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Jouer poétique (4) : l'objet et l'image, le critère de reformulabilité

J'ai commencé cette série d'articles sur le jeu poétique sans trop savoir où j'allais, dans le but de débroussailler et de mettre au jour des éléments éparses pouvant constituer une pratique de la poésie rôliste. Je n'étais pas même sûr d'avoir déjà joué à des jeux poétiques. Avec un peu plus de recul, il m'apparaît clair que j'ai déjà joué des parties qui correspondent bien complètement à ce que j'appelle maintenant le jeu poétique. Je n'ai pas envie d'isoler une classe de jeux écrits, précis, qui seraient poétiques, il vaut mieux décerner cet adjectif à des parties et des pratiques.

1 Le point sur la reformulation

Je crois que le moment est venu pour une définition, conséquence directe de mon dernier article sur l'objet [1], au moins les parties 1 et 2. J'y défendais l'idée qu'une grande partie des pratiques rôlistes reposent sur le besoin de constituer des objets fictionnels, dotés de propriétés suffisamment claires pour être fonctionnelles. Il faut constituer des personnages, des lieux, des pouvoirs, etc. et que chacun soit assez clair et construit dans l'esprit des joueureuses pour que l'on puisse les manipuler mentalement, sans avoir à demander des précisions. Le critère de cette manipulation, c'est la reformulation : la fiction est d'autant plus solide qu'on s'accorde bien sur les reformulations à son sujet. Une partie du rôle du MJ dans les jeux traditionnels, c'est de servir de point central et de fournir une harmonisation / un jugement sur la reformulation. Par exemple, dans la séquence suivante...
"Je me jette sur lui et j'essaye de le plaquer au sol.
- Ok, donc tu lui fonces dessus en passant sous le nez de ses dix gardes disposés autour de lui, c'est ça ?"
...la reformulation rend plus palpable la situation en redisant la même chose sous un angle très différent. Si lae joueureuse répond "oui, c'est ça", alors tout va bien, on s'accorde sur les objets et leurs propriétés, la reformulation réussie prouve que tout le monde objective la fiction de façon suffisamment similaire pour que l'on puisse continuer à raconter une histoire qui fasse consensus. Sinon, la reformulation a permis de mettre en évidence un raté dans la compréhension mutuelle de la fiction, qui appelle à des précisions supplémentaires.

C'est très bien, mais cela tue la forme. J'avais déjà dit dans un article précédent que le jeu de rôle traditionnel est antipoétique, et je le redis : la reformulation, technique nécessaire à la constitution des objets fictionnels, présuppose que la forme n'est pas importante. Si un même contenu peut être présenté par deux formes différentes, c'est bien que ces formes n'ont pas d'importance, ou en tout cas une importance seconde. Les effets de rhétorique, le choix des mots, serait donc limité à un effet d'ornement, un ajout mineur qui n'affecte pas le contenu fictionnel - lequel est vu comme prioritaire.

2 La poésie contre l'objet

Or, je veux voir la poésie avant tout comme un art formel, où tout est dans la formulation. Dans le jeu poétique, la reformulation est une technique presque bannie. Et comme la reformulation est la technique nécessaire à la constitution des objets fictionnels, fatidiquement, il va falloir renoncer aux objets. La voici, ma définition de la poésie rôliste : jouer poétique, c'est jouer sans objet.

Un exemple radical d'énoncé non reformulable :
"Tu tombes vêtu de rouille et la chute est un vertige, une suspension / Tu sens ton propre sang fleurir à l'intérieur de tes veines et faner / Perdre pétales et corolles et rebourgeonner refleurir refaner / Dans des cycles insensés".
(prononcée par Eugénie dans une partie de La clé des nuages enregistrée : Fin de la rouille, à 33:48)
Tout est très dur à reformuler dans cette phrase. Quelle action a lieu au juste qui puisse être décrite par "la chute est un vertige, une suspension" ? Comment écrire cela autrement qu'en gardant la phrase intacte ? Il n'y a pas un contenu pointé par cette forme, il n'y a que la forme et ses effets, le ressenti étrange que produisent les mots la chute est un vertige.

Mais il n'est pas nécessaire que chaque énoncé ressemble à ce genre de choses étrange pour le jeu poétique. Nous pouvons nous contenter de formulation bien plus claires et logiques, du moment que nous les considérons comme inreformulables. C'est-à-dire, tant que nous acceptons que chaque mot importe, et que nous considérons les énoncés des autres pas seulement en ce qu'ils contribuent à la fiction mais pour leurs effets mêmes. Il ne s'agit pas de se tenir à une clause qui forcerait à immédiatement déconstruire tout objet qui menacerait d'apparaître, mais seulement à ne jamais considérer un signe comme étant sans importance ou purement fonctionnel. En ce sens, la pratique du jeu poétique présuppose le jeu en performance. Enfin, peut-être pour adoucir l'affirmation que le jeu de rôle traditionnel est antipoétique, il reste à voir comme poésie et description obectivante peuvent se juxtaposer, sinon vraiment se mélanger :
"Dans la pièce, il règne une odeur de café et de mensonge."
Cette phrase ajoute l'odeur de café comme une réalité palpable, entrain d'être objectivée (il était question de voler du café, plus tôt dans la fiction). A l'inverse, l'odeur de mensonge est une figure qui appartient à l'inreformulabilité radicale et la poésie ; elle aide à planter l'ambiance de la scène mais n'objective rien. A mi-chemin enfin, le choix du verbe "régner" n'est pas neutre et appartient à cette entre-deux : il peut être pris comme simplement descriptif, aisément remplaçable par "il flotte" ou même "il y a", mais une pratique poétique consisterait à le prendre aussi pour sa connotation impérieuse, dominante, et donc pour ses effets rhétoriques. Dans la suite, cela peut simplement tomber dans l'oubli, ou être repris par un.e autre joueureuse ; cette figure deviendrait alors une interfigure [2].

3 Images

Il reste une problématique à laquelle je veux répondre. Les parties que j'appelle poétiques contiennent tout de même un ensemble d'éléments récurrents, sur lesquels portent plusieurs énoncés pouvant être tout à fait cohérents. Même les Dragonfly Motel les plus fous contiennent sans cesse quelques suites de phrases parlant des mêmes choses. On peut certes accepter que les énoncés qui les produisent soient considérés comme non-reformulables, mais si jouer poétique, c'est jouer sans objet, alors comment appeler ces récurrences a priori cohérentes entre elles ? Je vais utiliser le terme d'images, de même que la tasse qui illustre l'article sur l'objet n'est pas un objet mais une image. Une image peut être commune à plusieurs énoncés et ressembler à un objet, en ce qu'un objet est une collection d'images réorganisées. Dans Fin de la rouille, je réponds à 38:40 :
"J'écoute l'écho / Avec mon visage d'écorce et mes lèvres qui fleurissent, j'essaye dans un son rauque de le reproduire / C'est peut-être l'écho de mon propre son"
Le corps végétalisé est une image. Elle se place en cohérence avec la floraison décrite par Eugénie un peu plus tôt. L'écho également est traité comme un son objectif (bien que la situation fictionnelle dans lequel il intervient soit hautement étrange) : en quelques phrases il est entendu, reproduit, identifié, etc. L'écho est une image.

Mais l'écho n'est pas un objet. On ne peut pas demander s'il est grave ou aigu (= lui attribuer des propriétés objectives). On ne peut pas reformuler les énoncés qui l'introduisent, en remplaçant par exemple "écho" par une description du son en question, qui n'est pas vraiment explicité. Non pas parce que c'est absolument et formellement impossible, mais parce que ces interrogations n'ont pas lieu d'être dans cette pratique-là du jeu de rôle. Bref, le critère de non-reformulabilité est moins une propriété linguistique de l'énoncé qu'une disposition vis-à-vis des énoncés.

Et arrivé là, je constate que le jeu que j'ai écrit, La clé des nuages, pousse les joueureuses à de longs monologues desquels aucune information technique ne doit être comprise avec précision. Par là même, le dispositif du jeu ne laisse pas de place à la reformulation, en la rendant inutile, en ne donnant aucune voix à la personne entrain d'écouter et en ne ménageant aucun espace de compréhension mutuelle. Je refuse d'appeler poétique un jeu si on l'extrait de sa pratique, mais La clé des nuages est aussi près que possible de fournir un dispositif encourageant au maximum le jeu poétique.

L'objet et le bleed

Dans cet article j'appelle Texte d'une oeuvre l'ensemble des signes dont elle est constituée. Pour un roman, le Texte est juste le texte, ou encore le récit. Au cinéma, ce serait le déroulé des images avec le son, bref le film comme objet. Dans une partie de jeu de rôle, le terme désigne à la fois ce que disent les joueuses, leurs gestes pertinents, les feuilles de personnage, etc. Tout. Il y aura une définition plus détaillée bientôt.

Je ne suis pas philosophe mais... j'ai maintenant une théorie de l'objet qui me paraît puissante pour poser quelque part une pierre stable et regarder ce qu'on peut atteindre à partir de là. Dans cet article, je m'inspire de quelques idées de base de phénoménologie - je ne pourrais pas aller très loin, je n'ai vraiment pas les lectures qu'il faudrait pour le moment - pour réfléchir à la façon dont les fictions constituent des objets, au moins au titre d'illusions. Bien sûr, j'ai surtout en tête le JDR et le GN comme champs d'applications, et il faudra comprendre l'interaction (intercréation ?) envers les objets spécifique à ces médias.

