Cet article se réfère au Modèle analytique de la narration naturelle.
Si vous avez envie de tout comprendre et que vous avez du temps devant
vous, je recommande de commencer par les bases.
L’article du jour propose d’avancer sur les problèmes de cohérence que j’avais soulevés précédemment, et de s’en servir pour aborder des tensions très classique du jeu de rôle. Je vais chercher à poser quelques termes, produire des distinctions qui ne sont peut-être que des objets de travail temporaire, mais qui devraient permettre d’y voir un peu plus clair dans ce que sont les systèmes de cohérence. On aura alors de quoi aborder quelques-uns des plus gros problèmes de la théorie rôliste, en développant des éléments d’analyse qui aident à comprendre des incompatibilités plus ou moins fatales entre différentes façons de jouer, ou plutôt de chercher la cohérence. Si tout ce qui suit est encore un peu branlant, j’espère vous convaincre dans cet article que le MANN est outillé pour espérer comprendre finement des problèmes de conception classiques, et pas forcément seulement du côté des MJ et des auteur·ices.
1 Qu’est-ce qu’un système de cohérence ?
Dans le précédent article sur la question, je peinais à expliquer ce qui devait, au juste, être désigné sous le terme de système de cohérence. La recherche de cohérence peut venir d’une vue d’ensemble ou d’une action sur l’instant, peut constituer une contrainte forte ou une recherche secondaire, peut porter sur le fonctionnement propre des objets fictionnels ou sur la direction générale de l’histoire… à tous points de vue, ce que je mets derrière le terme de « cohérence » semble être un monstre théorique, une masse d’idées et de propriétés trop imposante, trop fouillis pour servir à l’analyse.
1-1 Caractérisations des systèmes de cohérence
Voici donc quelques critères restrictifs pour y voir plus clair. Pour le moment, et à défaut de mieux, j’appellerai système de cohérence ou juste cohérence une pensée organisée qui satisfait aux axiomes et propositions suivantes.
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Un système de cohérence permet de juger d’un fait, d’un événement, d’une propriété, d’un mouvement de l’histoire… bref, a priori de n’importe quelle chose présente dans la diégèse (agglomérat résultant de la narration) ou dans sa réception/production (métanarration), et de dire s’il est cohérent, incohérent ou dans un état encore non tranché.
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Même si nous transmettons les systèmes de cohérence d’une façon majoritairement implicite, ils devraient être communicables, explicables pour une bonne part ; pour tout ce qui touche à l’empirique, on part du principe que les propriétés essentielles des systèmes de cohérence peuvent être interrogées et discutées explicitement. À défaut de mener des études empiriques sur de vrai·es participant·es, cela veut dire qu’on peut avancer au moins partiellement à l’aide d’expériences de pensée et de discussions argumentées.
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Un système de cohérence est toujours ouvert au sens où il définit toujours, en creux, une agentivité, des possibilités de narration : s’il déterminait tout rigidement, sans aucune possibilité de dévier d’un chemin de cohérence tout tracé, alors on ne jouerait pas. Ces possibilités peuvent résulter de notre inconnaissance d’un sujet donné, d’une liberté conventionnellement offerte, d’une sous-détermination de la fiction, et peut-être d’autres choses encore. Même une très bonne connaissance d’un sujet (ou, plus largement, la croyance en une très bonne connaissance) n’empêche pas l’ouverture d’un espace d’agentivité, il sera simplement décalé par rapport à quelqu’un de peu ou différemment informé.
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Cette ouverture définit divers degrés par lesquels un fait est décrété cohérent ou non. Les informations totales nécessaires pour décréter qu’un fait considéré est cohérent ou non sont généralement largement absentes, surtout pour les systèmes de cohérence de bas niveau qui prétendent émuler les propriétés d’objets complexes et réels. Un fait décrété cohérent ou incohérnt est donc toujours susceptible d’être remis en question, si de nouveaux éléments viennent changer le regard que l’on porte à son sujet. C’est pourquoi la cohérence n’est jamais indépendante d’une certaine forme de confiance entre les participant·es, au sens large.
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Un système de cohérence peut avoir un domaine d’application restreint, comme le fonctionnement de la physique de base ou de la société, et n’avoir rien à dire sur tout le reste.
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En particulier, il me semble fondamental de supposer qu’un système de cohérence se situe soit à un niveau bas (= proche des objets fictionnels, du contenu de la diégèse, portant sur les propriétés nécessaires de ces objets), soit à un niveau haut (= portant sur la narration et l’histoire, et donc de nature métanarrative). L’exemple-type de la cohérence de bas niveau est le respect de la cohérence matérielle : l’OSR est un genre qui y accorde une grande importance. L’exemple-type de la cohérence de haut niveau est le respect d’un canon esthétique narratif : des jeux comme Firebrand ou Pasion de las pasiones sont entièrement batis là-dessus.
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Le jugement de cohérence ou d’incohérence est toujours un jugement sur l’intérieur du système, et pas sur ses marges, au sens où l’on juge d’un fait qu’il est incohérent s’il ne tient pas lorsqu’on le rapporte à des faits plus profonds tandis que l’on accepte, justement, certains faits profonds sans les remettre en question. Ceux-ci, qu’on peut appeler des axiomes, peuvent être explicités (exemple-type : la magie existe, et elle fonctionne de telle manière) ou largement implicites et non détaillés (exemple-type : l’existence d’une réalité matérielle). L’objectif d’une métaphysique rôliste pourrait être de mettre à jour les axiomes implicites des fictions de jeu de rôle.
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Maintenir un système de cohérence dans un jeu de rôle est au moins un peu coûteux : réfléchir à la possibilité qu’un fait soit cohérent ou non demande un effort mental, ne vient pas forcément spontanément avec l’intuition. Donc, si on maintient un système de cohérence, c’est qu’il sert à quelque chose, qu’on en a besoin d’une façon ou d’une autre. On a déjà vu l’utilité possible des systèmes de cohérence à travers l’idée de plaisir combinatoire. Le corollaire de ça est qu’un système de cohérence inutile est fatidiquement abandonné. Par exemple, l’OSR a tendance (même si ce n’est pas systématique) à délaisser très largement la question de la cohérence émotionnelle interne des personnages, en concentrant le jeu avant tout sur la résolution de problèmes concrets ne faisant pas appel à l’émotion. (D’où l’impression assez étrange qu’ont de l’OSR les habitué·es de jeux beaucoup plus orientés drama, qui y voient des personnages absurdes grotesquement motivés)
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Toutefois, au sujet des objets avec lesquels nous jouons, un certain nombre de propriétés nous viennent qui sont spontanément cohérentes, sans qu’on ait à se pencher sur leur contenu ; c’est typiquement le cas des propriétés en narcose, qui sont par défaut cohérentes avec l’objet auxquelles elles sont attachées. C’est pourquoi il y aura toujours au moins un peu plus de cohérence que ce qu’on aura strictement cherché à observer et consciemment mis en place.
