons ça de côté.

Remarquez que ça ne marche pas du tout avec les formes d'art qui se centrent sur le formel plutôt que sur le contenu, comme la poésie symboliste qui n'esquisse jamais assez pour que le moindre objet soit fidèlement constituable. Dans ces vers de Mallarmé :

Solitude, récif, étoile
À n'importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile

Il n'y a presque rien qui saute aux yeux comme pouvant constituer un objet. Y a-t-il effectivement un récif, et une étoile, et une toile ? Comment sont-elles ? Qui se fait du souci ? Comment ce souci peut-il être blanc ? et ainsi de suite. On peut bien trouver des poèmes moins obscurs qui décrivent explicitement certaines choses, mais je crois que le coeur de la poésie réside précisément dans l'impossibilité de sa reformulation - puisque tout est dans la forme - et, par là même, dans son inobjectivabilité. Cela rejoint aussi mes réflexions sur le jeu poétique [1] autour de jeux comme Dragonfly Motel qui ne peuvent toucher à la poésie qu'au prix de l'inintelligibilité de la fiction, et à l'idée qu'une pratique du JDR dans laquelle on commence par créer un personnage en lui donnant des propriétés objectives écrites sur une fiche est en soi antipoétique. Dans le sens particulier que je donne à poétique, le jeu de rôle traditionnel est par défaut antipoétique.

Remarque. Bien sûr, il faudrait discuter du fait que deux personnes différentes n'objectivent pas de la même façon et qu'on peut produire au sujet d'un objet fictionnel - et même réel - des énoncés différents et contradictoires. C'est ce dont parle une partie de la théorie du maelström [2], sur la façon dont ce que nous objectivons à partir du récit peut différer largement d'une personne à l'autre. Je vais laisser ça de côté pour le moment, en me contentant de remarquer qu'on arrive tout de même assez bien à produire à plusieurs des énoncés cohérents au sujet des objets rôlistes : si je dis mon paladin est sympa sans trop de mauvaise foi, cette affirmation est susceptible d'obtenir un consensus. Gardons juste en tête que l'objet a quelque chose d'illusoire : nous y pensons comme à une chose cohérente et qui existe de façon étrangère à nous, alors que nous l'avons constitué en nous-mêmes et pour nous-mêmes selon un processus intrinsèquement culturel et personnel. Surtout : elle ne possède pas d'autres énoncés "naturels" que ceux qui se sont présentés à nous : la tasse réelle et les murs de Shingeki no kyojin sont tout autant des objets pour moi, mais si je veux obtenir un point de vue nouveau sur la tasse, je peux toujours la chercher et la mettre dans la position qui me plaît ; alors que pour les murs, il n'y a pas une infinité secrète d'épisodes qui répondraient à mon envie d'un point de vue autre sur les murs.

Avançons un peu ; nous pouvons faire la même chose pour des personnages, et des contenus de plus en plus complexes. Dans Star Wars, j'objective Luke Skywalker (en distinguant éventuellement plusieurs moments, vu que le personnage évolue) et je peux faire des prédictions sur son comportement face à telle ou telle situation. Il ne trahirait jamais ses amis ; il pourrait céder à la colère contre son père ; il luttera toujours avec courage ; etc. Je peux aussi lui attribuer un ensemble de propriétés émotionnelles, comme le fait d'être triste, plein d'espérance ou grave et serein dans telle ou telle situation. Pour cela, je m'appuie sur beaucoup d'autres objets ; par exemple, je l'assimile à un être humain, et je sais déjà que les êtres humains peuvent ressentir ces choses. La constitution de Luke en tant qu'objet de mon cerveau ne s'est pas faite au milieu du vide, et j'avais en quelque sorte un ensemble de prototypes et d'idées déjà préconçues à recâbler ensemble pour servir de base à l'objectivation de Luke.