1 Introduction : phénoménologie de la perception

Voici un objet de la vie courante, où on entend pour le moment objet au sens habituel de chose matérielle qu'on peut posséder.
Vous pouvez sans doute vous imaginer prendre cette tasse dans la main, la soupeser, la tourner, regarder au fond, etc. Pourtant, ce que je vous ai présenté n'est pas un objet en 3D, en céramique avec un certain poids et une certain granularité, mais seulement une image en 2D sur l'écran.

Vous avez reconnu une tasse, parce que vous avez une notion de ce qu'est une tasse en tant qu'objet. Vous vous l'êtes sans doute constituée il y a longtemps quand vous avez découvert une tasse pour la première fois de votre vie, et que vous l'avez tenue, que vous avez joué avec, que vous l'avez faite tourner entre vos doigts jusqu'à avoir le sentiment de connaître sa forme, son poids, etc. Ce que votre cerveau a fait alors, c'est agréger et "aligner" en quelques sortes un ensemble disparate de perceptions : visuelles avant tout, mais aussi tactiles et plus généralement corporelles, auditives quand la tasse est tombée, etc.

Une propriété intéressante de ce processus cognitif, outre le fait qu'il soit complètement sous-marin et intuitif alors qu'il est très complexe, c'est qu'il consiste à fabriquer mentalement un objet synchronique (à comprendre ici comme : existant hors du temps, formant un tout cohérent en 3D avec une matière, un intérieur, etc.) à partir d'impressions reçues chronologiquement (tout ce que nous voyons n'est jamais qu'un flux constant et continue d'images en 2D, nos impressions rétiniennes, dans lequel rien n'est isolé et bien découpé sagement : la tasse bouge entre nos mains, mais nos mains aussi, le monde autour aussi...). Les sémioticiens pourraient reconnaître ici un propre du langage, ce qui me pousse à dire que la perception n'est jamais un phénomène brut mais toujours une lecture du monde : le langage rend des idées synchroniques à travers la succession. Dans la phrase "le petit chat est mort", "petit" vient avant "chat" qui vient avant "mort", mais dans l'événement dont elle rend compte - la mort du petit chat, donc - "petit" n'est pas quelque chose qui se déroule chronologiquement avant "chat" ; ces deux mots ensemble forment un même objet synchronique, le petit chat. Le fait qu'ils se succèdent est un impératif que la langue nous impose, mais cette succession ne représente pas de chronologie.

Les objets que nous nous constituons ainsi ont aussi la propriété d'exister dans notre cerveau indépendamment du monde. Si je casse la tasse, je peux encore me la représenter intacte, je peux me faire une image mentale de ce qu'elle était avant, je peux continuer à y penser comme à la tasse intacte. Mon cerveau peut imposer aux objets qu'il détient des rapports contrefactuels, c'est-à-dire qui ne sont pas la représentation de faits vrais dans le monde.

C'est ça, l'Objet : cette chose que je conceptualise, que je tiens pour hors du temps et hors du monde, quand bien même je suis souvent enclin à la confondre avec ce qu'il y a dans le monde et que je reconnais comme étant l'objet. Tant que la tasse n'est pas cassée, je ne distingue pas la tasse-objet et la "vraie" tasse. Un objet peut être une tasse ou un bureau, mais aussi une personne, un lieu... et peut-être même un événement, quelque chose qui a eu lieu ; n'importe quoi dont je crois qu'il existe à partir d'un vaste ensemble de perceptions ou de connaissances qui me permettent de l'imaginer comme un tout cohérent. Pour reprendre le parallèle avec la langue, une caractéristique de l'objet en tant que trace mentale c'est qu'il me permet de faire des reformulations, dans un sens très large. Reformuler, c'est présenter autrement un même contenu. Je peux si je le veux m'imaginer à quoi ressemblerait ma tasse posée à l'envers et regardée depuis le haut, quand bien même je ne l'ai jamais vue sous cet angle : l'objet n'est pas qu'une collection organisée de perceptions, c'est une chose inférée à partir de ces perceptions et qui permet de construire de nouveaux énoncés. Si je dis "le chaton que nous avions recueilli s'est fait écraser", ce pourrait être une reformulation de "le petit chat est mort" à condition que nous ayons suffisamment d'informations sur le petit chat pour savoir 1. qu'il est assez jeune pour être qualifiable de chaton, 2. qu'il est mort écrasé. Si cet événement s'est constitué pour nous comme un objet, alors nous sommes capables de faire ces (re)formulations.

Dernière chose. Cette photo de tasse que j'ai utilisée pourrait n'être qu'un dessin très bien réalisé, et ne pas être en fait la photo d'une chose réelle. Auquel cas, la tasse-objet n'existerait pas dans le monde autrepart que dans notre cerveau. De même, aucun petit chat n'a réellement été blessé dans la rédaction de cet article. Ces objets que nous avons commencé à nous constituer sont des contrefactuels purs.

Et du contrefactuel au fictionnel, il n'y a qu'un pas.

2 Objets fictionnels

Le mois dernier, j'ai vu les trois saisons de la série animée Shingeki no kyojin (L'Attaque des Titans) pour me préparer à un GN qui devait se passer dans cet univers et en reprendre les thématiques générales et certains développements. Dans Shingeki no kyojin, tout ce qui reste de l'humanité est enfermé sur quelques centaines de kilomètres carrés, contenu par trois gigantesques murs ; au-delà, c'est le territoire mortel des Titans.

Il y a beaucoup de prises de vue et d'informations sur les murs. On les voit de haut, de loin, de près, on connaît leur couleur sous plusieurs lumières différentes, etc. Certaines de ces informations sont même l'occasion de pages spéciales du manga ou de schémas arrêtés dans l'anime, se soustrayant à la fiction le temps de nous expliquer en détail comment ils sont. Et, en tant que spectateur.ice, on en sort avec une image claire et précise de ce que sont les murs.


Je me suis constitué les murs comme des objets fictionnels ; au contact de Shingeki no kyojin j'ai été pris dans un processus d'objectivation. Je sais que les murs n'existent pas réellement, mais je peux les manipuler mentalement, je peux faire exactement comme s'ils existaient parce que j'ai suffisamment de perceptions agglomérées à leur sujet, et que ces perceptions sont cohérentes. Par exemple, je peux m'imaginer faire le tour des murs en les longeant par le haut comme si je volais, sans que l'anime ou le manga aient eu à me montrer ces plans précis. Un travail de phénoménologie consisterait à comprendre quelle quantité de contenus et quel type de contenus j'ai besoin de visionner pour pouvoir me constituer un objet visuel ; je n'ai pas besoin de tous les angles de vue, seulement de quelques angles les plus informatifs possibles. Je crois que c'est le sujet de recherche de Jean Petitot, le conférencier avec lequel j'ai découvert la phénoménologie, et qui étude cette question au croisement entre géométrie et neurosciences. Mais laissons ça de côté.

Remarquez que ça ne marche pas du tout avec les formes d'art qui se centrent sur le formel plutôt que sur le contenu, comme la poésie symboliste qui n'esquisse jamais assez pour que le moindre objet soit fidèlement constituable. Dans ces vers de Mallarmé :

Solitude, récif, étoile
À n'importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile

Il n'y a presque rien qui saute aux yeux comme pouvant constituer un objet. Y a-t-il effectivement un récif, et une étoile, et une toile ? Comment sont-elles ? Qui se fait du souci ? Comment ce souci peut-il être blanc ? et ainsi de suite. On peut bien trouver des poèmes moins obscurs qui décrivent explicitement certaines choses, mais je crois que le coeur de la poésie réside précisément dans l'impossibilité de sa reformulation - puisque tout est dans la forme - et, par là même, dans son inobjectivabilité. Cela rejoint aussi mes réflexions sur le jeu poétique [1] autour de jeux comme Dragonfly Motel qui ne peuvent toucher à la poésie qu'au prix de l'inintelligibilité de la fiction, et à l'idée qu'une pratique du JDR dans laquelle on commence par créer un personnage en lui donnant des propriétés objectives écrites sur une fiche est en soi antipoétique. Dans le sens particulier que je donne à poétique, le jeu de rôle traditionnel est par défaut antipoétique.

Remarque. Bien sûr, il faudrait discuter du fait que deux personnes différentes n'objectivent pas de la même façon et qu'on peut produire au sujet d'un objet fictionnel - et même réel - des énoncés différents et contradictoires. C'est ce dont parle une partie de la théorie du maelström [2], sur la façon dont ce que nous objectivons à partir du récit peut différer largement d'une personne à l'autre. Je vais laisser ça de côté pour le moment, en me contentant de remarquer qu'on arrive tout de même assez bien à produire à plusieurs des énoncés cohérents au sujet des objets rôlistes : si je dis mon paladin est sympa sans trop de mauvaise foi, cette affirmation est susceptible d'obtenir un consensus. Gardons juste en tête que l'objet a quelque chose d'illusoire : nous y pensons comme à une chose cohérente et qui existe de façon étrangère à nous, alors que nous l'avons constitué en nous-mêmes et pour nous-mêmes selon un processus intrinsèquement culturel et personnel. Surtout : elle ne possède pas d'autres énoncés "naturels" que ceux qui se sont présentés à nous : la tasse réelle et les murs de Shingeki no kyojin sont tout autant des objets pour moi, mais si je veux obtenir un point de vue nouveau sur la tasse, je peux toujours la chercher et la mettre dans la position qui me plaît ; alors que pour les murs, il n'y a pas une infinité secrète d'épisodes qui répondraient à mon envie d'un point de vue autre sur les murs.

