Critique : Mantra, le cut-up & l'éclatement des formes

batronoban est l'auteur français derrière un certain nombre de jeux foutraques et bordéliques, auxquels je fais régulièrement allusion ici ; j'avais notamment écrit cet article qui traite du sentiment de vitesse dans Mantoid Universe. J'avoue jouer assez peu à ses jeux. Quelques sympathiques parties de Mantoid, un Chevalerie & Sodomie... et une campagne avortée de Mantra, celle qui m'intéresse aujourd'hui. Je ne me connecte que difficilement avec ses univers ultra-crasseux mais j'y pioche des idées formelles.

Dragonfly Mantra

En tant que joueur en performance, je cherche les exercices de style, les nouvelles façons de jouer, les formats hors-gabarit. C'est pourquoi Dragonfly Motel de Thomas Munier est un de mes jeux favoris - pour ce qu'il est, à toutes les étapes, un éclateur de formes. Du dispositif classique du jeu de rôle, il garde tout de même un nombre habituel de joueuses (disons 3-5) et une table ; mais on y joue en s'offrant la parole, en écrivant des images poétiques, en déchirant des bouts de papier. On s'amuse à créer du sens, des scènes fortes en esthétique et en symbolique, que l'on délite ensuite au fil de la clause de non-cohérence du jeu. Et surtout, le jeu nous appelle explicitement à outrepasser ses propres règles et à se laisser aller à divers émergences formelles : plutôt que de déchirer son papier, le donner ou le froisser ou le tremper ou le manger... ces instants de créativité doublent la créativité visuelle et sensorielle à laquelle pousse le jeu, et a été pour moi une étape importante pour comprendre ce que j'aimais en jeu de rôle. Sans Dragonfly Motel, pas de jeu en performance pour moi.

Bon, et donc, Mantra. Précisons que je parle ici de la première version du jeu, tandis que la seconde (Oniropunk) est en préparation, prévue pour une précommande en automne prochain.

Mantra se présente comme un jeu barré, psychédélico-wtf, où les joueuses incarnent des personnages perdus entre leurs différentes vies parallèles, passées et futures, entre toutes sortes d'intrigues dans un gigantesque multivers qui n'en finit plus d'agoniser et où il semblerait que plus personne ne comprenne rien à rien. On y joue des aventures confuses, rythmées par les phases de Réminiscence, de courtes saynètes psychédélique sans rapport avec la choucroute, qui donnent la possibilité de retrouver des perles, ressources bizarres vaguement à la conscience de l'Hommonde ou nécessaires à Androgyne-Roi pour ses machinations ou peut-être encore une forme purifiée de pétrol'magie ou... bref. Tous les éléments semblent présents pour jouer un étrange délire sous psychotropes et heavy metal.

On ne peut donc que s'étonner de trouver dans le jeu un dispositif on ne peut plus classique. Une MJ qui déroule des scénarios, quelques joueuses, one-shot ou campagne ; et surtout un livre de règles qui suit la sempiternelle division règles/univers, où la partie univers s'avère péniblement encyclopédique. Dans le multivers de Mantra, il y a une cosmogonie compliquée, un Sous-Monde, des luttes politiques entre Androgyne-Roi, les Anciens, un territoire pour les Jasmins Parlants, il y a tel et tel lieux décrits. Pour un jeu qui se veut onirique et destructuré, c'est sacrément classique. La même, d'ailleurs, avec Mantoid Universe qui d'un côté interdit formellement à la MJ de "se branler sur des intrigues complexes" mais qui, à côté, prend le temps de décrire bien dans l'ordre les différents royaumes et factions, quels peuples spécifiques existent dans le chaos, etc. Pour moi qui viens des JDR dits "alternatifs", j'espérais des règles beaucoup plus cassées, où le mindfuck s'immiscerait dans les mécaniques elles-mêmes.

