Cet article se réfère au Modèle analytique de la narration naturelle. Si vous avez envie de tout comprendre et que vous avez du temps devant vous, je recommande de commencer par les bases.
Ce billet plus court porte sur un détail du modèle que je voulais aborder et qui a finalement été coupé au montage. Il est utile pour comprendre des formes de jeu très préparées comme le blorb, mais aussi l'efficacité redoutable des personnages de Trip to Skye et d'autres questions portant sur les informations non publiques en jeu de rôle.
Pour qu'une propriété fictionnelle d'un objet soit solide, nous avons convenu qu'il vaut mieux qu'elle soit construite, au moins suivant les axes que l'on compte exploiter ; cela suppose donc qu'elle repose solidement sur d'autres objets et propriétés. Mais il y a un cas particulier qui va partiellement à l'encontre de cette idée : le cas où j'ai de bonnes raisons de penser qu'un objet fictionnel donné a une profondeur, une construction plus importante que ce qui apparaît dans la narration, parce que cet objet a été élaboré et construit par un·e ou plusieurs participant·es par ailleurs.
Le cas qui me semble le plus basique, c'est la confrontation à la préparation d'un·e meneur·euse dans le jdr traditionnel, par exemple pendant un scénario d'enquête. Quand j'apprends "la victime est morte de deux balles dans le coeur", si je pense que la meneuse a finement préparé son enquête, je suis incité à traiter cette information comme inamovible, posée et froidement réelle, incarnée en quelque sorte. Peut-être que ce détail est anodin, et qu'il aurait été tout aussi équivalent pour l'histoire que la victime soit tuée d'une balle dans la tête, ou transpercée avec une épée, ou peu importe : je ne suppose pas nécessairement que c'est un indice crucial. Mais le critère de base que j'utilise pour déterminer la solidité - "est-ce qu'on peut remplacer X par Y sans coût particulier" - montre bien qu'a priori, ce détail tout juste nommé est plutôt solide.
On pourrait parler de solidité par confiance : j'ai de bonnes raisons de penser que les propriétés de tel objet sont fixées et inamovibles. À noter qu'en jeu de rôle traditionnel, cela ne touche pas forcément tout : on peut imaginer des dispositions de table où tout le monde sait bien qu'il y a globalement un scénario à suivre (et alors l'intrigue, les personnages, leurs motivations, sont solides par confiance), et à côté des éléments plus friables et susceptibles d'être modifiés à la volée. À commencer par exemple par ceux qu'on fait apparaître sur demande : tiens, si je passe par mon réseau, est-ce que j'aurais pas un contact dans cette ville ? Oui bien sûr, attend, disons qu'il s'appelle, euh, Jo. Il est clair que Jo vient d'être nommé, que rien n'est construit à son sujet (à part un peu son appartenance à ce fameux réseau), et c'est un moment où il est encore très fluctuant, facile à influencer. Déterminer quel genre de personne est Jo est l'exemple-type des phases de jeu traditionnel qui peuvent recevoir efficacement des pratiques venues de jeux plus alternatifs et portés sur l'impro, la meneuse pouvant apprécier qu'on décharge le devoir de construire à la volée un personnage en proposant plutôt de le faire collaborativement. C'est plus dur de faire la même chose pour le centre de l'enquête, typiquement - et ça nous fait d'autant plus sortir du jeu traditionnel que de remplacer la préparation par de l'impro.
Les particularités de la solidité par confiance sont intéressantes à étudier, parce qu'elles me semblent ambivalentes. Ce n'est pas exactement le même type de solidité que celle dont on a parlé jusque là, puisque la solidité est éprouvée non pas en vertu de pensées que je peux avoir moi-même (je réfléchis à tel pan de la fiction et je le trouve solide) mais en vertu d'une sorte d'acte de foi (je fais confiance à telle personne pour avoir bien construit ces choses-là). La première approche est donc celle d'une solidité sous condition, à laquelle on ne peut pas trop demander : si je vous demande d'accepter trop de choses sur la base d'une solidité dont vous ne comprenez et n'avez donc pas accepté les présupposés, cela peut rompre l'entente qu'il y a à jouer, mettre la partie en tension. Cela peut être les situations que l'on catégorise généralement comme des ruptures de contrat social, par exemple si je vous fais enquêter sur un suspect mystérieux qui commet des crimes étranges - avant de vous réaliser que tout ça n'est qu'un rêve, que c'est bien normal que vous ayez autant de mal à l'attraper puisque c'est un rêve et que rien de tout cela n'est réel. Pour mener la partie, il a bien fallu que vous supposiez une solidité par confiance aux éléments de l'enquête que je vous distillais ; cette confiance est rompue lorsque vous découvrez qu'il n'y a en fait rien de concret qui unit toutes les bizarreries de ce cas-là.