Remarque. Ces propriétés émotionnelles de l'objet-Luke ont cela d'un peu différent des propriétés perceptives dont on parlait plus haut (le fait que les murs soient grands et durs, etc) qu'elles font référence à des états mentaux que notre cerveau peut avoir. Je peux me représenter une tasse lisse et dure mais mon cerveau ne me fait pas sentir le lisse et le dur sous les doigts, même si je peux convoquer ces sensations dans une certaine mesure... par contre, il peut très bien se représenter pour lui-même des émotions, dans son propre petit théâtre, étant justement le siège d'une chimie compliquée. Je ne sais pas encore quoi faire de ce constat pour le moment, et je ne suis pas partisan d'une thèse simpliste qui serait l'adéquation directe entre émotions de l'objet-personnage et mes propres émotions, mais j'ai l'intuition que ça pourrait être important.

Dans la culture populaire occidentale actuelle, je crois que la cohérence de l'univers, des personnages, etc. a une grande importance pour beaucoup de gens. Il y a beaucoup de façons (pas forcément incompatibles d'ailleurs) de l'expliquer, et aujourd'hui j'en rends compte en disant que le mode le plus naturel pour nous de consommer de la fiction actuellement consiste à constituer des objets fictionnels puis à les faire interagir. Cette théorie ne parle pas bien de beaucoup d'oeuvres qui me tiennent très à coeur ; je pense tout à la fois à la poésie, au postmodernisme, au JEP [3] et à toutes les façons de faire de l'art qui rendent claire leur propre artificialité et se présentent uniquement sous le jour de leurs effets, sans objets intermédiaires. L'art performatif, dans un sens extrêmement large de performatif. Mais, comme toutes les théories de l'art, celle de l'objet peut aussi être lue à l'envers comme un manuel et une esthétique à part entière. Il n'y a donc pas vraiment de sens à leur reprocher de ne pas tout décrire ; aujourd'hui, je veux plonger plus en détails dans un cas particulier que j'ai à coeur et qui me semble très compatible avec une théorie de l'objet.

3 Connexion émotionnelle et bleed

C'est celui des GNistes qui sont à la recherche d'expériences émotionnelles fortes et qui soutiennent une théorie du bleed [4], donc d'une forme de porosité entre émotions de la joueuse & du personnage pendant et après le jeu. Je pense surtout aux jeux romanesques, avec des contextes fixés et des personnages décrits dans des fiches à rallonge, faites pour qu'on puisse y croire le plus précisément possible. (Je pense, en fait, assez spécifiquement à une certaine mouvance au sein de mon propre club de GN ; si le point de vue que j'exprime ici est un peu trop grand ou à côté de la plaque, je restreindrai mon propos).

Même si elle est fonctionnelle, cette représentation m'a toujours semblé un peu étrange : le personnage n'est pas un être réel, il n'y a nulle part une personne fictive qui souffre ou qui jouit ; les seules émotions qui ont été ressenties l'ont été en moi, et leur cause n'est pas autre part que dans le Texte qui les ont causées. Comment pourrait-il exister une porosité entre moi et quelque chose qui n'existe pas ? Attribuer toutes les propriétés ressenties au pur Texte et pas aux objets vers lesquels il fait mine de pointer, c'est par exemple chercher le Jeu en performance. Mais rien n'empêche de souscrire aux théories du bleed au moins en tant que projet, celui de la recherche d'une connexion absolue et d'un vécu le plus fort possible ; bref, à défaut de me convaincre en tant que théorie de l'immersion, le bleed reste une esthétique et une théorie de l'art pertinente pour écrire et vivre certains GN. Et il s'entend bien avec l'objet.