Avançons un peu ; nous pouvons faire la même chose pour des personnages, et des contenus de plus en plus complexes. Dans Star Wars, j'objective Luke Skywalker (en distinguant éventuellement plusieurs moments, vu que le personnage évolue) et je peux faire des prédictions sur son comportement face à telle ou telle situation. Il ne trahirait jamais ses amis ; il pourrait céder à la colère contre son père ; il luttera toujours avec courage ; etc. Je peux aussi lui attribuer un ensemble de propriétés émotionnelles, comme le fait d'être triste, plein d'espérance ou grave et serein dans telle ou telle situation. Pour cela, je m'appuie sur beaucoup d'autres objets ; par exemple, je l'assimile à un être humain, et je sais déjà que les êtres humains peuvent ressentir ces choses. La constitution de Luke en tant qu'objet de mon cerveau ne s'est pas faite au milieu du vide, et j'avais en quelque sorte un ensemble de prototypes et d'idées déjà préconçues à recâbler ensemble pour servir de base à l'objectivation de Luke.

Remarque. Ces propriétés émotionnelles de l'objet-Luke ont cela d'un peu différent des propriétés perceptives dont on parlait plus haut (le fait que les murs soient grands et durs, etc) qu'elles font référence à des états mentaux que notre cerveau peut avoir. Je peux me représenter une tasse lisse et dure mais mon cerveau ne me fait pas sentir le lisse et le dur sous les doigts, même si je peux convoquer ces sensations dans une certaine mesure... par contre, il peut très bien se représenter pour lui-même des émotions, dans son propre petit théâtre, étant justement le siège d'une chimie compliquée. Je ne sais pas encore quoi faire de ce constat pour le moment, et je ne suis pas partisan d'une thèse simpliste qui serait l'adéquation directe entre émotions de l'objet-personnage et mes propres émotions, mais j'ai l'intuition que ça pourrait être important.

Dans la culture populaire occidentale actuelle, je crois que la cohérence de l'univers, des personnages, etc. a une grande importance pour beaucoup de gens. Il y a beaucoup de façons (pas forcément incompatibles d'ailleurs) de l'expliquer, et aujourd'hui j'en rends compte en disant que le mode le plus naturel pour nous de consommer de la fiction actuellement consiste à constituer des objets fictionnels puis à les faire interagir. Cette théorie ne parle pas bien de beaucoup d'oeuvres qui me tiennent très à coeur ; je pense tout à la fois à la poésie, au postmodernisme, au JEP [3] et à toutes les façons de faire de l'art qui rendent claire leur propre artificialité et se présentent uniquement sous le jour de leurs effets, sans objets intermédiaires. L'art performatif, dans un sens extrêmement large de performatif. Mais, comme toutes les théories de l'art, celle de l'objet peut aussi être lue à l'envers comme un manuel et une esthétique à part entière. Il n'y a donc pas vraiment de sens à leur reprocher de ne pas tout décrire ; aujourd'hui, je veux plonger plus en détails dans un cas particulier que j'ai à coeur et qui me semble très compatible avec une théorie de l'objet.

3 Connexion émotionnelle et bleed

C'est celui des GNistes qui sont à la recherche d'expériences émotionnelles fortes et qui soutiennent une théorie du bleed [4], donc d'une forme de porosité entre émotions de la joueuse & du personnage pendant et après le jeu. Je pense surtout aux jeux romanesques, avec des contextes fixés et des personnages décrits dans des fiches à rallonge, faites pour qu'on puisse y croire le plus précisément possible. (Je pense, en fait, assez spécifiquement à une certaine mouvance au sein de mon propre club de GN ; si le point de vue que j'exprime ici est un peu trop grand ou à côté de la plaque, je restreindrai mon propos).

Même si elle est fonctionnelle, cette représentation m'a toujours semblé un peu étrange : le personnage n'est pas un être réel, il n'y a nulle part une personne fictive qui souffre ou qui jouit ; les seules émotions qui ont été ressenties l'ont été en moi, et leur cause n'est pas autre part que dans le Texte qui les ont causées. Comment pourrait-il exister une porosité entre moi et quelque chose qui n'existe pas ? Attribuer toutes les propriétés ressenties au pur Texte et pas aux objets vers lesquels il fait mine de pointer, c'est par exemple chercher le Jeu en performance. Mais rien n'empêche de souscrire aux théories du bleed au moins en tant que projet, celui de la recherche d'une connexion absolue et d'un vécu le plus fort possible ; bref, à défaut de me convaincre en tant que théorie de l'immersion, le bleed reste une esthétique et une théorie de l'art pertinente pour écrire et vivre certains GN. Et il s'entend bien avec l'objet.

Dans une théorie de l'objet, il faudrait entre autres voir le personnage que j'incarne et ceux des autres comme des objets, effectivement susceptibles de propriétés objectivables comme "être triste". Leur caractère illusoire n'a aucune importance ; d'ailleurs, à défaut d'exister dans le monde, ils ont quand même un certain mode d'être puisqu'ils sont des choses tissées par notre cerveau, encore qu'avec moins de cohérence et d'univocité que nous nous les représentons à mon avis. Le personnage est un acte de foi. Ce n'est d'ailleurs pas très différent de la façon dont nous nous représentons le cercle magique comme un espace-temps éphémère et autre, soustrait au réel, quand bien même il se déroule véritablement pour nous et ne peut s'inscrire autre part que dans le monde.

Quoi qu'il en soit, on pourrait décrire les conditions d'un bleed puissant et touchant par les conditions suivantes :
1a. mon personnage-objet ressent fortement l'émotion X
2a. la connexion entre mon personnage et moi est bonne

auxquelles on rajouterait sans doute :
3. je reste dans le cercle magique et je n'ai pas de malaise à ce sujet

...au sens où l'on sait que ce qui brise le contrat de jeu peut être très mal vécu. C'est le registre de la sécurité émotionnelle, mais je ne vais pas entrer là-dedans.

Ce schéma ne marche pas que pour le bleed, bien entendu, et on pourrait résumer beaucoup de théories de l'immersion ou du fun d'une façon assez proche et plus générale :
1b. le jeu est doté d'une propriété X
2b. la connexion entre le jeu et moi est bonne
3. le jeu reste un jeu

Choisir ce qu'est une "bonne connexion" pour la condition 2b c'est en soit choisir une théorie esthétique et se tenir aux nécessités qu'elle impose. Par exemple, Démiurges de Frédéric Sintès est un bon jeu de rôle moral parce que 1b les personnages sont soumis à des dilemmes moraux déchirants et 2b ces dilemmes sont en quelque sorte "traduits" via les règles en des situations de même forme (bien que de nature différente) vécues par les joueuses. Le problème 2b est en quelque sorte résolu par la notion sintésienne de synesthésie [5] (et plus généralement la pensée forgienne associée) qui impose de chercher une correspondance structurelle entre les enjeux des personnages et les enjeux des joueuses.

Je peux donner sur un exemple simple pour qu'on soit bien sûrs de se suivre. Dans un GN appelé Sasageyo!, un jeu pour 12 personnes où l'on joue des soldats de Shingeki no kyojin face à l'amour et à la mort, j'ai incarné une jeune soldate très attachée à ses amis et confrontée à la peur de les perdre, et j'ai ressenti plus fort que jamais les séparations, les retrouvailles, les deuils et les amours qu'elle a vécu. On peut le décomposer schématiquement :
1a. prise au milieu d'un ensemble de fortes relations d'amour et d'amitié, elle ressent très fort tout un cocktail d'émotions (déchirement, fierté, amour...). Son background de 40 pages la constitue comme objet fortement crédible et cohérent, de même que pour les autres personnages.
2a. à cause de la corporalité, du choix des scènes jouées, des costumes, des correspondances d'enjeux entre elle et moi, de ce que je reconnais de moi en elle... la connexion est très bonne, et je ressens des choses très fortes que je vis comme les émotions de mon personnage transférées à moi.

On pourrait pousser ça beaucoup plus en détails pour voir tous les sous-points de 1a et 2a et évaluer la profondeur (en termes de complexité) de l'objet & la qualité de la connexion. Par exemple, la joueuse qui incarnait mon amant était moins à l'aise que moi avec le contact physique ; et son personnage et le mien étaient dans une configuration similaire : lui, peinant à montrer ses sentiments, solitaire par nature ; moi, capable de tact et de beaucoup d'attention, cherchant à se rapprocher de lui tout en respectant ses limites. Cette correspondance exacte entre le plan fictionnel et le réel a soutenu entre nous une relation sublime entre sentiments exacerbés et retenue gênée, qui nous permettait de réaliser 2a avec beaucoup de richesse tout en maintenant 3.