La solidité par confiance est donc en tension par, précisément, ce lien de confiance qui la définit ; on peut aller beaucoup plus loin avant la rupture si la confiance est importante entre les participant·es, pour le meilleur et pour le pire. Il me semble que pour que la solidité par confiance continue de fonctionner, elle doit se justifier de temps à autres, montrer des pans de sa propre construction pour rester crédible. Ainsi, si vous découvrez quelques indices, qu'ils révèlent des choses étonnantes mais très explicatives au sujet du cas (plaisir combinatoire !), avant de poser de nouvelles questions plus profondes, il y a des chances que vous me fassiez d'autant plus confiance sur la suite du cas, que la solidité par confiance que vous accordiez à ma préparation en soit d'autant plus forte. Surtout si les détails ont eu de l'importance : les deux balles dans le coeur, c'est en fait une référence à tel film, dont le meurtrier semble s'inspirer, etc.
Mais la solidité par confiance n'est pas qu'une solidité hypothétique, elle peut aussi avoir un effet amplificateur. Si vous n'avez aucune idée de ma préparation mais que je vous ai convaincu·e à certains moments que ma préparation était finement ciselée, alors il se pourrait que vous vous attendiez à une grande cohérence et une grande solidité de la part de tout ce que j'ai préparé, peut-être au-delà de ce que j'ai réellement fait. Je pense qu'une forte solidité par confiance de ce type peut accélérer le sentiment d'incarnation, le sentiment que tout ça est réel : c'est une sorte de raccourci, avec ce qu'il embarque de danger (plus je suppose une solidité importante et plus je risque d'être déçu·e, d'arriver à ce point de rupture).
Il y a cependant des cas plus casse-gueules que l'autre. J'ai cité l'enquête pré-écrite qui est un genre particulièrement exigent au niveau de la cohérence mais, comme discuté dans l'article autour de la cohérence [1], il existe des formes de cohérence plus lâches, plus simples - des liens faibles, plus faciles à faire valoir ou à ignorer. Dans Cimetière, j'utilisais une méthode semi-improvisée pour mener chaque partie, me reposant sur des éléments fixés à l'avance (une préparation avec ses contenus, mais aussi le lore plus profond du monde) et sur un agencement pensé sur l'instant. Mon joueur, Valentin, savait que le monde avait un caractère vaguement friable, mais que certains contenus - des vérités profondes, notamment - étaient fixées et exprimées d'une certaine manière. Sauf que les indices pour y remonter sont maigres, et souvent de nature symbolique ; moins exigents que les liens d'une enquête policière, ceux du symbolisme dans la quête chevaleresque permettaient de croire à une histoire parfaitement réglée, où tout a sa place et où chaque chose est arrivée pour une raison, en faisant l'économie d'une telle description exhaustive.
À la rentrée, je reprendrai ma campagne de Trip to Skye, qui continue depuis plus d'un an. La force exceptionnelle des personnages dans ce jeu me semble venir fondamentalement d'une utilisation maligne de la solidité par confiance.
Une part vient simplement de la solidité du monde que je fais tourner, avec l'habituelle solidité par confiance attribuée au MJ. Mais, première idée efficace, tout un pan de la compréhension du monde semble reposer moins sur des faits précis (la connaissance de tel ou tel recooin du monde, de tel personnage...) que sur des idées avec une portée plus métaphysique ou symbolique, comme le Souffle, l'obédience de Pahely, l'idée archétypale de la Chute ou la pensée mythique envers les Échoéen·nes. Je crois qu'un attrait de tels concepts métaphysiques dans la construction du monde fictionnel vient de ce qu'ils héritent plus facilement de solidité par confiance que des faits concrets.