Timides subversion

La foutraquerie de ces jeux n'est pourtant pas qu'esthétique. Mantoid induit une façon de jouer désinhibée, frénétique et physiquement éprouvante, et une de ses options aléatoires peut amener la meneuse à déchirer et manger son livre. Mantra ouvre la possibilité sous certaines conditions qu'une joueuse passe temporairement MJ. Il y a donc bien des traces que ces jeux pourraient être des éclateurs de formes comme je les aime ; mais ces éléments sont moins centraux que dans Dragonfly Motel, et se placent plutôt comme des subversions possibles des rôles traditionnels (une MJ dépositaire de l'autorité, des joueuses chargées de gérer un personnage chacune) qu'en rupture franche avec ceux-ci.

Je l'ai vu et aimé dans Mantoid, et c'est pour moi un autre jalon - encore que plus tardif, et moins important - que Dragonfly Motel. Mais Mantra m'avait complètement échappé. En tant que MJ, j'avais eu beaucoup de mal à lire la mythologie du monde, à en comprendre les différents acteurs, à me faire une image et une idée des lieux à visiter, des intrigues possibles... le livre m'était presque tombé des mains et je n'avais pas eu le courage de lire les scénarios au-delà de l'introduction.

J'ai quand même tenté une campagne il y a deux ans. En premier lieu, j'avais réécrit tout un pan de la cosmogonie ; non que ma version soit meilleure ou plus inspirée (elle était même significativement moins barrée), mais au minimum elle m'appartenait, je me l'étais appropriée. C'est ce que j'imagine que le jeu attendait de moi, vu qu'il ne s'adressait explicitement qu'aux meneuses chevronnées, Mantra ne prenant pas vraiment le temps d'expliquer son propre fonctionnement. Passée cette étape, j'ai pu lancer des parties - seulement deux, en fait - en me reposant sur quelques situations imaginées, quelques PNJ intéressants, quelques lieux à visiter. Le résultat a été frustrant et décevant. Moins mindfuck qu'incompréhensible, moins barré que sans aucun sens, moins psychédélique que simplement frustrant ; j'imagine assez combien se retrouver face à un MJ qui déblatère des bizarreries les unes à la suite des autres, sans cohérence et sans donner de clé, peut être désengageant. Les Réminiscences ont été peu nombreuses et sans grand intérêt, étant donné leur complète déconnexion avec le reste du jeu, hormis le mince lien que constitue le système formel de billes dépensées ou perdues (sortes de points de vie). J'ai laissé tomber le jeu, le trouvant trop compliqué, trop touffu, trop pas pour moi. Le paradoxe inhérent à la plupart des jeux de batro, c'est-à-dire la destructuration de leurs univers qui n'est pas assez secondée par la destruction du dispositif de jeu, a tué Mantra pour moi et en a fait un échec.

Mantra est mort...

Aujourd'hui, l'annonce de la publication prochaine de la seconde version est l'occasion de se repencher sur Mantra... et de revenir sur le principal fantasme que le jeu m'a vendu, élément stylistique proéminent du game-design de batro : le cut-up.

Ben oui, c'est même le sous-titre de Mantra : le jeu de rôle est un cut-up. Il s'agit originellement d'une technique poétique popularisée par l'écrivain postmoderne William Burroughs, qui consiste à découper des textes issus d'un peu n'importe quoi et de les réassembler en suivant une logique préalable - qui n'aura, donc, aucune raison de former spécifiquement un sens intentionnel. Pour ce que j'en comprends, et tout particulièrement venant de mes expériences à Dragonfly Motel, l'idée est de s'intéresser au sens inattendu qui émerge de tels rapprochements en apparence abscons. C'est finalement un phénomène que les rôlistes connaissent bien : nous avons une grande capacité à connecter et construire du sens à partir de peu... et je crois d'ailleurs que jouer à créer du sens est le plaisir sublime du jeu de rôle, mais ceci est une autre histoire !