Maintenant que ces quelques bases sont posées, je vous propose une typologie provisoire des systèmes de cohérence de bas niveau, c’est-à-dire ceux qui portent sur les propriétés des objets fictionnels, qu’elles soient statiques (intrinsèques) ou dynamiques (situationnelles, liées à leur situation dans la diégèse). Ce ne sera pas très long ou détaillé, par contre j’ai besoin de faire une petite remarque au préalable.
Remarque importante : je n'appuie pas du tout sur ce point dans la suite, mais les systèmes de cohérence sont un cas particulier de contraintes pesant sur la fiction. On peut voir facilement qu'il existe des contraintes qui n'ont rien à voir avec la cohérence, comme le fait d'accélérer l'histoire parce qu'on doit prendre le dernier métro. Dans cet article, on s'intéresse simplement aux contraintes qui prennent la forme de systèmes portant sur la fiction ou sur sa production, et qu'on appelle cohérences.
1-2 Systèmes de bas niveau
Dans un projet de jeu avorté, Projet Azur, j’avais pris le soin de décrire en détails le fonctionnement de la magie. Un mage est quelqu’un qui peut manipuler par la pensée des anneaux nodaux, objets formés d’un fluide magique qui servent de base aux sortilèges ; ces anneaux viennent avec une série de règles d’utilisation et de manipulation : on peut s’en servir pour modifier le réel de telle et telle manière, par exemple soulever des charges, détruire ou transformer de la matière, etc. Bref, c’est de la magie qui touche avant tout à la physique du monde, qui en explique le fonctionnement spécifique – même si c’est en l’occurrence un domaine tout à fait inventé. La question que je pose, qui n’a d’enjeux immédiats que théoriques, est : faut-il considérer cette magie comme un système de cohérence en soit, ou comme une extension d’un système qui serait celui (qu’on précisera bientôt) de la physique du monde, du fonctionnement des choses matérielles ?
Il y aurait des avantages dans les deux possibilités. Le point de vue qui regarde cette magie comme un système de cohérence indépendant a l’avantage de satisfaire facilement les points ci-dessus, et notamment cette idée qu’on interroge les conséquences et non les axiomes. Face à une description de la magie de Projet Azur, personne n’irait contester le fait qu’il n’existe en fait pas un tel concept de magie, ou qu’il y a quelque chose d’impossible dans son fonctionnement d’un point de vue thermodynamique.
L’autre point de vue, celui de voir la magie comme une partie de la description d’une chose plus large qui serait la cohérence matérielle du monde, nous dispense d’expliquer pourquoi les liens entre le système de magie et la physique sont si étroits. Ce n’est pas juste que la magie des anneaux agit sur le monde matériel, c’est aussi qu’elle contient des propriétés qui les singent largement. Par exemple, les anneaux sont décrits comme contenant du fluide, une substance magique, qui tourne en boucle à haute vitesse à l’intérieur des anneaux ; cette vitesse sert à justifier que lorsque un brin d’un anneau en touche un autre, le contact crée un choc brutal qui tend à les écarter l’un de l’autre.
Un autre avantage de ce point de vue, c’est qu’il pousse à voir les systèmes de cohérence comme des représentations mentales sujettes à des changements et des amendements d’un jeu à l’autre, en fonction des règles spécifiques à tel ou tel univers par exemple. Le concept de système de cohérence qui en résulte semble bien plus résistant à des problèmes tels que les différences de représentations entre plusieurs participant·es. Supposons par exemple que vous n’ayez qu’une très vague idée du fonctionnement d’un hôpital : c’est un endroit où on entre avec un problème de santé, dont on ressort soigné au bout d’un moment, et où l’on passe l’essentiel de son temps dans une chambre individuelle. Quelqu’un qui en a l’habitude et la pratique pourrait vous enseigner le fonctionnement de l’hôpital en expliquant le rôle du personnel, les différents types de chambres et d’équipements de santé, les conditions d’admission et de sortie, le lien entre les soins réalisés sur place et le suivi médical que l’on peut être amené·e à poursuivre à domicile… De telles informations transforment l’hôpital d’une unité simpliste à une sorte de système de cohérence en lui-même, avec un fonctionnement propre mais pas étranger (il y a dans la logistique de tout cela des choses qui rappellent le fonctionnement d’autres services publics, des médecins libéraux…).
Il y a pour moi un avantage tout théorique à me ranger à cette seconde option, c’est que cela réduit d’autant plus le nombre de systèmes de cohérence qu’il va falloir décrire, au moins dans un premier temps. Quitte à admettre qu’un système donné est lui-même compréhensible comme un ensemble de sous-systèmes qui le construisent, et qui semblent avoir au moins une indépendance partielle. On garde donc l’idée d’une certaine structuration des systèmes de cohérence, qui demande d’admettre que la distinction entre deux systèmes est un choix arbitraire que l’on fait parce qu’on voit un intérêt subjectif à couper ici plutôt que là. Prenons donc ce chemin-là et admettons qu’on peut ainsi négocier les contours d’un système de cohérent, le faire rencontrer celui de quelqu’un d’autre, et y ajouter des contenus propres à un jeu donné, comme une certaine représentation de ce que fait la magie.
Sans transition, il me semble qu’on peut expliquer l’écrasante majorité des utilisations de la cohérence de bas niveau en se référant aux trois systèmes suivants :
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la cohérence matérielle : tout ce qui a trait aux lois de la physique, aux possibilités et contraintes liées aux choses matérielles, à l’énergie, etc. Cela peut contenir le fonctionnement de pouvoirs surnaturels, de gadgets technologiques plus ou moins réalistes, etc. ;
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la cohérence sociale : tous les attendus liés au fonctionnement des organisations humaines, comme l’exemple de l’hôpital plus haut. Cela peut contenir l’organisation sociale d’un clan ou d’un royaume, d’un appareil politique éventuellement fantaisiste, d’une société anarchiste, etc. ;
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la cohérence intime : tout ce qui touche à l’intériorité d’un personnage, ses désirs et ses émotions, ses aspirations et ses peurs, etc. On peut aussi vouloir parler de cohérence interne à un personnage ou encore de cohérence psychologique.
Ces trois systèmes sont largement disjoints, même s’il est clair qu’une description exhaustive devrait également détailler les liens et les quelques recoupements entre eux. Le fonctionnement d’un hôpital suppose par exemple qu’il existe des moyens de soigner ou soulager des maux, qui relève plutôt de la cohérence matérielle, et les actes et décisions d’un·e infirmier·e débordé·e peuvent tout autant être abordés sous un angle interne (intime) qu’externe (social). Mais laissons de côté ces points de jonction.
