Jouer poétique (2) : autres signes, autres syntaxes

(Crédits réflexion : Valentin T.)

D'autres idées. Dans ce fragment, je prends un angle d'attaque très sémiologique, ce qui me force à esquisser les bases d'une pratique du jeu poétique. La sémiologie, c'est la partie des sciences humaines qui étudie les systèmes de signes, dont la valeur est toujours vue comme dépendante de tous les autres éléments du système ; il peut s'agir tout autant de systèmes formels (la héraldique) qu'informels (porter un costume trois pièces, c'est notamment ne pas porter un jean et c'est significatif). La linguistique, qui étudie la langue, peut être vue comme une partie de la sémiologie.

1 De quels signes disposons-nous ?

Le matériau premier qui nous sert à interagir en jouant, c'est encore la parole, qui s'appuie donc sur la langue. Nous disons ce que notre personnage fait, ce qu'il espère, ce qu'il pense ; nous décrivons des PNJ, nous leur attribuons toutes sortes de propriétés ; nous construisons des histoires aussi...

J'aime voir dans la poésie un état du langage, ce qui pousse naturellement à interroger l'usage de la langue dans le jeu de rôle. Mais c'est un terrain dangereux, qui peut nous pousser à vouloir importer tout ce que la poétique sait faire en termes d'effets de style ; le jouer poétique issu du jeu de rôle ne devrait pas consister à jouer en disant des vers, ou des métaphores, ou quoi que ce soit de tel - bien que ces effets puissent arriver ponctuellement, ils constitueraient une piètre traduction de la poésie dans le média rôliste. Il y a toutes sortes de réflexions plus pertinentes à faire sur l'usage de la langue dans le jeu poétique ; j'en ai suggéré quelques-unes dans le précédent article, et il y a beaucoup plus à chercher, mais je n'ai pas encore d'idée assez formée pour revenir là-dessus.

Ce qui est directement accessible, en revanche, c'est surtout la question : quels signes n'utilisons-nous pas ? Le langage rôliste ne se limite pas à la parole. En poésie, il semble que tout ce qui a été identifié comme significatif dans la langue ou à sa périphérie a été utilisé à un moment ou un autre (il n'y a qu'à lire le Coup de dés de Mallarmé pour se convaincre de la valeur poétique des lettres majuscules, de l'espace typographique). Mais nous, rôlistes, avons entre les mains bien plus que des mots ! Des feuilles et des crayons, et des dés, souvent, déjà ; et puis nous jouons à des endroits, et avec des gens, et d'ailleurs nous les regardons, nous leur sourions parfois. Autant d'éléments qui sont par défaut réduits à une fonction (la chaise pour s'asseoir, la feuille pour prendre en note des caractéristiques, le regard pour savoir quand parler et quand écouter) mais que l'on peut vouloir sémiotiser, c'est-à-dire leur donner un sens, en tant que signe, à l'intérieur d'un (nouveau) système de signification. Que veulent dire les couleurs rouges et vertes ? Rien, mais sémiotisées par le système des feux tricolores, elles deviennent les signifiants de tu t'arrêtes et tu peux avancer. Cet exemple simple est purement formel et arbitraire (il n'y a précisément rien d'équivoque dans la relation arbitraire vert = tu peux avancer), donc peu poétique ; mais des sémiotisations plus fines et moins formalisées permettent d'explorer des systèmes de signification improvisés, chargés de forces poétiques. Qu'est-ce que ça veut dire si, au lieu de jeter le dé, j'annonce son résultat ? Quel sens y a-t-il à déchirer ma feuille de personnage lorsque celui-ci subit un terrible revers ?

Saisir un matériel nouveau, c'est s'offrir plus de moyens de signification, de vides ambigus à investir et à interpréter. Et, peut-être, l'occasion de la découverte ou du renforcement d'un style. Le mien est indubitablement lié à des usages émergents du papier, par exemple.