Remarque. Cet article se centre sur les objets pris dans leur synchronie, leur atemporalité. Pour comprendre à la fois les processus de leur constitution et la manière dont ces connexions sont faites, il est nécessaire de greffer à côté une théorie des actes et de la performance, que je ne vais pas faire ici. Cet exemple montrait comment le corps pris dans la performance est un pont qui permet de satisfaire 2a. Un performativiste radical chercherait à ce que ces actes seuls soutiennent et construisent tout le ressenti de la joueuse ; une bleedeuse chercherait à ce que les ressentis soient en quelque sorte préconstruits comme propriétés d'objets puis transférés en même temps qu'ils sont réalisés.

4 L'objet et le bleed

L'articulation entre le bleed et l'objet est en gros la suivante : le bleed pris comme projet esthétique est une théorie de la connexion, qui explique et motive donc 2a ; la théorie de l'objet, elle, sert à construire 1a. Il n'y a pas de connexion forte avec quelque chose qui n'existe pas fortement, au moins pour nous ; pour l'illustrer, quitte à sortir un instant des jeux de rôle, j'aime bien l'histoire suivante :

il était une fois un orphelin. tous les gens qu'il aime meurent, et il se sent très mal.

qui n'a rien de particulièrement touchante alors qu'on pourrait considérer raisonnablement que ce dont elle parle est très triste. Mais ses objets - l'orphelins, ses proches, sa situation - sont extrêmement faibles, inconnus, indéfinis ; ils n'existent pas comme tels pour nous, et le drame qui les relie n'a aucune importance.

A l'inverse, donner beaucoup de détails sur l'orphelin et ses amis, leur vie commune et leurs espoirs, c'est les constituer petit à petit comme des objets-gens. Si l'on a accepté plus haut que la tasse intacte existait encore dans notre esprit même si la vraie tasse est cassée ou n'existe plus, alors on pourrait aller jusqu'à accepter que le mode d'être des personnages pour nous n'est pas si différent de celui de personnes bien réelles ; et que ce qui les différencie, ce n'est pas tant la représentation mentale qu'on s'en fait (ce sont des objets ; les "réels" ayant généralement plus de détails et de propriétés) que la condition 3 qui nous garantit la possibilité de penser à eux de façon inconséquente (si je tue un personnage fictionnel, je ne risque aucun jugement pour meurtre).

Détailler l'objet-personnage pour mieux s'y connecter impose aussi une certaine rigueur logique. Luke Skywalker ne peut pas changer brusquement de caractère et assassiner froidement Han Solo. De même que différents points de vue me permettent de former la tasse comme un objet cohérent, j'ai besoin que les différents énoncés produits au sujet de Luke Skywalker soient reliés par une certaine cohérence. Cette condition est subtile, et touche à la logique fictionnelle ; je la laisse en suspens pour le moment, et je me contenterai pour le moment de remarquer que le besoin de cohérence est souvent haut chez les amateur.ice.s de GN romanesques, qui ont besoin de ne pas être confronté.e.s à la nature fictionnelle et arbitraire des personnages et des situations jouées.

Pour revenir au bleed, j'aimerais pouvoir m'appuyer sur la psychologie pour bien comprendre ce qui me relie à mes personnages de GN les plus marquants. Je trouve généralement chez eux ou bien des traits de personnalité que j'ai (pour le meilleur et pour le pire), et donc les jouer est une exploration de moi ; ou bien des traits de personnalité que je n'exprime jamais, et donc les jouer est encore une exploration de moi - plus précisément, des autres moi que je ne suis pas, ou plutôt que je fais semblant de ne pas être. Cette alternative vient du constat simple qu'il n'est pas possible de jouer autre chose que soi-même, mais que l'on peut choisir quelle corde faire vibrer ; jouer, jouer de soi comme d'un instrument de musique dont on chercherait les accords encore inédits. Mais ce point de vue est angoissant, à plusieurs niveaux : je peux vouloir jouer pour m'échapper, et surtout pas pour me jouer moi-même ; je peux vouloir jouer un méchant, et surtout ne pas me reconnaître en lui. L'objet et le bleed sont des réponses à ces angoisses, qui rendent le jeu possible : ce connard que j'incarne, ce n'est pas moi puisqu'il est un objet, c'est-à-dire une chose que je tiens pour existant en soi, objectivement, hors de moi, quand bien même elle ne se constitue pas autre part que dans mon cerveau et elle n'agit pas autrement que par moi. C'est dans ces forges-là que naissent les fiches de personnage de 40 pages : pour constituer des objets fortement crédibles, suffisamment larges pour me recouvrir tout à fait.

De ces réflexions, je tire deux visions du bleed, assez proches et toutes les deux assez radicales. Il y a le projet des absolutistes de l'objet : croire aussi fort que possible au personnage et se dédouaner de ce qu'il dit de moi, maintenir l'objet-personnage comme une illusion nécessaire ; lui penser une vie, une personnalité, formuler autant que possible à son sujet de sorte qu'il devienne possible et facile de reformuler, de le faire exister. Avec pour but de vivre des choses aussi fortes et touchantes que possibles, que l'on ressentira alors comme des expériences de l'altérité. Et il y a sa version non-illusionniste, qui consiste à adhérer à ce projet et croire au personnage au moins le temps du jeu, tout en reconnaissant que ce qui me touche à travers lui, c'est moi-même. Presque pareil, mais à la fin, c'est bien une exploration de moi que j'en retire.

Ma propre position sort de ces deux théories, puisqu'en bon performativiste j'aime les jeux qui rient des objets et s'assument comme des tissus de purs signes, de pure performance. Mon attrait pour la poésie rôliste est en même temps une attirance pour un postmodernisme qui reste encore à constituer, et je crois utile de penser les actes et les émotions jouées sans bleed ; je renvoie aux réflexions de Farane Chaotique sur l'alibi [6]. Mais en GN, jouer aux côtés de bleedeur.euse.s m'a poussé à enfiler une autre peau - par nécessité, pour pouvoir profiter des jeux, mais aussi par plaisir. C'est en quelque sorte le pendant esthétique de ce que j'avais appelé, pour les réflexions théoriques, une posture paradigmatique [7].

Voilà ; on a une théorie du bleed & de l'objet. Je réutiliserai sans doute l'objet en dehors du contexte du GN ; il y aurait sans doute énormément à dire sur les objets en JDR, par exemple sur la fonction des livres de base de JDR comme constructeurs d'objets références, cartographiés, mesurés par des statistiques, etc.

La prochaine étape consistera à parler un peu de logique fictionnelle et de narrativité : la logique comme un tissu de nécessités qui relie les objets et la façon dont ils interagissent, et la narrativité en ce qu'à la fois elle repose profondément sur la logique et les objets et me semble s'extraire de ces nécessités imposées. Je veux parler de la façon dont parfois les choses les plus fortes que nous impriment les fictions viennent de tout autre chose que du bleed, de rapports magiques et analogiques entre les choses plus que de raison et de cohérence. Si je parviens effectivement à écrire cet article, j'essayerai d'expliquer ce qui me semble être une limite intérieure à la théorie du bleed, qui me fait douter de sa capacité à être vraiment esthétiquement autonome. Car je la crois soutenue par une dichotomie implicite entre forme et fond à laquelle j'ai beaucoup de reproches à faire.

Mais c'est une autre histoire.

Références

[1] Jouer poétique (ici)
[2] Le Maelström (par Romaric Briand)
[3] Jouer en performance (par Eugénie et moi sur Je ne suis pas MJ mais)
[4] Pervasivité, effet bleed et cercle magique (par Bross sur Electro-GN)
[5] La synesthésie (par Frédéric Sintès sur Limbic Systems)
[6] Utopie et alibis (par Farane Chaotique sur les Courants alternatifs)
[7] Geste et compensation : deux paradigmes face à face (ici)

Play-design & théorie rôliste

Aux personnes qui s'intéressent de près ou de loin au jeu en performance (JEP) [1], il n'aura pas échappé que la question du game-design dans ce paradigme est épineuse. Nous concevons les parties comme des performances éphémères et non reproductibles, ce qui menace la notion même de jeu (au sens de game). Plutôt que de jouer au jeu, nous jouons avec le jeu, nous investissons ses règles d'un sens qui vient de nous ; cela peut pousser jusqu'à l'infraction. Un jeu peut être complètement cassé et encore se prêter au JEP, du moment qu'on le maîtrise. Tout cela contribue à donner le sentiment que le JEP est un axe complètement orthogonal qui se fiche pas mal des considérations de game-design.

Sauf qu'une telle position ne permettrait pas d'expliquer pourquoi tel ou tel jeu est plus ou moins adapté à la performance. Alors, que fait-on ?

Eugénie a déjà abordé ce sujet délicat dans un article [2], en ouvrant plein de portes mais sans pouvoir constituer une théorie effective qui mène à la conception de jeux. Ses remarques sont légitimes ceci dit et je conseille la lecture de l'article car je ne reviendrai pas sur grand-chose. À titre personnel, j'entrevois encore mal quels jeux sont plus ou moins adaptés à la performance ; il y a quelque chose de fin à comprendre sur la façon dont des contraintes peuvent être fertiles et stimulantes pour la performance, ou au contraire étouffantes, et je n'ai pas de vision claire sur le sujet. Mon intuition est que voir le jeu et ses mécaniques comme des systèmes de signification - bref des langages - entre les mains des joueuses, sous l'angle linguistique/sémiologique, serait fertile, mais je le développerai une autre fois.