Dans Mantra, le cut-up et William Burroughs sont surtout présents à l'état d'inspiration. Il n'y a pas de découpage de papier, mais l'enchaînement des scènes sans cohérence, de Réminiscences absurdes et de situations qui se métamorphosent sans cesse doit prodiguer le même effet : par collage, des scènes suivies qui n'ont rien à voir devraient finir par se connecter de force lorsque nous cherchons le sens qu'elles peuvent bien avoir (batro en parle d'ailleurs ici).

Cette idée m'a toujours semblé terriblement séduisante, mais je ne l'ai pas expérimentée moi-même quand j'ai joué à Mantra ; je ne retire donc pas ma critique, et je me demande si Dragonfly Motel ne serait pas un meilleur jeu pour tenter l'expérience du cut-up que Mantra. Lire Mantra et y jouer tel quel ne m'attire pas.

Le truc, c'est que 
je commence à me demander si,
de toute façon,
le jeu est vraiment fait pour ça.

Avec mon bagage actuel, je dirais que Mantra est un jeu qui demande beaucoup de compensation, c'est-à-dire d'apports personnels pour fonctionner ; c'est typique des jeux en performance. Ce qui l'est moins, c'est ce background qui tient sur des dizaines de pages et explique l'état du multivers. Et si le survoler, ne pas le lire, le couper au montage, c'était ça jouer à Mantra ? L'évolution de la production de batro rend de plus en plus clair et apparent le fameux cut-up. De Mantra à Mantoid, puis surtout à Carcère où l'on découpe vraiment des textes, les jeux de batro me paraissent de plus en plus déstructurés. Carcère se présente d'ailleurs comme un supplément ou une version alternative de Mantra, ce qui apporte donc un regard nouveau sur le jeu déjà sorti.

Que ce soit intentionnel ou non, je crois que les jeux de batro sont des éclateurs de forme plus profonds que les éléments que j'ai déjà cités. J'ai dit comment leur organisation relève moins de ruptures avec le dispositif de jeu classique que de subversions possible (une joueuse devient MJ) ; je crois que ces jeux espèrent secrètement que ces instants subversifs soient l'étincelle pour une explosion plus vaste. Tout comme Mantoid espère que vous fassiez 100 sur sa table aléatoire des effets secondaires, ce qui forcera la meneuse à manger le livre, Mantra attend le moment où une joueuse passée MJ temporaire refusera de rendre son rôle. Ou celui où la MJ déchire son livre, fatiguée de n'y rien comprendre, et expédie les PJ dans un demi-monde à la description déchirée. Ou autre chose. N'importe quoi, pourvu que le jeu de rôle s'effondre sur lui-même, que la partie explose en beauté.

...vive Mantra !

Mantra est un échec parce qu'il ne m'a pas permis de voir cette possibilité, mais l'oeuvre plus générale de batro et mes réflexions récentes la font émerger, structurellement, comme une évidence. Il faudrait, d'ailleurs, considérer Dragonfly Motel comme faisant partie du même corpus (car, au fond, à mort l'auteur !). Les histoires punkrasseuses de batro sont à la recherche du même Agartha que moi, les moments de grâce qui émergent de l'éclatement des formes, par des moyens détournés.

Comme dirait l'autre : je ne jouerai plus jamais à Mantra... comme le jeu le dit. En tant que jeu classique, je le laisse sur le bord de la route. Je fais le choix, cependant, de voir Mantra comme un jeu postmoderne : un jeu qui ne fait pas sens par lui-même, mais avec lequel on peut créer du sens. Toute la création de batro ne me semble être qu'une porte ouverte vers le jeu de rôle postmoderne, ce en quoi il rejoint Thomas Munier par certains aspects.

Je ne jouerai plus à Mantra mais je jouerai avec lui. Et laissez-moi vous dire que je connais un livre qui ne va pas rester en un seul morceau longtemps.