Je ne prétends pas que cette tripartition résolve tout : localement, dans l’analyse de tel ou tel jeu, il est envisageable que le fonctionnement de tel pouvoir s’interprète mieux comme un système séparé que comme rattaché à la cohérence matérielle, ou qu’il faille complètement brasser et renégocier ces catégories sur la base d’une métaphysique particulière. Un jeu comme Jardins des esprits de Fabien Hildwein, par exemple, demande sans doute d’introduire quelque chose comme la cohérence spirituelle. Mon découpage (matériel / social / intime) est fait pour classifier le monde tel qu’on peut le penser couramment, et me semble venir de raisons liées à la cognition : j’ai l’impression d’utiliser des compétences radicalement différentes pour comprendre les motivations internes d’une personne à agir d’une certaine manière ou pour deviner la meilleure manière de blesser un chevalier en armure. Mais, au risque de me répéter : cette tripartition n’a d’intérêt que pratique, et se fonde sur une intuition, un modèle de travail – non pas une analyse finalisée et exhaustive. Si on voulait l’opérationnaliser dans un cas pratique, un premier travail pourrait être de voir quelles cohérences sont les plus importantes, si le découpage en trois est pertinent ou s’il y a des sousu-systèmes internes à ces blocs-là qu’il est plus pertinent de traiter indépendamment.
1-3 Systèmes de haut niveau
Les systèmes de cohérence de haut niveau me semblent plus délicats à classifier. Ils demandent non plus de s’interroger sur la façon dont on se représente le monde et son fonctionnement, mais sur la façon dont on raconte des histoires, sur ce qu’on cherche à atteindre par la fiction, sur ce qui nous sert de contraintes et de points de départ typiques, etc. De plus, autant les systèmes de bas niveau semblent pouvoir être décrits indépendamment de la fiction dans laquelle ils sont mobilisés – même si c’est sans doute un peu illusoire – autant les systèmes de haut niveau semblent directement s’appuyer sur, et régir, ce qui se passe à bas niveau.
Je vais donc me permettre d’être encore plus allusif, en citant à nouveau trois catégories – trois types de systèmes de cohérence – sans arriver à savoir s’il faut les traiter comme des systèmes à part entière, intégratifs, comme il y avait une unique « cohérence matérielle », ou s’il faut y voir des familles de petits systèmes de cohérence éclatés, n’ayant potentiellement presque rien en commun. Ces catégories servent surtout à donner des exemples larges de ce que je conçois comme des système de cohérence de haut niveau, qu’on soit à la même page.
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Les systèmes esthétiques/poétiques : ils reposent sur une harmonie globale, une certaine idée du beau, des critères formels portant sur les actes, des renvois symboliques entre deux scènes… L’esthétique ne semble jamais être un critère de contrainte forte, mais plutôt une appréciation générale. Ce qui n’empêche pas de créer parfois le sentiment d’une faute esthétique, locale et bien identifiée.
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Les systèmes basés sur le respect de schémas narratifs : en premier lieu les attendus narratifs de certains canons esthétiques, comme la bit-lit avec MonsterHearts, Gundam avec Firebrands… mais plus largement tous les scénarios intertextuels, les schémas narratifs qui nous font imaginer quelles suites un mouvement narratif local appelle : une partie où le pitch est de tenter de retrouver une personne disparue nous laisse généralement penser qu’il sera sans doute possible de la trouver, qu’il y aura des indices, et que ça ne se fera pas en une scène.
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Les systèmes reposant sur le respect d'une cohérence ludique, c'est-à-dire prenant en compte le fait que la partie est un jeu, avec des règles, une certaine recherche du fun, etc. Par exemple, Into the Odd précise que les pièges doivent toujous être apparents, parce que ce n'est pas amusant d'être toujours à l'affût. Un sous-cas typique et important de cohérence ludique, c'est une mécanistique, c’est-à-dire un ensemble de mécaniques formelles : typiquement des règles servant à représenter autre chose, et ayant suffisamment de logique propre pour produire des énoncés. Je pense par exemple à tout ce qui est points de vie, où l’état de santé d’un personnage est supposé représenté par un nombre ; on peut voir que des enjeux directs de cohérence se jouent lors de la traduction de tels systèmes, par exemple si on se demande si tel personnage pourrait ou non survivre à telle attaque. Il peut arriver que la cohérence ludique et une de ses mécanistiques ne soient pas tout à fait alignées ; c'est par exemple ce qui arrive quand on outrepasse la mécanique d'un jeu sur la base de principes plus profonds de fair-play, d'équilibre, etc.
La caractérisation d’une cohérence de haut niveau, c’est la même que la caractérisation des propriétés métafictionnelles : la question est de savoir si telle ou telle cohérence ferait sens à l’intérieur de la diégèse. On peut imaginer expliquer à un magicien comment fonctionne la magie, et se faire comprendre ; on aurait un peu plus de peine à lui demander de dépenser ses points de destin ou de faire une scène qui conclue bien l’arc dramatique en cours.
2 Quelques applications
Bien que cette théorie des systèmes de cohérence soit encore assez basique, je pense qu’elle a un pouvoir explicatif important. Ce qu’on va tenter de se construire, c’est une intuition de la façon dont les différents systèmes de cohérence fonctionnent les uns avec les autres à l’intérieur d’une partie. Prenons le temps d’en parler un peu avant de passer au sujet que je veux développer.
Mon postulat de base, c’est qu’une partie de jeu de rôle typique fait appel à plusieurs systèmes de cohérence, dont l’importance relative peut être fixée par la proposition de jeu, un accord plus ou moins implicite entre les participant·es, et dont le dosage précis est encore sujet à des modifications pendant la partie. Ce dosage est important : en se référant à l’idée du plaisir combinatoire (le plaisir qu’on tire de la fiction nécessite le respect d’un certain système de cohérence), on peut dire que tel type de plaisir qu’on espère retirer nécessite forcément la présence de tel système de cohérence associé. Pas de ressenti émotionnel du personnage sans cohérence intime, par exemple. Le dosage des systèmes de cohérence contient donc en germe les conditions de possibilité du plaisir qu’on peut espérer tirer de la fiction.
2-1 Un cocktail relativement pur : l’OSR
Prenons l’exemple de l’OSR, que je cite souvent sans entrer dans les détails. J’entends souvent par « OSR » une pratique avant tout fondée sur la description du monde et le fait que ce que l’on joue passe avant tout par le déroulement des propriétés des objets fictionnels. C’est par exemple ce qui mène à l’idée que désactiver un piège doit passer par une description détaillée et convaincante, qui mène à la réussite ou l’échec suivant la pertinence de la description, et pas par un jet de dé dédié. Il est clair que l’OSR repose par essence sur une forte cohérence matérielle, dans une dynamique générale de résolution de problème (accomplir une mission, piller un donjon, voyager sain et sauf...).
