Jouer poétique (1) : concision, ambiguïté, carences, debriefs

Ce texte est un fragment : un article éclaté, furtif et allusif. A prendre ou à laisser !

J'aimerais jouer de la poésie. Je crois que je l'ai déjà fait, quelques fois, et que des jeux et dispositifs spécifiques sont nécessaires pour le permettre plus systématiquement.

Pas jouer des choses poétiques, où le terme est pris au sens des thèmes et des sujets poétiques, au sens de l'effet poétique, comme Prosopopée ; mais jouer d'une façon qui soit au jeu de rôle ce que la poésie est à la littérature. Pour reprendre la formule de Genette, la poésie est un état du langage : quel état de la parole, du jeu, ou plutôt de la conversation, peut-on construire qui soit poésie ? Nous avons déjà du style et des figures, que nous manque-t-il ?

J'ai quelques pistes. Elles se basent forcément sur des idées de ce qu'est la poésie, qui ne peuvent pas englober tout ce qu'on entend par ce terme, étant donné sa largeur ! Il ne faut donc pas prendre les phrases suivantes comme des affirmations catégoriques sur ce qu'est ou n'est pas la poésie.

1 Concision

Une, très simple : les poèmes sont typiquement concis, denses de sens, en comparaison des romans qui partagent avec eux les effets de style mais dilués dans de plus larges replis de texte. (Cette caractéristique exclut les formes de poésie narratives longues, comme les épopées antiques ou les tragédies versifiées classiques. Tant pis, elles ne m'intéressent pas.)

Il faudrait viser des parties courtes et intenses, que l'on joue à cent pour cent, dans de bonnes dispositions. C'est l'esprit dans lequel j'aborde les jeux en performance, tout particulièrement La clé des nuages qui est d'ailleurs un jeu que je revendiquerai peut-être poétique.

2 Contre l'univoque

Deux, capitale à mes yeux : suivant la thèse de Jean Cohen dans Structure du langage poétique, la poésie française - du moins en tant qu'écart pertinent à la langue usuelle, c'est-à-dire en tant que pur fait de style, ce qui est contestable - va typiquement à l'encontre des stratégies linguistiques de communication. Il faut comprendre par là qu'en parlant nous transmettons énormément d'information redondante afin d'être univoques sur ce que nous voulons dire : les accords inutiles en genre et nombre des adjectifs, les pauses et intonations (à l'oral) ou la ponctuation (à l'écrit) non nécessaires à la compréhension (la construction grammaticale de la plupart des phrases suffit à en comprendre la signification), etc. La poésie casse l'univocité, construit des liens sémantiques agrammaticaux (la rime est un bon exemple d'une construction de sens qui échappe tout à fait à la grammaire), propose des associations métaphoriques impossibles dans le langage quotidien. Cette recherche de l'ambiguïté ne vise pas le flou chaotique mais la précision dans l'errement : "Rien de plus cher que la chanson grise / Où l'indécis au précis se joint" de Verlaine dans son Art poétique.

En jeu de rôle, nous mettons beaucoup d'effort à bien nous comprendre univoquement. Dans la forme classique, il faut être au clair sur ce que la MJ a posé et ce que les PJ font. Tout cela : à l'égout ! Redirigeons notre énergie autre part : sur les figures, sur les plaisirs des interprétations ambiguës, sur les images. Cherchons quels sont les moyens pertinents pour saper les significations littérales tout en offrant la possibilité d'un sens autre.

3 Problèmes d'embrayage

Trois, qui précise ce qui précède : Cohen toujours distingue une figure de rhétorique centrale de la poésie française, qui n'a pas de nom, et qu'il désigne sous le terme de carence. Elle vient de ces mots que la linguistique nomme des embrayeurs (ou shifters en anglais), qui désignent quelque chose qui n'a de sens que dans un contexte connu : les pronoms personnels (qui sont "je", "tu", "elle" ?), les adverbes de lieu (où est "ici", "là-bas" ?) ou de temps (quand était "hier" ?), etc. Au milieu d'un roman pas trop expérimental, ils désignent clairement certains personnages, certains lieux, certains moments. Mais au milieu d'un court poème, au milieu de rien ? Les embrayeurs relient le poème à un extérieur ellipsé, ambigu, et donc universel. La carence, c'est le relatif devenu absolu : je est quiconque s'y retrouve, hier peut être toute sorte de passé, ici est partout et nulle part à la fois.

Le jeu de rôle a horreur des embrayeurs carencés. Les je d'un début de partie ont dès le début un sens, parce qu'ils sont exprimés d'un extérieur bien délimité, celui de la feuille d'un personnage créé au préalable - même si on sait assez que ce je évolue beaucoup, surtout lorsqu'on est encore entrain de se faire à la peau de notre personnage. Notre média est d'ailleurs un des rares à se crisper autant sur le cadre de la diégèse avant même que ne commence le récit. Se libérer du besoin instinctif de désambiguïser les embrayeurs, voilà une base sur laquelle construire un jeu poétique ! Cette idée me sert à comprendre pourquoi, intuitivement, je crois que les jeux estampillés mindfuck sont les plus adaptés à l'heure actuelle à la poésie, puisqu'ils soutiennent d'eux-même l'ambiguïté, la carence, l'indétermination génératrice de tension poétique.

Je vois un jeu déjà sorti qui permet effectivement d'appliquer ces trois idées, peut-être le seul que je puisse sans hésitation qualifier de poétique : Dragonfly Motel.

Je réfléchis à une technique pour se forcer à maintenir l'ambiguïté des embrayeurs, qui pourrait être la base d'un jeu. Car à force de parler d'un même sujet, on s'en fait forcément une idée de plus en plus précise, et on abandonne la flexibilité avec laquelle on l'introduisait aux premiers mots. Je crois que le jouer-poétique devrait s'inspirer au moins autant de l'acte d'écrire de la poésie, que de celui de la lire et d'en débusquer de multiples interprétations.

Il est trop facile de se fixer une idée (univoque) puis de l'exprimer, et trop difficile (je crois) de dire poétiquement sans construire un fond de pensée. Entre ces deux extrêmes, ne pourrait-on pas parler en imaginant le sens secret des embrayeurs, puis se forcer à changer ce sens ? Il y a quelque chose de cet ordre-là dans Double contemplation, un picojeu que je mettrai au propre un de ces jours, où l'on explore des images que l'on brouille l'une avec l'autre sans jamais dire de quoi on parle.

4 Le temps des exégèses

Quatre. A la façon de La clé des nuages, le debrief après une partie poétique devrait être un moment fort et privilégié dans lequel se construisent encore les interprétations de la partie tout juste jouée. Il faut lui apporter une importance énorme ; je trouverais acceptable d'un jeu poétique qu'il ne soit que le prétexte d'un debrief.

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