1 Concevoir des parties

Je propose plutôt de tracer un chemin un peu différent, et commencer par ouvrir grand la porte ouverte :
  • il y a des gens qui voient les jeux comme des oeuvres en soi, et qui s'intéressent au game-design en tant qu'ensemble de théories permettant de construire de meilleurs jeux.
  • les performativistes considèrent que les oeuvres rôlistes sont les parties, et réfléchissent donc plutôt à construire de meilleures parties.
Et c'est sur la base de cette simple observation que j'aimerais commencer à parler de play-design, un nom pour regrouper tout ce que l'on peut produire comme théorie spécifiquement dans le but de constituer de meilleures parties. Je crois que Felondra est le premier à avoir utilisé ce terme, qui n'a pas encore de vie propre pour le moment. Voici des exemples de notions de play-design :
  • à peu près tout le blog Je ne suis pas MJ mais : conseils, idées, réflexions à hauteur de joueuse
  • tout ce qui est sécurité émotionnelle, vue comme ensemble de métatechniques qu'on peut ajouter à un jeu
  • la notion de geste rôliste [3] de Julien Pouard
  • les signes gestuels [4] de Felondra
  • les conseils d'écriture de sénario, d'interprétation de personnage... dans le jeu de rôle traditionnel
Ce que Julien appelle geste rôliste retient particulièrement mon attention, parce qu'il permet aussi de réfléchir à tout un tas de petites pratiques qu'on a et qu'on pourrait vouloir identifier, expliquer, diffuser. Il peut autant s'agir d'ajouts à des parties dont le cadre est déjà fixé, comme Jouer l'impact [5], ou d'idées - et c'est là que la notion sera la plus utile - permettant de construire des parties en modifiant d'emblée ce à quoi on va jouer (hacker à la volée Perdus sous la pluie pour jouer du Contrevent, par exemple, ou jouer un canevas de Dogs in the vineyard avec les règles de Happy Together). L'article d'Eugénie sur le game-design performativiste [2] commence par une longue liste de propositions qu'on peut vouloir faire pour transformer le jeu avant d'y jouer, et c'est le genre d'idées qu'on peut vouloir regrouper dans une théorie du play-design.

Remarques. Dissipons tout de suite quelques malentendus possibles.
  1. Le play-design est beaucoup plus large que le jeu en performance. Tous-tes les rôlistes ne sont pas performativistes, mais tous-tes jouent ! Ce qui relève du play-design concerne a priori toutes les personnes qui veulent réfléchir à la façon de faire des parties qui leur plaisent plus.
  2. J'exagère un peu en disant que le game-design vise la conception des jeux comme un produit en soi. Évidemment, les game-designers créent en vue de constituer certaines expériences, donc on pourrait dire que leur objectif final relève bien du play-design. Mais j'insiste sur le fait que les game-designers postulent (implicitement) l'existence d'un objet appelé jeu qu'on peut chercher à modifier et qui génère des expériences à la table, et que leur travail se centre sur cet objet jeu.
  3. En conséquence, game-design et play-design peuvent fortement s'intersecter. On peut quand même leur reconnaître des objets spécifiques : réfléchir à changer les règles du jeu qu'on est entrain de concevoir, c'est clairement du game-design ; réfléchir à des techniques de théâtre d'impro pour mieux mettre en valeur son personnage et ceux des autres dans une campagne en cours de Burning Wheel, c'est clairement du play-design. Mais adapter à la volée un théâtre d'Inflorenza pour jouer un certain truc, est-ce du game-design (nous changeons le fonctionnement du jeu) ou du play-design (nous constituons une partie un peu différente) ? Les deux, mon capitaine ; c'est une question de point de vue, et de transmission.
  4. Je mets en avant le play-design parce que j'ai le sentiment que c'est une approche intéressante et encore balbutiante, mais je ne prétends à aucun moment remplacer le game-design, même pas juste dans le paradigme JEP. Oui, on a besoin de jeux qui font ce qu'on veut qu'ils fassent, et oui, il va falloir que des game-designers s'y collent ! L'approche play-design est plutôt complémentaire à l'approche game-design.
Maintenant que c'est clair, voyons un peu ce qu'on peut en dire.

2 Structurer le play-design

Ce que je veux faire passer en priorité, c'est qu'on peut réfléchir à la conception de partie sans passer par le game-design, et que constituer une théorie sur la façon de jouer à des jeux qui existent déjà a une valeur en soi. Parce que nombreux sont les jeux de rôle qui, dans leur incomplétude fondamentale, nous donnent la possibilité de jouer quelque chose qui n'a jamais été joué, et savoir comment saisir ce vide et cet espace est un art en soi. Par exemple, hacker à la volée le jeu X pour faire du Y avec la contrainte Z est devenu une des formes les plus importantes de ma pratique actuelle ; elle n'a rien d'évident, elle ne vient pas de l'application des règles d'un certain jeu, et elle mérite selon moi d'être pensée, théorisée, réfléchie, élargie, diffusée dans une certaine mesure.
 
Tout ramener au game-design (tu as telle pratique ? c'est super ! écris un jeu pour la transmettre !) est un choix artistique cohérent que font certains, beaucoup de forgiens typiquement, mais ce n'est pas la seule forme de constitution et transmission de pratiques. Il y a parfois dans les cercles indépendants une sorte d'hégémonie du game-design, qui me paraît d'ailleurs en perte de vitesse actuellement. Mais encore une fois : je ne veux pas l'enterrer, au contraire ; je crois que faire émerger des théories de play-design pourrait être le moyen de mieux saisir quelle est la place du game-designer dans les pratiques rôlistes, et d'en saisir exactement la valeur. Cela nous évitera les impasses du genre : on a fait une super partie avec un jeu complètement cassé, alors à quoi bon le game-design ? Play- et game-design sont profondément complémentaires.

Tout ça est très bien, mais je n'ai toujours pas dit concrètement ce que je voulais, ce que je souhaitais de plus que ce qui existe déjà sous cette bannière artificielle qu'est le play-design.

Voici tout à la fois un diagnostic et un manifeste : tout le monde a des idées de game-design (dans tel jeu, il faudrait qu'on ait un bonus quand...) et de play-design (on devrait chercher à mettre en lumière les persos des autres, ce serait plus sympa...), mais les premières sont prises en charge par des théories complexes et étoffées, alors que les secondes relèvent la plupart du temps de réflexions dispersées, isolées, peu structurées. Quand on lit le blog de Frédéric Sintès en particulier, on trouve des concepts synthétiques comme l'économie ou le Vide fertile [6] qui donnent une cohérence globale à la plupart des autres notions. Il n'est pas raisonnable de réfléchir techniquement et isolément à un mécanisme, une règle, un point précis de game-design, etc. sans envisager au moins succinctement comment il s'insère dans une construction globale, dans un système ; et c'est exactement ce que pousse à faire Frédéric Sintès. On peut penser un jeu à la fois en termes de support de démarches créatives, de prémisses, d'espaces de créativité, de compensation... et c'est ce qui permet à Frédéric d'écrire au sujet de son jeu Démiurges un ensemble de billets [7] qui articule tout et montre la cohérence globale de sa conception forgienne du jeu de rôle.

Il me faut exactement ça, mais pour le play-design - et plus spécifiquement pour le play-design performativiste. Dans le podcast de la Cellule sur La clé des nuages [8], Romaric Briand dit de nos articles sur le jeu en performance qu'ils font système : il faut à présent prendre la mesure de cette formule. Les idées d'Eugénie, de Julien, de Felondra, etc. m'apparaissent unies par une cohérence au moins partielle, dont nous avons conscience mais qui reste implicite.

3 Théorie sémiologique du jeu de rôle et play-design

J'ai déjà évoqué l'an dernier l'idée de constituer une nouvelle théorie intégrale du jeu de rôle [9], qui pourrait partager avec la forge certains constats descriptifs mais qui se centrerait sur le sens que revêtent les parties pour les joueuses, les signes déployés pendant le jeu, le Style des participantes, bref les parties et tout ce qui s'y passe. Elle intègrerait le JEP comme un ensemble de pratiques parmi d'autres, sans s'y réduire. C'est également plus général que le seul play-design, mais cela formerait un cadre descriptif et explicatif où le play-design prendrait sens et source, tout comme les jeux forgiens tirent du modèle GNS des idées cohérentes sur la façon de constituer des jeux qui soutiennent clairement une démarche créative identifiée. Voilà la voie longue pour structurer le play-design : avoir une théorie qui parle de play tout entier, avec un autre point de vue que celui de la Forge.