En termes de plaisir combinatoire, on s’attend à retirer de l’OSR un plaisir qui vient avant tout de la satisfaction de la bonne idée, d’une bonne invention tactique, et pas d’avoir vécu une histoire palpitante – même si cela pourrait arriver, ne serait-ce qu’accidentellement. Dans ce qui suit, je vais partir du principe que respecter la cohérence matérielle veut en faire dire quelque chose d’assez fort : ce n’est pas juste faire en sorte que l’on respecte la cohérence matérielle de l’univers, c’est activement la déployer autour d’un objectif qu’on s’est donné et qui est aussi de nature matérielle (récupérer un trésor, typiquement). Je triche donc en embarquant en fait une notion d’objectif et d’attente, en faisant comme si ça allait de soi. Je n’ai pas encore de théorie pour parler des objectifs des participant·es.
On peut ensuite voir plusieurs développements possible.
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Un·e MJ peut vouloir développer l’histoire, lui créer des mouvements, des twists, des nœuds d’intrigue, ajoutant donc un peu de cohérence métanarrative ; mais si ces ajouts vont à l’encontre de propriétés liées à la cohérence matérielle, ce peut être un problème. La cohérence métanarrative est soit absente (non pas que rien ne fasse sens, mais simplement que personne ne se préoccupe de l’histoire) soit subordonnée à la cohérence matérielle, c’est-à-dire qu’elle lui cède la priorité en cas de conflit. Les mouvements de la narration qui conviennent devraient sans doute être ceux qui ne perturbent pas un mode de jeu consistant à rester dans les attentes de la cohérence matérielle. Par exemple, découvrir que le voleur qui a dérobé l’idole du temple est en fait un ancien prêtre des Dieux Sombres et qu’il compte l’utiliser pour un rituel païen d’invocation est un twist narratif qui ne pose pas de problème, parce qu’il n’empêche aucunement de continuer à penser le monde en termes de cohérence matérielle.
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Un·e joueur·euse peut vouloir développer la cohérence intime de son personnage. Comme on peut agir dans la fiction d’un OSR en prenant son personnage comme un pur instrument, la cohérence intime n’est pas du tout nécessaire et pas forcément attendue par défaut. Mais un·e joueur·euse qui décrirait les tergiversations de son personnage, sa peur à la vue du donjon et son inquiétude à l’idée de ne pas rentrer pour s’occuper de sa tante peut influencer le reste de la table et amener la cohérence intime comme une sorte d’option. J’ai dans cette veine le souvenir d’une partie d’Into the Odd où les personnages des joueuses étaient envoyé en mission au loin, et se trouvaient dans une situation de grande vulnérabilité où ils portaient avec eux un unique Arcanum, objet magique puissant mais convoité ; une grande partie du jeu avait été dédiée à jouer la peur paranoïaque des personnages au moindre mouvement. Si ça ne prend pas totalement, on imagine aisément comment une telle adjonction de la cohérence intime à la proposition de jeu initiale peut poser problème : on pourrait se retrouver face à des situations où les attentes du jeu, formulées en termes de résolution de problème et de cohérence matérielle, vont à l’encontre de ce qu’exige la cohérence intime du personnage. Soit on donne à la cohérence intime un rôle prime, en lui permettant de gouverner réellement les actions des personnages et donc l’histoire qui résulte de leurs choix ; soit on la laisse au second plan lorsque la situation l’exige ; soit on trouve une façon de la développer en parallèle de sorte qu’elle n’amène jamais frontalement à un problème.
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Je n’en parle pas souvent parce que ce n’est pas trop ma pratique, mais l’OSR est souvent associé à des règles de combat strictes, cadrées et formelles, où l’action possible d’un personnage se mesure en nombre d’attaques par tour, bonus d’attaque, dé de dégâts, etc. On admet donc l’existence d’un système de cohérence de haut niveau, une mécanistique. Comme son domaine d’application est très spécifique – les phases de combat – il n’est pas difficile d’articuler la mécanistique avec la cohérence matérielle en la faisant primer dans les cas où elle s’applique. Une autre possibilité, qui est celle que je développe par exemple dans le 4e devlog de Cimetière, c’est d’inféoder la mécanistique à la cohérence matérielle : ce n’est pas un jet d’attaque réussi qui donne le droit de décrire une attaque qui touche, c’est la description réussie (au sens de la cohérence matérielle) d’une attaque qui donne le droit de jeter directement le dé de dégâts (donc de reporter les effets de la narration sur la mécanique).
Arrêtons-nous ici. J’espère vous avoir convaincu qu’on peut aborder une pratique de jeu sous cet angle, en se demandant :
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quels systèmes de cohérence sont mobilisés, prennent du temps de cognition ;
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dans quels cas ceux-ci peuvent entrer en conflit ;
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comment on résout ces conflits, s’ils existent – c’est-à-dire, si les systèmes de cohérence sont hiérarchisés en termes de priorité, ou s’il y a des conditions qui déterminent la façon de prioriser localement les systèmes de cohérence.
2-2 La cohérence esthétique pure dans Dragonfly Motel
Je pense qu’on peut raisonnablement postuler que la cohérence matérielle est respectée dans quasiment toutes les parties, quitte à être reléguée au dernier rang des priorités en cas de conflit, comme lorsqu’on décide que tel personnage est présent dans la scène finale alors qu’il ne devrait pas avoir eu le temps de traverser la ville. Mais il y a bien des jeux qui parviennent à laisser de côté la cohérence matérielle ; c’est le cas de Dragonfly Motel qui contient exclusivement une clause de non-cohérence. Presque tout carbure à l’esthétique : celle de l’Americana, des associations libres et poétiques entre les images, de l’onirisme lynchéen, etc.
On peut tout de même y trouver les traces d’autres systèmes de cohérence :
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il reste difficile de représenter des scènes du monde qui ne contiennent pas au moins un peu de cohérence matérielle, même si on la respecte inconsciemment, et l’esthétique Americana pousse à souvent décrire des lieux humains, à commencer par le Motel lui-même, qui relèvent plutôt de la cohérence sociale ;
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le droit de créer des scènes à la volée, de s’inspirer de ce qu’on veut, peut facilement amener à des scènes-types qui, par une logique de schéma narratif, en appellent d’autres, comme la figure d’un détective désabusé à la recherche d’un mystérieux assassin ;
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rien n’empêche de jouer un même personnage et de lui prêter une certaine cohérence interne, de le montrer évoluer ou se révéler dans les différentes scènes ;
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le plateau de jeu, qui régule qui a le droit de parler de quoi et donne donc une idée a priori du domaine d’application de ce que dit un·e participant·e, est en quelque sorte une mécanistique sommaire.