Dans une théorie de l'objet, il faudrait entre autres voir le personnage que j'incarne et ceux des autres comme des objets, effectivement susceptibles de propriétés objectivables comme "être triste". Leur caractère illusoire n'a aucune importance ; d'ailleurs, à défaut d'exister dans le monde, ils ont quand même un certain mode d'être puisqu'ils sont des choses tissées par notre cerveau, encore qu'avec moins de cohérence et d'univocité que nous nous les représentons à mon avis. Le personnage est un acte de foi. Ce n'est d'ailleurs pas très différent de la façon dont nous nous représentons le cercle magique comme un espace-temps éphémère et autre, soustrait au réel, quand bien même il se déroule véritablement pour nous et ne peut s'inscrire autre part que dans le monde.

Quoi qu'il en soit, on pourrait décrire les conditions d'un bleed puissant et touchant par les conditions suivantes :
1a. mon personnage-objet ressent fortement l'émotion X
2a. la connexion entre mon personnage et moi est bonne

auxquelles on rajouterait sans doute :
3. je reste dans le cercle magique et je n'ai pas de malaise à ce sujet

...au sens où l'on sait que ce qui brise le contrat de jeu peut être très mal vécu. C'est le registre de la sécurité émotionnelle, mais je ne vais pas entrer là-dedans.

Ce schéma ne marche pas que pour le bleed, bien entendu, et on pourrait résumer beaucoup de théories de l'immersion ou du fun d'une façon assez proche et plus générale :
1b. le jeu est doté d'une propriété X
2b. la connexion entre le jeu et moi est bonne
3. le jeu reste un jeu

Choisir ce qu'est une "bonne connexion" pour la condition 2b c'est en soit choisir une théorie esthétique et se tenir aux nécessités qu'elle impose. Par exemple, Démiurges de Frédéric Sintès est un bon jeu de rôle moral parce que 1b les personnages sont soumis à des dilemmes moraux déchirants et 2b ces dilemmes sont en quelque sorte "traduits" via les règles en des situations de même forme (bien que de nature différente) vécues par les joueuses. Le problème 2b est en quelque sorte résolu par la notion sintésienne de synesthésie [5] (et plus généralement la pensée forgienne associée) qui impose de chercher une correspondance structurelle entre les enjeux des personnages et les enjeux des joueuses.

Je peux donner sur un exemple simple pour qu'on soit bien sûrs de se suivre. Dans un GN appelé Sasageyo!, un jeu pour 12 personnes où l'on joue des soldats de Shingeki no kyojin face à l'amour et à la mort, j'ai incarné une jeune soldate très attachée à ses amis et confrontée à la peur de les perdre, et j'ai ressenti plus fort que jamais les séparations, les retrouvailles, les deuils et les amours qu'elle a vécu. On peut le décomposer schématiquement :
1a. prise au milieu d'un ensemble de fortes relations d'amour et d'amitié, elle ressent très fort tout un cocktail d'émotions (déchirement, fierté, amour...). Son background de 40 pages la constitue comme objet fortement crédible et cohérent, de même que pour les autres personnages.
2a. à cause de la corporalité, du choix des scènes jouées, des costumes, des correspondances d'enjeux entre elle et moi, de ce que je reconnais de moi en elle... la connexion est très bonne, et je ressens des choses très fortes que je vis comme les émotions de mon personnage transférées à moi.

On pourrait pousser ça beaucoup plus en détails pour voir tous les sous-points de 1a et 2a et évaluer la profondeur (en termes de complexité) de l'objet & la qualité de la connexion. Par exemple, la joueuse qui incarnait mon amant était moins à l'aise que moi avec le contact physique ; et son personnage et le mien étaient dans une configuration similaire : lui, peinant à montrer ses sentiments, solitaire par nature ; moi, capable de tact et de beaucoup d'attention, cherchant à se rapprocher de lui tout en respectant ses limites. Cette correspondance exacte entre le plan fictionnel et le réel a soutenu entre nous une relation sublime entre sentiments exacerbés et retenue gênée, qui nous permettait de réaliser 2a avec beaucoup de richesse tout en maintenant 3.