L'autre part, et c'est la plus saillante, vient de la construction des PJ. Chacun est joué à part dans une partie duo avec la meneuse. Il y a deux gros avantages à cela. D'une part, cela permet de construire ses propriétés importantes du personnage pour la joueuse, avant qu'elle ne soit prise dans les attentes de l'histoire collective : quelque chose comme j'ai été élevée par un Spectre dans les hauteurs des monts du Son n'est pas une ligne de background imaginée, mais jouée, donc construite, appuyée sur du réel. D'autre part, lors de l'intégration au reste de la table, chaque PJ arrive avec un passé que les autres ne connaissent pas. Lorsqu'un personnage dit "oui, j'ai vécu un temps dans les monts du Son", on ne sait pas s'il s'agit d'une anecdote tout juste nommée, inventée sur l'instant, ou jouée et donc solide par confiance. À tous les égards, cela me semble très différent du rapport à un PJ dont le background serait inconnu, mais non joué : on prend en compte les informations qu'on apprend, mais on sait qu'elles ont un caractère comme factice, qu'elles représentent des idées antérieures à la fiction, antérieures à la narration. Dans Skye, c'est bien différent ; cette simple séance en duo que les autres joueuses ont faite permet de prendre les PJ pour des êtres qui ont une certaine réalité, une certaine autonomie, qui ont vécu d'autres choses dans leur vie. Ces phrases sont toujours vraies, certes (on joue rarement des nourrissons !) mais là, c'est construit : il est certain, crédible, solide, que ce personnage n'est pas qu'un artifice existant pour que telle personne puisse jouer à la campagne, puisqu'il a un vrai passé, de vraies origines.
De plus, le risque d'effondrement par rupture de la confiance n'est pas très fort. Il est facile pour un PJ de développer un peu quand on lui pose une question sur son passé, et de simplement hausser les épaules sans élaborer si la question porte sur quelque chose d'en fait peu important, quelque chose qui n'a pas été joué. On comprend alors que telle propriété n'est pas importante, et on n'insiste pas. Il reste possible d'avoir des situations de rupture de confiance, si une joueuse affirme beaucoup de choses qu'elle invente au sujet de son personnage et qu'on réalise en cours de route que ces choses n'ont pas été jouées, la rendant potentiellement incapable de fournir des informations précises et spécifiques. Mais le régime régulier de ce mode de jeu - se contenter de décrire ce qu'on a effectivement joué, et mentionner le reste avec peu de détail - est déjà fonctionnel en soit.
Le résultat c'est, pour autant que je le voie, une fascination qui peut être intense pour le passé des autres personnages. D'autant plus qu'ils sont souvent reliés, même discrètement, par des liens qu'ils ne soupçonnent pas toujours dès le début, et qui viennent de petites filouteries que j'ai tissées ici ou là. Ce qui distingue les PJ de Skye de ceux d'autres jeux, c'est leur construction, à la fois réelle (ce n'est pas qu'un background écrit, ça a été joué) et supposée par confiance (je peux toujours supposer qu'il y en a plus, bien plus, et donc l'illusion d'un personnage réel et incarné dure). D'autant plus si on trouve le temps d'ajouter un peu de carburant par d'autres parties en duo, ou si on distille lentement les informations sur son passé... ce qui rend ce style de jeu très compatible avec une pratique en retenue et en pudeur du jeu de rôle, où on dévoile son personnage allusivement. Par opposition avec, disons, cette urgence avec laquelle un personnage de MonsterHearts a généralement tendance à déballer ses secrets.
Voilà, je vous laisse avec ce concept - la solidité par confiance, comme accélérateur et catalyseur de la solidité, avec cette ambivalence de pouvoir faire parfois plus intense que la solidité diégétique mais d'impliquer potentiellement un risque de rupture de confiance dans certaines situations. L'idée de Skye de jouer des campagnes avec des personnages construits dans des séances en duo me paraît toujours excellente et, s'il faudrait analyser un peu plus avant pour comprendre en quoi l'univers de Skye joue également dans les sentiments de réalité dont on a parlé, j'y vois une technique à réutiliser largement dès lors que l'on veut jouer des personnages avec de la consistance dans une campagne longue.