À part éventuellement pour les quelques restrictions que le plateau fait peser sur les participant·es, tous ces systèmes de cohérence qui peuvent être mobilisés dans Dragonfly Motel restent largement inféodés à l’esthétique. Le reste sert l’hypercohérence, l’inspiration et la production du contenu, mais pourrait être changé sans grande peine. Le coeur tient juste parce qu’il est beau.
Comme des opposés servant à définir les limites du terrain de jeu, l’OSR et Dragonfly Motel sont des exemples de propositions de jeu presque pures, misant presque tout sur un système de cohérence central qui organise toute la production. On voit tout de même qu’il est difficile de se passer vraiment radicalement des autres, que ne se référer qu’à un seul et unique système de cohérence sans aucune influence des autres paraît un cas limite presque injouable. Mais ce qui justifie de voir une forme comme quasi-pure, appelons ces cas des jeux monocohérentistes, c’est la façon dont ils mettent un unique système presque systématiquement au-dessus de tous les autres. Et d’ailleurs, dans le cas du plateau de jeu de Dragonfly Motel qui semble encore doté de priorité dans la régulation des actes de narration, on peut remarquer qu’il arrive facilement qu’on rompe les obligations du plateau pour un effet de sens parce que celui-ci apparaît plus important que le respect strict des règles, ou qu’il profite de l’entorse (figure). Peut-être faut-il attendre que la diégèse soit assez solide, qu’elle ait profité de la construction esthétique de la partie pour qu’on lui attribue une autonomie suffisante, venant avec le droit d’outrepasser le carcan mécanique qui lui a donné naissance. (Dans le jeu en performance, les règles ont souvent tendance à avoir cette place-là, qu’on peut voir avec la métaphore d’un œuf : les règles en sont la coquille, donnant sa forme et contenant la matière vivante jusqu’à ce que l’oiseau se soit formé et puisse prendre son envol.)
2-3 Systèmes de cohérence et GNS
Je ne vais pas écrire une correspondance directe entre la théorie des systèmes de cohérence et la GNS, mais j’espère que vous me suivez si je dis que ces deux théories ont des objectifs proches : décrire des façons de jouer incompatibles, pour anticiper des problèmes-types de conception, de mise en œuvre des jeux, etc. Je m’aligne avec les critiques qui voient dans la GNS un système trop rigide, trop grossier ; j’ai surtout voulu en retenir l’idée fondatrice de chercher ce qui peut clasher dans la coordination de modes de jeu différents. On retrouve d’ailleurs en creux une typologie des jeux, où la monocohérence serait l’analogue de la notion de jeu pervy (un jeu servant étroitement une démarche créative donnée). Mais je m’égare, et il est encore un peu tôt pour aller jusque là.
Ma position revient aux quelques points écrits plus haut, à savoir qu’il faut regarder la façon dont sont mis en relation des systèmes de cohérence pour analyser finement ce qui va ou ne va pas dans telle ou telle tentative de construire une partie d’un certain jeu. Il manque encore un ingrédient important – une description des objectifs poursuivis par les participant·es – et du détail dans le travail sur les systèmes de cohérence, mais l’essentiel est là. Pour l’heure, je crois que c’est en appliquant cette théorie et en continuant l’analyse qu’on pourra discerner exactement ce qui lui manque.
3 Une tension typique du JDR traditionnel
Partant de là, l’objectif ultime serait de parvenir à décrire les entremêlements harmonieux, tendus ou dysfonctionnels entre des systèmes de cohérence divers dans des jeux aux propositions plus mélangées. J’en ferai peut-être une analyse plus détaillée un jour mais, par exemple, La clé des nuages semble avoir cette propriété de tisser un lien fort entre la cohérence intime du mage et la cohérence esthétique (symbolique) qui organise la partie, de sorte qu’une idée d’un côté puisse être transformée analogiquement en une idée de l’autre côté – sauf que seule une joueuse connaît la partie interne de ce jeu de miroir.
Terminons, pour le moment, sur une problématique assez générale qui touche au coeur du jeu de rôle traditionnel, et qui en dépasse la portée stricte. Je vais ici rester dans le cadre de la narration naturelle, et donc éviter de parler des règles. Le JDR traditionnel étant une proposition très large, on peut trouver la vision qui suit lacunaire, voire erronée ; alors je clarifie tout de suite : il ne s’agit pas tant de dire que toute partie de jeu de rôle traditionnel a en elle cette tension, mais plutôt de dire que soit elle est là, soit on peut dire comment elle a été résolue. Et la voir comme une tension - comprendre, quelque chose qui peut s’avérer dysfonctionnel, qui peut faire exploser une partie ou une campagne – est vraiment pertinent, parce que cela touche, je crois, aux promesses contradictoires que nous fait le JDR traditionnel.
3-1 Le truc impossible...
Je tiens le jeu traditionnel comme sujet à une tension entre des systèmes de cohérence de haut et bas niveau.
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Les joueur·euses sont incité·es à dérouler avant tout la cohérence de bas niveau qui tient au fonctionnement général du monde. Les personnages agissent suivant leur éventuelle cohérence interne et agissent sur le monde en essayant de prévoir les conséquences matérielles et sociales de leurs actions, dont le fin mot est décidé par la meneuse dans les cas typiques mais qui devrait leur être relativement prévisible. C’est typiquement ce que l’on entend quand on dit que jouer aux jeux de rôle, c’est très simple, il suffit de se créer un personnage et de dire ce qu’il fait. On induit une réflexion locale, portant en premier lieu sur les conséquences immédiates des actions des personnages, sur la base de leurs agissements spontanés.
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Lae MJ est plutôt incité·e à construire une histoire, une aventure, quelque chose qui ait du sens et ne se résume pas à enchaîner des combats : on fait appel à une cohérence de haut niveau, appartenant aux schémas narratifs. C’est la promesse qu’on mobilise en disant que le jeu de rôle, c’est une histoire interactive : on vit des aventures fantastiques et épiques, on incarne des personnages pris par un destin qui les dépasse, etc. Et, pour des raisons diverses, cela passe traditionnellement par la préparation d’un scénario plus ou moins rigide, avec ce que cela implique de tournants obligatoires de l’histoire et de révélations pensées pour être impactantes.