Remarque. Cet article se centre sur les objets pris dans leur synchronie, leur atemporalité. Pour comprendre à la fois les processus de leur constitution et la manière dont ces connexions sont faites, il est nécessaire de greffer à côté une théorie des actes et de la performance, que je ne vais pas faire ici. Cet exemple montrait comment le corps pris dans la performance est un pont qui permet de satisfaire 2a. Un performativiste radical chercherait à ce que ces actes seuls soutiennent et construisent tout le ressenti de la joueuse ; une bleedeuse chercherait à ce que les ressentis soient en quelque sorte préconstruits comme propriétés d'objets puis transférés en même temps qu'ils sont réalisés.

4 L'objet et le bleed

L'articulation entre le bleed et l'objet est en gros la suivante : le bleed pris comme projet esthétique est une théorie de la connexion, qui explique et motive donc 2a ; la théorie de l'objet, elle, sert à construire 1a. Il n'y a pas de connexion forte avec quelque chose qui n'existe pas fortement, au moins pour nous ; pour l'illustrer, quitte à sortir un instant des jeux de rôle, j'aime bien l'histoire suivante :

il était une fois un orphelin. tous les gens qu'il aime meurent, et il se sent très mal.

qui n'a rien de particulièrement touchante alors qu'on pourrait considérer raisonnablement que ce dont elle parle est très triste. Mais ses objets - l'orphelins, ses proches, sa situation - sont extrêmement faibles, inconnus, indéfinis ; ils n'existent pas comme tels pour nous, et le drame qui les relie n'a aucune importance.

A l'inverse, donner beaucoup de détails sur l'orphelin et ses amis, leur vie commune et leurs espoirs, c'est les constituer petit à petit comme des objets-gens. Si l'on a accepté plus haut que la tasse intacte existait encore dans notre esprit même si la vraie tasse est cassée ou n'existe plus, alors on pourrait aller jusqu'à accepter que le mode d'être des personnages pour nous n'est pas si différent de celui de personnes bien réelles ; et que ce qui les différencie, ce n'est pas tant la représentation mentale qu'on s'en fait (ce sont des objets ; les "réels" ayant généralement plus de détails et de propriétés) que la condition 3 qui nous garantit la possibilité de penser à eux de façon inconséquente (si je tue un personnage fictionnel, je ne risque aucun jugement pour meurtre).

Détailler l'objet-personnage pour mieux s'y connecter impose aussi une certaine rigueur logique. Luke Skywalker ne peut pas changer brusquement de caractère et assassiner froidement Han Solo. De même que différents points de vue me permettent de former la tasse comme un objet cohérent, j'ai besoin que les différents énoncés produits au sujet de Luke Skywalker soient reliés par une certaine cohérence. Cette condition est subtile, et touche à la logique fictionnelle ; je la laisse en suspens pour le moment, et je me contenterai pour le moment de remarquer que le besoin de cohérence est souvent haut chez les amateur.ice.s de GN romanesques, qui ont besoin de ne pas être confronté.e.s à la nature fictionnelle et arbitraire des personnages et des situations jouées.

Pour revenir au bleed, j'aimerais pouvoir m'appuyer sur la psychologie pour bien comprendre ce qui me relie à mes personnages de GN les plus marquants. Je trouve généralement chez eux ou bien des traits de personnalité que j'ai (pour le meilleur et pour le pire), et donc les jouer est une exploration de moi ; ou bien des traits de personnalité que je n'exprime jamais, et donc les jouer est encore une exploration de moi - plus précisément, des autres moi que je ne suis pas, ou plutôt que je fais semblant de ne pas être. Cette alternative vient du constat simple qu'il n'est pas possible de jouer autre chose que soi-même, mais que l'on peut choisir quelle corde faire vibrer ; jouer, jouer de soi comme d'un instrument de musique dont on chercherait les accords encore inédits. Mais ce point de vue est angoissant, à plusieurs niveaux : je peux vouloir jouer pour m'échapper, et surtout pas pour me jouer moi-même ; je peux vouloir jouer un méchant, et surtout ne pas me reconnaître en lui. L'objet et le bleed sont des réponses à ces angoisses, qui rendent le jeu possible : ce connard que j'incarne, ce n'est pas moi puisqu'il est un objet, c'est-à-dire une chose que je tiens pour existant en soi, objectivement, hors de moi, quand bien même elle ne se constitue pas autre part que dans mon cerveau et elle n'agit pas autrement que par moi. C'est dans ces forges-là que naissent les fiches de personnage de 40 pages : pour constituer des objets fortement crédibles, suffisamment larges pour me recouvrir tout à fait.