Ce qui pèse sur ces figures et leur donne leur profondeur, c'est bien un fait sémiologique : leur rapport avec tous les autres signes possibles. Déchirer la feuille, cela s'oppose à la fois à la possibilité de la laisser entière (d'un coup, j'annonce que mon personnage est dans un état pire que vous tous, qui avez encore votre feuille entière), et à la possibilité d'exprimer la même chose par les mots (c'est tellement dur que je refuse de le verbaliser). Et on pourrait sonder bien plus avant le sens de cet acte, observé dans un contexte précis, pour saisir tout ce qui en fait la pesanteur.

2 Par quels moyens signifie-t-on ?

Une vision largement répandue du jeu de rôle propose de distinguer les énoncés qui portent sur la fiction de tous les autres, de quel dé il faut lancer déjà ? aux blagues et autres passe-moi les chips. Même quand on parle de la fiction, en disant ce que fait notre personnage par exemple, on pourrait distinguer une marge d'énoncés possibles (j'entre, j'inspecte la porte, je me ronge les sangs en réfléchissant à ce que je vais dire...) et beaucoup d'autres considérés comme non-pertinents : je m'envole (alors que je n'ai pas d'ailes), je rentre au village me marier et crever dans mon lit (l'échelle de temps n'est pas correcte), etc. Des divagations sur les états d'âme d'un personnage sont pertinents jusqu'à un certain point dans certains contextes donnés mais sont par exemple malvenus au milieu d'un combat tactique ou d'une course-poursuite effrénée. Les règles qui régissent dans un contexte donné l'enchaînement des énoncés possibles, limites ou incorrects, c'est sans doute ce qu'on pourrait étudier en cherchant une grammaire du jeu de rôle.

Après la question sur ce qui peut être un signe ou non, voici celle de leur agencement et de leur syntaxe. Je vais, là aussi, laisser à d'autres cette recherche épineuse pour me concentrer surtout sur la problématique suivante : comment rend-on pertinents des signes qui, dans une conception traditionnelle du jeu de rôle, ne le sont pas ? J'ai souvent constaté (hypothèse) que dans mes parties de jeu de rôle, on cherche à reformuler tout ce qui n'est pas clair, à ramener les énoncés non corrects à une forme intelligible. Un bon énoncé est un énoncé qui passe par la porte d'entrée et s'essuie les pieds. Pour toutes sortes de raisons que je n'ai pas envie d'expliciter, cela fait largement sens dans beaucoup de cas ; je ne viens pas poser une bombe sous le jeu de rôle, je cherche juste quelque chose d'autre à côté.

Il reste que sur un paquet de tables, si je déchire ma feuille sans parler, je risque fortement d'être incompris. On va me demander pourquoi j'ai fait ça, est-ce que ça veut dire que je suis mort ? Est-ce que je peux expliquer ? De même, choisir le résultat du dé au lieu de le jeter est un acte subversif, presque transgressif. La question d'établir quels énoncés sont corrects et lesquels ne le sont pas rejoint en fait celle de sémiotiser des signes nouveaux, que j'ai développée plus haut. Si personne n'est préparé à interpréter ce que je vais faire en sachant que j'utiliserai peut-être des signes inattendus, alors ce que je produis sera vu comme non-pertinent. Il n'y a pas grand intérêt à faire des figures tout seul en passant pour un excentrique pénible aux yeux des autres.


Une réponse est bien entendue de concevoir des jeux qui proposent d'investir de nouveaux signes. Mon rapport au papier vient en partie d'expériences marquantes sur Dragonfly Motel. Ou, autre possibilité, de chercher des jeux qui ouvrent la large possibilité d'innovations formelles émergentes, sans imposer une technique plutôt qu'une autre. Mais, si je crois que de tels jeux sont importants pour jouer poétique (même des picojeux), je n'ai à ce jour pas de vraie réponse satisfaisante à part : développer une pratique.