On résume souvent ces dysfonctionnements à des problèmes de communication. Il suffirait que MJ et PJ se parlent, que des MJ toxiques arrêtent de forcer les rails d’une histoire qui n’intéresse pas les joueur·euses, ou que les joueur·euses fassent un peu plus de cas de la préparation fournie par lae MJ. C’est vrai que la communication n’est pas toujours le fort des tables traditionnelles, mais je vais écarter cette explication – qui ne dit pas tout : communiquer, oui, mais comment résoudre le problème en profondeur ? - pour me centrer sur ce que le MANN permet d’en dire.
La friction entre ces deux promesses, qui se traduisent par des (ensembles de) systèmes de cohérence distincts, prend forme lorsque les besoins de l’histoire justifient pour lae MJ d’opérer sur la partie une sorte de coercition : il faut dérouler le scénario, il faut faire avancer l’histoire, etc. Quitte à prendre en charge la gestion du rythme de l’histoire (ellipses, intermèdes calmes ou musclés…), à rendre impossible des idées dont on n’a pas prévu les conséquences, à sauver un personnage qui devrait mourir sous les attaques un peu trop efficaces d’un monstre zélé, etc. Autant d’actes qui marchent sur la cohérence de bas niveau avec laquelle les joueur·euses doivent pourtant composer.
D’ailleurs la question de la mort des personnages tient à elle toute seule cette tension dont je parle : la possibilité qu’un combat quelconque soit mortel vient du respect à une cohérence matérielle (et à une vision, généralement non interrogée, du combat comme quelque chose de toujours mortel) ; ce n’est pas tant que la possibilité de mourir à tout instant soit intéressante, c’est plutôt qu’elle est requise par la solidité diégétique : si la mort est impossible, alors tout ça c’est fantoche, les dangers prétendument mortels n’en sont pas vraiment. Mais si on peut mourir à tout instant, alors l’histoire savamment préparée et orchestrée peut s’effondrer à tout instant : c’est quand même sacrément dommage.
Une solution généralement mauvaise consiste en une sorte de théodicée : écrire un scénario qui parvienne à progresser naturellement en n’utilisant comme moteur que les cohérences de bas niveau déployées avec l’interaction PJ/MJ. Le résultat, c’est souvent des jeux très dirigistes ou avec des choix très cadrés à l’avance : la situation est telle que les personnages sont forcés d’agir de telle ou telle manière. C’est par exemple la situation imposée par le jeu de rôle Americana d’Yno, une campagne en 6 séances qui est écrite presque scène par scène parce que les réactions supposées des PJ, couplées à leur agentivité très limitée, devrait les pousser nécessairement dans telle direction. Il y a un double problème à cette conception. En effet, non seulement on risque de souffrir du dirigisme, qu’on peut tempérer de quelques choix ou moments d’ouverture contrôlés, mais en plus cela pousse à créer des scénarios qui marchent quels que soient les personnages. Ce constat vient naturellement avec la pratique, pas sytématique mais courante en convention par exemple, d’écrire les scénarios comme des histoires où les personnages enchâssés devront réagir d’une façon attendue, qui qu’ils soient. Cela veut donc dire : des histoires aussi impersonnelles que possible, aussi loin d’enjeux intimes et propres aux personnages, puisque les scènes doivent logiquement mener les unes aux autres par un effet de cohérence de bas niveau. Il n’y a pas vraiment de place à l’expression si le scénario peut fonctionner quels que soient les joueur·euses que l’on branche dessus.
En suivant les lignes du MANN, la solution la plus simple pour résoudre la tension consiste à déclarer la priorité d’un système de cohérence sur un autre :
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en OSR, la cohérence matérielle prime, donc la mort est possible, et tant pis pour l’histoire, parent pauvre du jeu ; la cohérence des règles formelles est importante, mais elle est explicitement inféodée à la cohérence matérielle (ruling, not rules) ;
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dans des jeux comme Vade†Mecum ou Trip to Skye de Romaric Briand, la défaite des PJ n’est jamais définitive et ne mène pas à la mort, mais plutôt à une perte de temps ou autre conséquence négative, éventuellement cruelle ; et tant pis pour la cohérence matérielle associée au danger de mort.
Un petit aparté : pour les forgien·nes, cette tension et ses résolutions possibles sont très proches du Truc impossible avant le petit dej. Le maintient de la tension de base est une position illusionniste ; accepter la primauté de l’histoire sur la cohérence de bas niveau amène à des positions participationnistes ou d’esprit pionnier.
3-2 La cohérence intime comme vecteur de sens : la réduction métanarrative dans Apocalypse World
Le versant plus audacieux, et qui nous fait quitter le royaume du JDR traditionnel, consiste à intégrer pleinement toustes les joueur·euses au processus narratif. On va rejoindre ici, peu ou prou, la dernière option du Truc impossible, le jeu de basse, et en affiner la compréhension. C’est une étape qui ne passe pas avec tout le monde : il y a des personnes qui ne veulent pas mettre le doigt dans la machine narrative, qui préfèrent ne pas se soucier du tout de l’histoire, que cela leur soit extérieur. Sinon, cela nous mène à tous ces jeux qui intègrent un plus grand pouvoir narratif chez les joueur·euses, que ce soit par des pratiques informelles dans des jeux traditionnels ou par des procédures proposées par des jeux spécifiques, leur permettant plus facilement de construire les scènes qui les intéressent, de développer l’histoire dans des directions sauvages mais pleines de sens pour elleux. C’est en particulier le parti-pris d’Apocalypse World et de ses dérivés : on abandonne le scénario comme cadre strict de l’histoire au profit d’un rapport plus hasardeux, mais pas moins solide, à l’histoire. Ce qu’il me semble intéressant de souligner, c’est que ce jeu annihile la tension entre haut et bas niveau de cohérence par deux techniques :
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les deux promesses du jeu (jouer son personnage + vivre une histoire forte) sont fondues en une seule : on épouse la perspective de son personnage comme celle d’un protagoniste de série, pris dans des logiques de sens qui sont à la fois de natures narratives (une histoire de vengeance contre ce salaud de Dead Kane) et internes aux personnages (ce salaud de Dead Kane ! J’vais me venger!) ;
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les procédés narratifs sont formellement beaucoup plus proches du fonctionnement classique d’une fiction centrée sur la cohérence de bas niveau : plutôt que de se référer à de hauts mouvements de l’histoire, on se centre – typiquement avec les scènes et surtout les moves – sur l’évolution locale, ici et maintenant, d’une situation. Les questions de cohérence matérielle (« est-ce que j’arrive à tuer Dead Kane ? ») sont ramenées, par les moves, dans le domaine de l’histoire, mais de l’histoire instantanée, celle qui s’écrit tout de suite – l’histoire maintenant.
On peut résumer rapidement cette solution en disant qu’elle consiste à faire primer la cohérence de haut niveau, ici poussée en avant par l’histoire entre les mains de tout le monde et s’appuyant sur une cohérence mécanique. Mais je veux pointer un élément qui me semble intéressant, et auquel on peut donner plus d’importance dans d’autres cas ; pour le moment, appelons ça du foreshadowing.