J'ai encore une série d'articles à paraître pour faire avancer tout un tas de questions qui me motivent, sur la construction des histoires rôlistes, sur le symbolisme et la poésie. Je cherche encore les idées et le moyen de faire de la critique de partie, un projet qui m'apparaît aussi naturel que bizarroïde et que je n'arrive pas à commencer. Je réfléchis aussi à écrire du play-design concret, à ne pas attendre la grande cathédrale théorique pour parler de comment nous pourrions construire des parties ; développer et théoriser ce fameux jouer à X pour faire du Y avec la contrainte Z, typiquement. Mais à travers ces sujets, je veux mettre à jour les bases cohérentes de quelque chose de plus grand. La prochaine grande étape, ce sera de parler de méthodologie. La Forge a posé le compte-rendu de partie comme un observable, une donnée nécessaire à la discussion ; en 2019, grâce aux enregistrements de partie de plus en plus nombreux, nous pouvons être plus exigeant-es vis-à-vis des données, pour espérer constituer un discours à la fois solide et précisément critiquable. L'enjeu méthodologique, ce sera de pouvoir articuler des constats rigoureux et des ambitions artistiques tranchées.

Voilà le programme à court, moyen et long terme ; y'a plus qu'à. Comme l'an dernier ? Oui, mais l'an dernier, j'avais en poche les bases du jeu en performance, quelques pistes sur ce qu'il faudrait faire, et c'est à peu près tout. Maintenant, j'ai un sac plein d'outils et la tête pleine de questions précises et d'intuitions à pousser au bout. Aller, c'est officiel, c'est dit, c'est posé, si ce n'était pas déjà évident : dans ce petit recoin obscur des internets rôlistes qu'est Ristretto Revenants, il y a une grosse théorie qui cherche à se constituer, qui pourrait demander encore quelques années. Pas toute seule, puisque je m'appuie déjà lourdement sur les réflexions ou les articles de membres des Courants alternatifs : Eugénie, Thomas Munier, Felondra, Valentin T, Julien Pouard... mais aussi, comme tout travail réflexif, sur ce qui a été fait avant, à la Forge typiquement : Ron Edwards, Frédéric Sintès, Fabien Hildwein, Romaric Briand, entre autres. Le résultat à constituer, ce serait cette fameuse théorie de la joueuse ou, pour refléter l'axe plus spécifique que j'essaye de suivre, une théorie sémiologique du jeu de rôle.

Peut-être qu'un jour ça sortira, peut-être que non, peut-être que ça n'intéressera personne d'autre que moi, tant pis : pas de promesses.

Mais beaucoup d'espoir.

Références

[1] Jouer en performance (ici & sur Je ne suis pas MJ mais)
[2] Le game-design dans le jeu en performance (Je ne suis pas MJ mais)
[3] Le geste rôliste (Les Voix d'Altaride)
[4] Les signes gestuels (Une pincée de Fel')
[5] Jouer l'impact (Je ne suis pas MJ mais)
[6] Vide fertile : la spirale invisible (Limbic Systems)
[7] Portrait théorique de Démiurges (Limbic Systems)
[8] Playtest N°22 : La clé des nuages ou l'envol des oiseaux de pierre (La Cellule)
[9] Geste et compensation, deux paradigmes face à face (ici)

Jouer poétique (2) : autres signes, autres syntaxes

(Crédits réflexion : Valentin T.)

D'autres idées. Dans ce fragment, je prends un angle d'attaque très sémiologique, ce qui me force à esquisser les bases d'une pratique du jeu poétique. La sémiologie, c'est la partie des sciences humaines qui étudie les systèmes de signes, dont la valeur est toujours vue comme dépendante de tous les autres éléments du système ; il peut s'agir tout autant de systèmes formels (la héraldique) qu'informels (porter un costume trois pièces, c'est notamment ne pas porter un jean et c'est significatif). La linguistique, qui étudie la langue, peut être vue comme une partie de la sémiologie.

1 De quels signes disposons-nous ?

Le matériau premier qui nous sert à interagir en jouant, c'est encore la parole, qui s'appuie donc sur la langue. Nous disons ce que notre personnage fait, ce qu'il espère, ce qu'il pense ; nous décrivons des PNJ, nous leur attribuons toutes sortes de propriétés ; nous construisons des histoires aussi...

J'aime voir dans la poésie un état du langage, ce qui pousse naturellement à interroger l'usage de la langue dans le jeu de rôle. Mais c'est un terrain dangereux, qui peut nous pousser à vouloir importer tout ce que la poétique sait faire en termes d'effets de style ; le jouer poétique issu du jeu de rôle ne devrait pas consister à jouer en disant des vers, ou des métaphores, ou quoi que ce soit de tel - bien que ces effets puissent arriver ponctuellement, ils constitueraient une piètre traduction de la poésie dans le média rôliste. Il y a toutes sortes de réflexions plus pertinentes à faire sur l'usage de la langue dans le jeu poétique ; j'en ai suggéré quelques-unes dans le précédent article, et il y a beaucoup plus à chercher, mais je n'ai pas encore d'idée assez formée pour revenir là-dessus.

Ce qui est directement accessible, en revanche, c'est surtout la question : quels signes n'utilisons-nous pas ? Le langage rôliste ne se limite pas à la parole. En poésie, il semble que tout ce qui a été identifié comme significatif dans la langue ou à sa périphérie a été utilisé à un moment ou un autre (il n'y a qu'à lire le Coup de dés de Mallarmé pour se convaincre de la valeur poétique des lettres majuscules, de l'espace typographique). Mais nous, rôlistes, avons entre les mains bien plus que des mots ! Des feuilles et des crayons, et des dés, souvent, déjà ; et puis nous jouons à des endroits, et avec des gens, et d'ailleurs nous les regardons, nous leur sourions parfois. Autant d'éléments qui sont par défaut réduits à une fonction (la chaise pour s'asseoir, la feuille pour prendre en note des caractéristiques, le regard pour savoir quand parler et quand écouter) mais que l'on peut vouloir sémiotiser, c'est-à-dire leur donner un sens, en tant que signe, à l'intérieur d'un (nouveau) système de signification. Que veulent dire les couleurs rouges et vertes ? Rien, mais sémiotisées par le système des feux tricolores, elles deviennent les signifiants de tu t'arrêtes et tu peux avancer. Cet exemple simple est purement formel et arbitraire (il n'y a précisément rien d'équivoque dans la relation arbitraire vert = tu peux avancer), donc peu poétique ; mais des sémiotisations plus fines et moins formalisées permettent d'explorer des systèmes de signification improvisés, chargés de forces poétiques. Qu'est-ce que ça veut dire si, au lieu de jeter le dé, j'annonce son résultat ? Quel sens y a-t-il à déchirer ma feuille de personnage lorsque celui-ci subit un terrible revers ?

Saisir un matériel nouveau, c'est s'offrir plus de moyens de signification, de vides ambigus à investir et à interpréter. Et, peut-être, l'occasion de la découverte ou du renforcement d'un style. Le mien est indubitablement lié à des usages émergents du papier, par exemple.

Ce qui pèse sur ces figures et leur donne leur profondeur, c'est bien un fait sémiologique : leur rapport avec tous les autres signes possibles. Déchirer la feuille, cela s'oppose à la fois à la possibilité de la laisser entière (d'un coup, j'annonce que mon personnage est dans un état pire que vous tous, qui avez encore votre feuille entière), et à la possibilité d'exprimer la même chose par les mots (c'est tellement dur que je refuse de le verbaliser). Et on pourrait sonder bien plus avant le sens de cet acte, observé dans un contexte précis, pour saisir tout ce qui en fait la pesanteur.

2 Par quels moyens signifie-t-on ?

Une vision largement répandue du jeu de rôle propose de distinguer les énoncés qui portent sur la fiction de tous les autres, de quel dé il faut lancer déjà ? aux blagues et autres passe-moi les chips. Même quand on parle de la fiction, en disant ce que fait notre personnage par exemple, on pourrait distinguer une marge d'énoncés possibles (j'entre, j'inspecte la porte, je me ronge les sangs en réfléchissant à ce que je vais dire...) et beaucoup d'autres considérés comme non-pertinents : je m'envole (alors que je n'ai pas d'ailes), je rentre au village me marier et crever dans mon lit (l'échelle de temps n'est pas correcte), etc. Des divagations sur les états d'âme d'un personnage sont pertinents jusqu'à un certain point dans certains contextes donnés mais sont par exemple malvenus au milieu d'un combat tactique ou d'une course-poursuite effrénée. Les règles qui régissent dans un contexte donné l'enchaînement des énoncés possibles, limites ou incorrects, c'est sans doute ce qu'on pourrait étudier en cherchant une grammaire du jeu de rôle.

Après la question sur ce qui peut être un signe ou non, voici celle de leur agencement et de leur syntaxe. Je vais, là aussi, laisser à d'autres cette recherche épineuse pour me concentrer surtout sur la problématique suivante : comment rend-on pertinents des signes qui, dans une conception traditionnelle du jeu de rôle, ne le sont pas ? J'ai souvent constaté (hypothèse) que dans mes parties de jeu de rôle, on cherche à reformuler tout ce qui n'est pas clair, à ramener les énoncés non corrects à une forme intelligible. Un bon énoncé est un énoncé qui passe par la porte d'entrée et s'essuie les pieds. Pour toutes sortes de raisons que je n'ai pas envie d'expliciter, cela fait largement sens dans beaucoup de cas ; je ne viens pas poser une bombe sous le jeu de rôle, je cherche juste quelque chose d'autre à côté.