Pour jouer poétique à moindre frais, je me tourne vers les quelques joueur-ses autour de moi qui s'accordent bien avec ma façon de jouer, avec qui j'ai beaucoup joué et dont j'apprécie moi-même le jeu et avec qui j'ai l'habitude de saisir, justement, ces signes étranges, ces moyens de signification qui diffèrent de l'usage habituel. C'est-à-dire, avec les habitués du jeu en performance, terme qui me semble maintenant désigner un cadre nécessaire pour développer le jeu poétique. (Je crois que JEP est plus large que jeu poétique, ce dernier vivant à moitié dans un futur qui reste à construire, mais les deux concepts sont surtout pour moi deux angles d'attaque différents pour parler des mêmes choses et des mêmes envies.)

3 Pratique poétique

Cette énorme restriction du paysage des rôlistes à seulement quelques connaissances ne serait pas nécessaire si le jeu poétique était un fait connu et pratiqué (de même que tous les poètes n'ont pas à introduire la poésie à leur lectorat) ; mais je ne peux pas m'inviter à un tournoi de poker et proposer une partie de tarot. Je ne nie pas, bien sûr, la possibilité de trouver de surprenants et superbes moments de poésie avec des inconnus, dans des jeux qui le permettent (ou même pas !), par exemple en conventions ; mais ces expériences-là me sont essentiellement inaccessibles : jouer avec des personnes que je ne connais pas et dont je ne sais pas quoi attendre est pour moi une source d'angoisse qui est essentiellement incompatible avec un investissement émotionnel fort. C'est donc bien d'un choix personnel que je parle, pas d'une loi générale.

S'ouvrir à une pratique du jeu poétique, ce serait quelque chose comme réunir des ami-es ou personnes disposées à jouer ensemble et prêt-es à s'investir dans des parties équivoques, avec l'idée de co-construire quelque chose d'artistique. Ni plus, ni moins - comme dans le JEP, je peux affirme qu'une partie poétique peut être ratée, tout comme beaucoup de poèmes me laissent froid.

L'objectif concret et formel, avant l'objectif artistique, c'est d'ouvrir les possibilités de création de sens, ne plus faire passer tous les énoncés - au sens large, pas seulement verbal - par la même porte d'entrée. Permettre de nouveaux signes, des écarts à la grammaire rôliste, des expériences de signification ambiguës, quitte à se rater complètement. Et si je veux renouveler ma pratique poétique maintenant, il faut que je construise de nouveaux liens avec des joueurs et des joueuses de mon entourage qui y sont disposé-es, ce qui est toujours faisables mais demande un effort et une continuité. Simplement, je ne crois pas au jeu miraculeux qui permettrait facilement d'ouvrir d'un coup toutes les autres portes de la signification et sémiotiser le temps d'une explication de règles tous les signes que je veux explorer.
 

Et la suite ?

J'ai appelé fragments cet article et le précédent, qui donnent les pistes que je vois actuellement pour penser le jeu poétique. On pourrait déjà y voir un programme assez fourni, déroulé à l'envers : construire une pratique sémiotisante, explorer d'autres façons de faire sens, ambiguïser le langage à la recherche d'effets de style. Il s'agit bien sûr d'une vision de la poésie qui m'est personnelle ; on peut distinguer un peu partout dans ce que j'ai écrit la trace du symbolisme, qui m'est cher, qu'une autre joueuse pourrait vouloir reléguer à une place plus secondaire.

Si ces articles sont des fragments, ceci dit, c'est qu'ils n'atteignent pas encore ce que je cherche comme le coeur de la poétique rôliste. C'est-à-dire : si je joue dans le bon cadre, avec un jeu qui convient et des joueur-ses qui partagent une conception proche de ce qu'est la poésie rôliste, alors que fait-on de fondamentalement cool qui justifie tout ça ?

Je vais essayer de formuler ma réponse bientôt, et je crois qu'elle pourrait être la rencontre de deux termes : figures et intercréativité.

Stay tuned.