C’est le rôle particulier de la cohérence intime du personnage comme vecteur du sens à bas niveau, la façon dont on peut s’en servir pour faire le lien entre le haut niveau, le sens qu’on donne aux événements fictionnels (l’histoire de vengeance, qu’on consomme à notre niveau, participant·es) et le sens que les événements prennent pour les personnages, certes pas vraiment celui d’être des personnages dans une histoire – ils n’en sont normalement pas conscients – mais la possibilité de penser d’une façon très analogue à ce qu’on pense d’eux. Si nous, spectateur·ices, pensons que Jo le Sans-visage est pris·e dans cet éternel cycle de violence qui lui vaut de souffrir et faire souffrir encore et encore, alors nous pouvons lui prêter des pensées qui sont tout à fait en accord avec cette vision : se sentir blessé dans son égo pour les souffrances subies, avoir la rage au ventre et l’envie d’exercer sa vengeance, etc. C’est le narratif qui s’insinue au coeur des objets, qui leur dicte leur nature interne ; l’histoire devient sa propre réalité fondamentale, et les objets fictionnels y sont assujettis.
Et ainsi, il devient alors possible de dérouler l’histoire non plus en restant au niveau du schéma narratif, mais bien en redescendant vers une cohérence de bas niveau, la cohérence intime et ce qui l’entoure. Car elle contient des catégories de pensée, une vision du monde suffisamment influencée par les demandes de la métanarration pour qu’agir pour soi et pour l’histoire revienne au même, que les moves aux conséquences premièrement narratives passent pour des modélisations tout à fait satisfaisantes des cohérences matérielle et sociale auxquelles les actions du personnage le confrontent. Il serait faux de dire, je pense, qu’une bonne partie d’Apocalypse World consiste à toujours faire primer l’histoire par-dessus les cohérences fictionnelles ; au contraire, on peut jouer à AW avant tout en suivant la cohérence matérielle (suis-je en mesure de remporter cet affrontement ? Ai-je le matériel dont j’ai besoin?), sociale (quelles sont mes chances de me faire entendre par le chef?), intime (il me fait de l’effet, Smoky, non ?), et en même temps de participer à l’histoire par un moyen directement narratif.
AW n’est pas une réussite parfaite ; je masque quelques-uns de ces défauts dans l’analyse. Mais c’est pour montrer ce processus par lequel le narratif se dissout sans disparaître dans les cohérences fictionnelles, fait semblant de n’être qu’une façon un peu alternative de prendre l’existence. Le coeur de ce processus, ce me semble être ce rapport à la cohérence interne du personnage, seule capable d’introduire à bas niveau un sens semblable à ce qu’on trouve à haut niveau. C’est avant tout un alignement qui cherche une sorte de convergence : moi, joueuse, je pense l’histoire, je lui donne du sens ; mon personnage, acteur, la vit et la ressent, lui donne un sens qui est en quelque sorte un reflet interne à la fiction, la traduction de ce sens qui lui soit intelligible.
Comme cette connexion, typique à mon avis des jeux postforgiens qui cherchent à réconcilier le jeu dans sa dimension la plus organique et locale avec l’ambition de jouer des histoires, passe ici par la cohérence interne du personnage. Je l’appelle réduction métanarrative, et elle peut être plus large. Elle ne passe pas nécessairement par l’internalité du personnage – d’ailleurs, ce n’est pas la seule façon de voir les choses concernant Apocalypse World – mais sa caractéristique est celle-ci : réduire des dynamiques métanarratives (ie. liées à une cohérence de haut niveau) à l’intérieur des propriétés de la cohérence de bas niveau. Ce processus est, à ce stade, ma meilleure tentative pour comprendre pourquoi les jeux qui ambitionnent de produire des histoires fortes ne passent pas tous par des procédés de structuration a priori, qui nous pousseraient à toujours rester au-dessus de la fiction, mais nous permettent aussi de la vivre de l’intérieur.
Le fait de passer par la cohérence interne des personnages n’est pas tant une obligation qu’un passage plus facile, car la cohérence intime est plus facile à penser en termes de sens que la cohérence matérielle par exemple (qu’on a tendance à prendre comme un donné brut, c’est comme ça). Un exemple d’un jeu qui fait de la réduction métanarrative autrement que par l’intérieur des personnages, c’est Inflorenza de Thomas Munier, qui intègre à l’égrégore – un objet fictionnel distinct des personnages, un amalgame de pensées, peurs et émotions – des propriétés métanarratives, comme la possibilité pour les personnages de sentir intuitivement via l’égrégore quand quelque chose d’important se passe pour eux, justifiant qu’ils interviennent au milieu d’une scène de laquelle ils étaient tout à fait absents.
3-3 Un exemple d’application
Pour terminer, je vous propose une petite réflexion plus simple qui met directement en application le concept de réduction métanarrative. On reste dans le cas d’une réduction passant par l’intérieur des personnages.
Supposons que vous vouliez écrire un jeu qui retranscrive l’intensité des combats qu’on trouve dans certains shônen manga de bagarre comme Bleach. Des personnages tous plus classieux les uns que les autres qui s’affrontent en usant de pouvoirs de plus en plus démesurés, où les héros sont systématiquement en défaveur jusqu’au moment où ils parviennent à dépasser leurs capacités et déployer des pouvoirs d’un genre nouveau. On va uniquement se centrer sur la question des combats, et se demander sur quelles bases travailler pour espérer leur donner une teinte convaincante, proche de l’esprit shônen.
Première possibilité : tout miser sur la cohérence matérielle et interne et, d’une façon ou d’une autre, réguler les attaques que les personnages peuvent s’envoyer. Il y a un avantage conséquent, c’est que tant qu’on reste à bas niveau, on pourra facilement chercher des formes de convergence vis-à-vis de l’effort : si l’on veut vivre l’intériorité d’un personnage qui se dépasse pour essayer de remporter une victoire quasi désespérée, alors la théorie de la convergence nous enjoint plutôt à chercher à représenter ça en partageant avec lui un pan de son effort, et donc en essayant d’agir sur le monde, sur son monde – bref, avec pour cadre la cohérence matérielle.
Mais il y a un paquet de problèmes : on va naturellement chercher l’optimalité, le moyen de gagner le plus efficacement, puisque remporter la victoire est l’objectif premier et qu’a priori le sort est plutôt contre nous. Or, cela peut pousser à des actions hautement contraires au style recherché :
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des attaques par surprise, des assassinats ;
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utiliser en premier lieu ses pouvoirs les plus puissants, pour en finir au plus vite, plutôt que de monter graduellement en puissance…
Bref, la poursuite de la pure cohérence matérielle va nous faire largement sortir du canon voulu.