Il reste que sur un paquet de tables, si je déchire ma feuille sans parler, je risque fortement d'être incompris. On va me demander pourquoi j'ai fait ça, est-ce que ça veut dire que je suis mort ? Est-ce que je peux expliquer ? De même, choisir le résultat du dé au lieu de le jeter est un acte subversif, presque transgressif. La question d'établir quels énoncés sont corrects et lesquels ne le sont pas rejoint en fait celle de sémiotiser des signes nouveaux, que j'ai développée plus haut. Si personne n'est préparé à interpréter ce que je vais faire en sachant que j'utiliserai peut-être des signes inattendus, alors ce que je produis sera vu comme non-pertinent. Il n'y a pas grand intérêt à faire des figures tout seul en passant pour un excentrique pénible aux yeux des autres.


Une réponse est bien entendue de concevoir des jeux qui proposent d'investir de nouveaux signes. Mon rapport au papier vient en partie d'expériences marquantes sur Dragonfly Motel. Ou, autre possibilité, de chercher des jeux qui ouvrent la large possibilité d'innovations formelles émergentes, sans imposer une technique plutôt qu'une autre. Mais, si je crois que de tels jeux sont importants pour jouer poétique (même des picojeux), je n'ai à ce jour pas de vraie réponse satisfaisante à part : développer une pratique.

Pour jouer poétique à moindre frais, je me tourne vers les quelques joueur-ses autour de moi qui s'accordent bien avec ma façon de jouer, avec qui j'ai beaucoup joué et dont j'apprécie moi-même le jeu et avec qui j'ai l'habitude de saisir, justement, ces signes étranges, ces moyens de signification qui diffèrent de l'usage habituel. C'est-à-dire, avec les habitués du jeu en performance, terme qui me semble maintenant désigner un cadre nécessaire pour développer le jeu poétique. (Je crois que JEP est plus large que jeu poétique, ce dernier vivant à moitié dans un futur qui reste à construire, mais les deux concepts sont surtout pour moi deux angles d'attaque différents pour parler des mêmes choses et des mêmes envies.)

3 Pratique poétique

Cette énorme restriction du paysage des rôlistes à seulement quelques connaissances ne serait pas nécessaire si le jeu poétique était un fait connu et pratiqué (de même que tous les poètes n'ont pas à introduire la poésie à leur lectorat) ; mais je ne peux pas m'inviter à un tournoi de poker et proposer une partie de tarot. Je ne nie pas, bien sûr, la possibilité de trouver de surprenants et superbes moments de poésie avec des inconnus, dans des jeux qui le permettent (ou même pas !), par exemple en conventions ; mais ces expériences-là me sont essentiellement inaccessibles : jouer avec des personnes que je ne connais pas et dont je ne sais pas quoi attendre est pour moi une source d'angoisse qui est essentiellement incompatible avec un investissement émotionnel fort. C'est donc bien d'un choix personnel que je parle, pas d'une loi générale.

S'ouvrir à une pratique du jeu poétique, ce serait quelque chose comme réunir des ami-es ou personnes disposées à jouer ensemble et prêt-es à s'investir dans des parties équivoques, avec l'idée de co-construire quelque chose d'artistique. Ni plus, ni moins - comme dans le JEP, je peux affirme qu'une partie poétique peut être ratée, tout comme beaucoup de poèmes me laissent froid.

L'objectif concret et formel, avant l'objectif artistique, c'est d'ouvrir les possibilités de création de sens, ne plus faire passer tous les énoncés - au sens large, pas seulement verbal - par la même porte d'entrée. Permettre de nouveaux signes, des écarts à la grammaire rôliste, des expériences de signification ambiguës, quitte à se rater complètement. Et si je veux renouveler ma pratique poétique maintenant, il faut que je construise de nouveaux liens avec des joueurs et des joueuses de mon entourage qui y sont disposé-es, ce qui est toujours faisables mais demande un effort et une continuité. Simplement, je ne crois pas au jeu miraculeux qui permettrait facilement d'ouvrir d'un coup toutes les autres portes de la signification et sémiotiser le temps d'une explication de règles tous les signes que je veux explorer.
 

Et la suite ?

J'ai appelé fragments cet article et le précédent, qui donnent les pistes que je vois actuellement pour penser le jeu poétique. On pourrait déjà y voir un programme assez fourni, déroulé à l'envers : construire une pratique sémiotisante, explorer d'autres façons de faire sens, ambiguïser le langage à la recherche d'effets de style. Il s'agit bien sûr d'une vision de la poésie qui m'est personnelle ; on peut distinguer un peu partout dans ce que j'ai écrit la trace du symbolisme, qui m'est cher, qu'une autre joueuse pourrait vouloir reléguer à une place plus secondaire.

Si ces articles sont des fragments, ceci dit, c'est qu'ils n'atteignent pas encore ce que je cherche comme le coeur de la poétique rôliste. C'est-à-dire : si je joue dans le bon cadre, avec un jeu qui convient et des joueur-ses qui partagent une conception proche de ce qu'est la poésie rôliste, alors que fait-on de fondamentalement cool qui justifie tout ça ?

Je vais essayer de formuler ma réponse bientôt, et je crois qu'elle pourrait être la rencontre de deux termes : figures et intercréativité.

Stay tuned.

Critique : Mantra, le cut-up & l'éclatement des formes

batronoban est l'auteur français derrière un certain nombre de jeux foutraques et bordéliques, auxquels je fais régulièrement allusion ici ; j'avais notamment écrit cet article qui traite du sentiment de vitesse dans Mantoid Universe. J'avoue jouer assez peu à ses jeux. Quelques sympathiques parties de Mantoid, un Chevalerie & Sodomie... et une campagne avortée de Mantra, celle qui m'intéresse aujourd'hui. Je ne me connecte que difficilement avec ses univers ultra-crasseux mais j'y pioche des idées formelles.

Dragonfly Mantra

En tant que joueur en performance, je cherche les exercices de style, les nouvelles façons de jouer, les formats hors-gabarit. C'est pourquoi Dragonfly Motel de Thomas Munier est un de mes jeux favoris - pour ce qu'il est, à toutes les étapes, un éclateur de formes. Du dispositif classique du jeu de rôle, il garde tout de même un nombre habituel de joueuses (disons 3-5) et une table ; mais on y joue en s'offrant la parole, en écrivant des images poétiques, en déchirant des bouts de papier. On s'amuse à créer du sens, des scènes fortes en esthétique et en symbolique, que l'on délite ensuite au fil de la clause de non-cohérence du jeu. Et surtout, le jeu nous appelle explicitement à outrepasser ses propres règles et à se laisser aller à divers émergences formelles : plutôt que de déchirer son papier, le donner ou le froisser ou le tremper ou le manger... ces instants de créativité doublent la créativité visuelle et sensorielle à laquelle pousse le jeu, et a été pour moi une étape importante pour comprendre ce que j'aimais en jeu de rôle. Sans Dragonfly Motel, pas de jeu en performance pour moi.

Bon, et donc, Mantra. Précisons que je parle ici de la première version du jeu, tandis que la seconde (Oniropunk) est en préparation, prévue pour une précommande en automne prochain.

Mantra se présente comme un jeu barré, psychédélico-wtf, où les joueuses incarnent des personnages perdus entre leurs différentes vies parallèles, passées et futures, entre toutes sortes d'intrigues dans un gigantesque multivers qui n'en finit plus d'agoniser et où il semblerait que plus personne ne comprenne rien à rien. On y joue des aventures confuses, rythmées par les phases de Réminiscence, de courtes saynètes psychédélique sans rapport avec la choucroute, qui donnent la possibilité de retrouver des perles, ressources bizarres vaguement à la conscience de l'Hommonde ou nécessaires à Androgyne-Roi pour ses machinations ou peut-être encore une forme purifiée de pétrol'magie ou... bref. Tous les éléments semblent présents pour jouer un étrange délire sous psychotropes et heavy metal.

On ne peut donc que s'étonner de trouver dans le jeu un dispositif on ne peut plus classique. Une MJ qui déroule des scénarios, quelques joueuses, one-shot ou campagne ; et surtout un livre de règles qui suit la sempiternelle division règles/univers, où la partie univers s'avère péniblement encyclopédique. Dans le multivers de Mantra, il y a une cosmogonie compliquée, un Sous-Monde, des luttes politiques entre Androgyne-Roi, les Anciens, un territoire pour les Jasmins Parlants, il y a tel et tel lieux décrits. Pour un jeu qui se veut onirique et destructuré, c'est sacrément classique. La même, d'ailleurs, avec Mantoid Universe qui d'un côté interdit formellement à la MJ de "se branler sur des intrigues complexes" mais qui, à côté, prend le temps de décrire bien dans l'ordre les différents royaumes et factions, quels peuples spécifiques existent dans le chaos, etc. Pour moi qui viens des JDR dits "alternatifs", j'espérais des règles beaucoup plus cassées, où le mindfuck s'immiscerait dans les mécaniques elles-mêmes.