De ces réflexions, je tire deux visions du bleed, assez proches et toutes les deux assez radicales. Il y a le projet des absolutistes de l'objet : croire aussi fort que possible au personnage et se dédouaner de ce qu'il dit de moi, maintenir l'objet-personnage comme une illusion nécessaire ; lui penser une vie, une personnalité, formuler autant que possible à son sujet de sorte qu'il devienne possible et facile de reformuler, de le faire exister. Avec pour but de vivre des choses aussi fortes et touchantes que possibles, que l'on ressentira alors comme des expériences de l'altérité. Et il y a sa version non-illusionniste, qui consiste à adhérer à ce projet et croire au personnage au moins le temps du jeu, tout en reconnaissant que ce qui me touche à travers lui, c'est moi-même. Presque pareil, mais à la fin, c'est bien une exploration de moi que j'en retire.

Ma propre position sort de ces deux théories, puisqu'en bon performativiste j'aime les jeux qui rient des objets et s'assument comme des tissus de purs signes, de pure performance. Mon attrait pour la poésie rôliste est en même temps une attirance pour un postmodernisme qui reste encore à constituer, et je crois utile de penser les actes et les émotions jouées sans bleed ; je renvoie aux réflexions de Farane Chaotique sur l'alibi [6]. Mais en GN, jouer aux côtés de bleedeur.euse.s m'a poussé à enfiler une autre peau - par nécessité, pour pouvoir profiter des jeux, mais aussi par plaisir. C'est en quelque sorte le pendant esthétique de ce que j'avais appelé, pour les réflexions théoriques, une posture paradigmatique [7].

Voilà ; on a une théorie du bleed & de l'objet. Je réutiliserai sans doute l'objet en dehors du contexte du GN ; il y aurait sans doute énormément à dire sur les objets en JDR, par exemple sur la fonction des livres de base de JDR comme constructeurs d'objets références, cartographiés, mesurés par des statistiques, etc.

La prochaine étape consistera à parler un peu de logique fictionnelle et de narrativité : la logique comme un tissu de nécessités qui relie les objets et la façon dont ils interagissent, et la narrativité en ce qu'à la fois elle repose profondément sur la logique et les objets et me semble s'extraire de ces nécessités imposées. Je veux parler de la façon dont parfois les choses les plus fortes que nous impriment les fictions viennent de tout autre chose que du bleed, de rapports magiques et analogiques entre les choses plus que de raison et de cohérence. Si je parviens effectivement à écrire cet article, j'essayerai d'expliquer ce qui me semble être une limite intérieure à la théorie du bleed, qui me fait douter de sa capacité à être vraiment esthétiquement autonome. Car je la crois soutenue par une dichotomie implicite entre forme et fond à laquelle j'ai beaucoup de reproches à faire.

Mais c'est une autre histoire.

Références

[1] Jouer poétique (ici)
[2] Le Maelström (par Romaric Briand)
[3] Jouer en performance (par Eugénie et moi sur Je ne suis pas MJ mais)
[4] Pervasivité, effet bleed et cercle magique (par Bross sur Electro-GN)
[5] La synesthésie (par Frédéric Sintès sur Limbic Systems)
[6] Utopie et alibis (par Farane Chaotique sur les Courants alternatifs)
[7] Geste et compensation : deux paradigmes face à face (ici)