Seconde solution : ajuster la cohérence matérielle pour qu’elle reflète les propriétés métanarratives qu’on en attend. Je crois (?) que c’est la straégie de Toon, ce JDR où l’on joue des personnages de dessins animés ; j’avais entendu l’exemple suivant : au-dessus d’un précipice, un personnage ne tombe que s’il réalise qu’il est, justement, au-dessus d’un précipice. Ainsi, le fonctionnement matériel des objets manipulés se fait le reflet direct des propriétés que l’on souhaite, pour orienter le jeu vers le canon voulu, le nudger. Pour revenir à notre exemple, on pourrait construire un univers avec les propriétés suivantes :
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les personnages avec des pouvoirs sont dotés de super-perceptions, qui empêchent totalement de les prendre par surprise ;
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utiliser leurs pouvoirs les plus puissants demande beaucoup d’énergie, donc ils se limitent au maximum.
Et si l’on identifie d’autres problèmes, d’autres ruptures du canon, on peut les patcher de la même manière : en arrangeant les propriétés matérielles des objets impliqués.
Oui mais voilà : d’une part, il reste toujours la possibilité de l’arnaque, de l’utilisation frauduleuse de ces règles alternatives, ou de la faille oubliée. On respectera le minimum demandé, et on cherchera toujours l’optimisation à côté. Ce n’est pas très satisfaisant et, quand bien même la fiction qu’on produit a la bonne forme (les personnages se combattent face à face, en montant graduellement en puissance…), on l’aura fait non pas avec le charme classieux de ces héros qui se jettent dans des combats presque impossibles sans un regard en arrière, mais par calcul, en suivant toujours ce que demande l’optimalité. Or, le fait que tel ou tel personnage n’utilise pas immédiatement ses meilleurs pouvoirs est narrativement intéressant pour la fascination que cela crée, pas parce que c’est un choix optimal matériellement. Une telle solution permet donc de singer les fictions que l’on souhaite – le résultat en termes de purs événments sera conforme – mais c’est difficile d’y voir vraiment ce qu’on cherchait.
Une troisième solution plus convaincante serait de se placer directement dans le royaume du sens, de l’histoire, du canon esthétique qu’on veut reproduire. Si tout le monde a bien en tête le canon esthétique, et que l’on peut jouer en y collant autant que possible, alors on devrait éviter ces effets de rupture de canon liées à l’optimisation matérielle. Par contre, on perd aussi le rapport organique au dépassement et à l’effort, en assumant pleinement une position de spectateurice-producteurice d’une sorte de show rôliste. Il y a de plus un risque induit, c’est celui de la rigidité : se conformer au canon esthétique comme règle de base, c’est risquer d’en rendre compte sous une forme figée, morte, incapable d’évoluer ou de surprendre ; le stade final, c’est la parodie, où l’on ne cherche même plus vraiment à comprendre le sens originel des mouvements narratifs que l’on met en scène (« le dépassement de soi ») en se limitant aux absurdités produites par la reproduction des mêmes tropes (« se battre jusqu’à perdre, puis avoir un flashback, puis reprendre le combat plus fort que jamais »).
La quatrième option enfin, c’est donc celle de la réduction métanarrative, et celle qui retient le plus mon attention pour le moment. Il s’agit donc de tabler sur la cohérence interne pour piloter les autres, en réinjectant à l’intérieur du métanarratif, un substrat de sens d’en-haut qui fasse sens en bas.
La façon la plus simple, ce serait peut-être de reprendre un concept de combat honorable, chevaleresque. C’est globalement ce qui ressort de ces combats où l’on ne joue pas de coups fourrés : des ennemis mortels se respectent, refusent de se battre dans de mauvaises conditions, etc. Un personnage mu par un idéal honorable – éventuellement modelé au niveau de la cohérence sociale, propre à l’unviers qu’on peut créer autour – serait susceptible, par cohérence interne, de suivre les schémas narratifs qu’on attend de lui, de son rôle fictionnel.
Disons que ce point de départ pourrait être le châssis d’un jeu à écrire sur le sujet. Il faudra trouver comment construire un rapport à l’honneur solide, lui donner un sens qui fonctionne sans nécessairement s’appuyer sur un conservatisme vieille école, sans doute en admettant la proposition de base (jouer un personnage pétri par l’honneur) et en travaillant à partir d’elle (jouer des scènes qui le construisent). Si elle fait sens, alors à partir de là, rien n’empêche d’inscrire dans les propriétés des objets fictionnels (= dans l’univers) des règles dictées par la métanarration, et plus précisément par l’harmonisation autour de ce concept d’honneur. Par exemple, disons qu’une victoire honorable est ce qu’il y a de plus précieux, parce que les adversaires qu’on affronte suivent aussi un code d’honneur ou sont d’une nature magique telle qu’une défaite en bonne et due forme les convainc de ne plus s’opposer à leurs adversaires, d’accepter la reddition. Une idée parmi d’autres serait d’affronter des ennemis magiques qui sont d’anciens guerrier·es qui, vaincus honorablement, accèdent à une forme de miséricorde, retrouvent un dernier instant
L’intérêt n’est pas de pousser à jouer des combats honorables par calcul tactique, mais de faire en sorte que le combat honorable – qui est déjà ce vers quoi on va tendre par réduction métanarrative – ne soit pas vecteur d’une trop grande dissonance entre les possibilités ouvertes aux personnages et les choix qu’ils font effectivement. Ce genre d’artifices ne suffisent pas à construire à eux seuls la fiction que l’on veut raconter et vivre, mais accompagnent et soutiennent efficacement un coeur de jeu déjà porteur du sens qu’on veut.
Et un avantage supplémentaire de cette approche, à mon avis, est de permettre la variation autour du canon, parce que le canon apparaît par émergence plutôt qu’imposé par le haut. Il reste envisageable de jouer un combat sans honneur, un changement de point de vue, une évolution qui sorte du cadre ou fasse un pas de côté.
Je m’arrête ici : je ne vais pas concevoir ce jeu, je voulais simplement développer un premier exemple sur la façon dont on peut mettre en opération la théorie des systèmes de cohérence et notamment ce processus particulier que constitue la réduction métanarrative. J’espère que vous y trouverez un angle fertile pour analyser les parties de jeux de rôles. J’ai le sentiment de toucher, petit à petit, à ce que le MANN peut livrer de plus utile, en essayant de voir les dysfonctionnements possibles dans les parties comme des problèmes dans l’articulation des systèmes de cohérence, et l’utilité de ces systèmes dans la possibilité de tirer du plaisir des parties.
Est-ce qu’on continue comme ça ?