Timides subversion

La foutraquerie de ces jeux n'est pourtant pas qu'esthétique. Mantoid induit une façon de jouer désinhibée, frénétique et physiquement éprouvante, et une de ses options aléatoires peut amener la meneuse à déchirer et manger son livre. Mantra ouvre la possibilité sous certaines conditions qu'une joueuse passe temporairement MJ. Il y a donc bien des traces que ces jeux pourraient être des éclateurs de formes comme je les aime ; mais ces éléments sont moins centraux que dans Dragonfly Motel, et se placent plutôt comme des subversions possibles des rôles traditionnels (une MJ dépositaire de l'autorité, des joueuses chargées de gérer un personnage chacune) qu'en rupture franche avec ceux-ci.

Je l'ai vu et aimé dans Mantoid, et c'est pour moi un autre jalon - encore que plus tardif, et moins important - que Dragonfly Motel. Mais Mantra m'avait complètement échappé. En tant que MJ, j'avais eu beaucoup de mal à lire la mythologie du monde, à en comprendre les différents acteurs, à me faire une image et une idée des lieux à visiter, des intrigues possibles... le livre m'était presque tombé des mains et je n'avais pas eu le courage de lire les scénarios au-delà de l'introduction.

J'ai quand même tenté une campagne il y a deux ans. En premier lieu, j'avais réécrit tout un pan de la cosmogonie ; non que ma version soit meilleure ou plus inspirée (elle était même significativement moins barrée), mais au minimum elle m'appartenait, je me l'étais appropriée. C'est ce que j'imagine que le jeu attendait de moi, vu qu'il ne s'adressait explicitement qu'aux meneuses chevronnées, Mantra ne prenant pas vraiment le temps d'expliquer son propre fonctionnement. Passée cette étape, j'ai pu lancer des parties - seulement deux, en fait - en me reposant sur quelques situations imaginées, quelques PNJ intéressants, quelques lieux à visiter. Le résultat a été frustrant et décevant. Moins mindfuck qu'incompréhensible, moins barré que sans aucun sens, moins psychédélique que simplement frustrant ; j'imagine assez combien se retrouver face à un MJ qui déblatère des bizarreries les unes à la suite des autres, sans cohérence et sans donner de clé, peut être désengageant. Les Réminiscences ont été peu nombreuses et sans grand intérêt, étant donné leur complète déconnexion avec le reste du jeu, hormis le mince lien que constitue le système formel de billes dépensées ou perdues (sortes de points de vie). J'ai laissé tomber le jeu, le trouvant trop compliqué, trop touffu, trop pas pour moi. Le paradoxe inhérent à la plupart des jeux de batro, c'est-à-dire la destructuration de leurs univers qui n'est pas assez secondée par la destruction du dispositif de jeu, a tué Mantra pour moi et en a fait un échec.

Mantra est mort...

Aujourd'hui, l'annonce de la publication prochaine de la seconde version est l'occasion de se repencher sur Mantra... et de revenir sur le principal fantasme que le jeu m'a vendu, élément stylistique proéminent du game-design de batro : le cut-up.

Ben oui, c'est même le sous-titre de Mantra : le jeu de rôle est un cut-up. Il s'agit originellement d'une technique poétique popularisée par l'écrivain postmoderne William Burroughs, qui consiste à découper des textes issus d'un peu n'importe quoi et de les réassembler en suivant une logique préalable - qui n'aura, donc, aucune raison de former spécifiquement un sens intentionnel. Pour ce que j'en comprends, et tout particulièrement venant de mes expériences à Dragonfly Motel, l'idée est de s'intéresser au sens inattendu qui émerge de tels rapprochements en apparence abscons. C'est finalement un phénomène que les rôlistes connaissent bien : nous avons une grande capacité à connecter et construire du sens à partir de peu... et je crois d'ailleurs que jouer à créer du sens est le plaisir sublime du jeu de rôle, mais ceci est une autre histoire !

Dans Mantra, le cut-up et William Burroughs sont surtout présents à l'état d'inspiration. Il n'y a pas de découpage de papier, mais l'enchaînement des scènes sans cohérence, de Réminiscences absurdes et de situations qui se métamorphosent sans cesse doit prodiguer le même effet : par collage, des scènes suivies qui n'ont rien à voir devraient finir par se connecter de force lorsque nous cherchons le sens qu'elles peuvent bien avoir (batro en parle d'ailleurs ici).

Cette idée m'a toujours semblé terriblement séduisante, mais je ne l'ai pas expérimentée moi-même quand j'ai joué à Mantra ; je ne retire donc pas ma critique, et je me demande si Dragonfly Motel ne serait pas un meilleur jeu pour tenter l'expérience du cut-up que Mantra. Lire Mantra et y jouer tel quel ne m'attire pas.

Le truc, c'est que 
je commence à me demander si,
de toute façon,
le jeu est vraiment fait pour ça.

Avec mon bagage actuel, je dirais que Mantra est un jeu qui demande beaucoup de compensation, c'est-à-dire d'apports personnels pour fonctionner ; c'est typique des jeux en performance. Ce qui l'est moins, c'est ce background qui tient sur des dizaines de pages et explique l'état du multivers. Et si le survoler, ne pas le lire, le couper au montage, c'était ça jouer à Mantra ? L'évolution de la production de batro rend de plus en plus clair et apparent le fameux cut-up. De Mantra à Mantoid, puis surtout à Carcère où l'on découpe vraiment des textes, les jeux de batro me paraissent de plus en plus déstructurés. Carcère se présente d'ailleurs comme un supplément ou une version alternative de Mantra, ce qui apporte donc un regard nouveau sur le jeu déjà sorti.

Que ce soit intentionnel ou non, je crois que les jeux de batro sont des éclateurs de forme plus profonds que les éléments que j'ai déjà cités. J'ai dit comment leur organisation relève moins de ruptures avec le dispositif de jeu classique que de subversions possible (une joueuse devient MJ) ; je crois que ces jeux espèrent secrètement que ces instants subversifs soient l'étincelle pour une explosion plus vaste. Tout comme Mantoid espère que vous fassiez 100 sur sa table aléatoire des effets secondaires, ce qui forcera la meneuse à manger le livre, Mantra attend le moment où une joueuse passée MJ temporaire refusera de rendre son rôle. Ou celui où la MJ déchire son livre, fatiguée de n'y rien comprendre, et expédie les PJ dans un demi-monde à la description déchirée. Ou autre chose. N'importe quoi, pourvu que le jeu de rôle s'effondre sur lui-même, que la partie explose en beauté.

...vive Mantra !

Mantra est un échec parce qu'il ne m'a pas permis de voir cette possibilité, mais l'oeuvre plus générale de batro et mes réflexions récentes la font émerger, structurellement, comme une évidence. Il faudrait, d'ailleurs, considérer Dragonfly Motel comme faisant partie du même corpus (car, au fond, à mort l'auteur !). Les histoires punkrasseuses de batro sont à la recherche du même Agartha que moi, les moments de grâce qui émergent de l'éclatement des formes, par des moyens détournés.

Comme dirait l'autre : je ne jouerai plus jamais à Mantra... comme le jeu le dit. En tant que jeu classique, je le laisse sur le bord de la route. Je fais le choix, cependant, de voir Mantra comme un jeu postmoderne : un jeu qui ne fait pas sens par lui-même, mais avec lequel on peut créer du sens. Toute la création de batro ne me semble être qu'une porte ouverte vers le jeu de rôle postmoderne, ce en quoi il rejoint Thomas Munier par certains aspects.

Je ne jouerai plus à Mantra mais je jouerai avec lui. Et laissez-moi vous dire que je connais un livre qui ne va pas rester en un seul morceau longtemps.

Jouer en performance

Un billet rapide pour un gros travail tout juste fini : avec l'aide (pas si) secrète de Valentin, Eugénie et moi avons écrit deux articles sur le jeu en performance, a.k.a. notre kif rôliste ultime. Il s'agit d'une pratique où l'on voit le jeu de rôle comme une performance artistique - dont nous restons les seul.e.s spectateur.ice.s ! - et où on le prend en compte dans notre jeu, en donnant à chaque action une valeur performative. Ce que nous disons au sujet de la fiction, mais aussi comment nous le disons, quelle est notre posture, quels commentaires méta nous faisons... bon, bref, tout est là :
> Jouer en performance 1 : Tentative de définition
> Jouer en performance 2 : Ce qui nous fait vibrer

[EDIT 14/03/19. La Cellule a fait un podcast sur le jeu en performance, qui se base notamment sur les articles ci-dessus.]

Dans mon parcours, ces deux articles sont un cap très important. Ils mettent enfin des mots sur une pratique qui est la mienne depuis longtemps mais que je ne retrouvais que très imparfaitement dans des termes comme jeu en mode auteur, jeu en surplomb, jeu esthétique, et il y a une satisfaction toute particulière à enfin théoriser ce plaisir de jeu qui était le mien et celui de plusieurs joueur.se.s autour de moi, à commencer par Eugénie.

La conclusion du second article augure aussi toutes sortes de réjouissances, qui me font un peu peur et me galvanisent à la fois. C'est que notre jeu en performance a des allures de manifeste, un mot qui a une résonance toute particulière. Cette grande pierre qu'est le jeu en performance ressemble de moins en moins à un aboutissement et de plus en plus à une fondation, qui donne envie d'élargir le cadre et de construire une théorie basée sur la joueuse, qui agrégerait beaucoup de ce qui se dit et se fait actuellement près des Courants alternatifs.

Et c'est une perspective assez vertigineuse. Stay tuned.