Note préliminaire. Bien que cet article cite Coralie David et
l'intercréativité, il ne concerne pas directement le JDR mais les jeux
vidéo, une première sur ce blog. Il s'agit d'un petit écart momentané
que j'avais envie de faire depuis un bout de temps. Ce texte n'a pas de prétention universitaire sérieuse.
Un peu hasardeusement, je me suis retrouvé à assister lundi à une journée d'étude d'ICAR à l'ENS Lyon, qui se donnait pour sujet les pratiques du jeu vidéo, et vendredi à une séance du séminaire Jeu & littérature de l'équipe Marges de l'université Lyon 3, qui aborde surtout le jeu sous l'angle des game studies et donc du jeu vidéo. La journée d'ICAR, organisée par Isabel Colón de Carvajal et Heike Baldauf-Quilliatre, portait surtout sur des analyses très concrètes de séquences de jeu filmées, grâce notamment à des analyses conversationnelles multimodales - appartenant donc plutôt à l'anthropologie - à l'exception d'une intervention d'un masterant, Thomas Brunel, qui proposait un commentaire narratologique de Skyrim sur la base des témoignages d'un joueur, intervention qui est celle qui retient mon attention aujourd'hui. Celle de Marge consistait en une lecture croisée de l'article de Henry Jenkins (2002) par quatre masterant-e-s, qui est une bonne base très accessible pour penser quelques problèmes des applications de la narratologie aux JV et que je vais utiliser dans la suite.
Disclaimer : je connais mal les game studies, la narratologie, Eco, Genette... je ne suis pas littéraire de formation et je n'ai donc pas la légitimité académique ou les références qui me permettraient de concrétiser plus avant ces quelques réflexions éparses, qui contiennent donc probablement une bonne dose d'approximation. J'aimerais juste proposer quelques pistes qui me semblent pertinentes.
Je ne vais pas revenir sur le vieux débat entre narratologues et ludologues, partisans respectivement d'un JV épuré de toute narration ou au contraire vu comme média narratif en puissance, qui a sans doute été formateur dans les années 90 mais ne demande qu'à être dépassé maintenant. Je veux me centrer sur une notion spécifique au coeur du débat, celle de récit, c'est-à-dire le résultat concret de la narration, l'objet étudié ; il s'oppose à l'histoire qui serait la suite des événements du récit, qui relèvent donc d'une abstraction (ayant lu le livre, j'en reconstitue l'histoire). La distinction entre les deux est rendue évidente par les questions de chronologie : un récit peut par exemple se déployer avec des flashbacks, des flash-forwards, bref dans un désordre chronologique... alors que l'histoire, étant constituée des faits dans l'ordre, serait par définition chronologique. Un autre point de distinction évident, et peut-être encore plus clair, c'est qu'on peut faire plusieurs récits d'une même histoire ; par exemple le Sacré Graal des Monty Python est un récit de l'histoire de la quête du Graal par le roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde, au même titre que celui de Chrétien de Troyes. Il n'est pas trop tôt pour dire que l'histoire est donc un produit subjectif, une sorte de résumé qui suppose qu'un sujet différencie des événements importants et des détails annexes ; cette difficulté peut rendre la notion d'histoire délicate à manier dans certains cas mais elle ne nous souciera pas du tout dans la suite.
Ce que l'article de Jenkins me semble mettre en évidence, c'est l'incapacité de la notion traditionnelle de récit à expliquer les formes narratives que présente le JV. Certes, il y a bien des jeux qui se laissent appréhender sous l'angle d'une histoire unique, dont un récit est fait en premier lieu à travers des cinématiques, dialogues, etc. qui empruntent leurs codes à la littérature ou au cinéma par exemple, quitte à mettre entre parenthèses de longs moments de jeu considérés comme "purement ludiques" et non-narratifs. Mais il y a tellement de matière narrative dans les jeux qui échappe à ce spectre, et elle semble échouer à attraper l'interactivité qui fonde la spécificité vidéoludique. Abandonnant le récit comme quelque chose entièrement contrôlé par l'auteurice, et linéaire - la littérature et le cinéma sont des média principalement linéaires, en ce qu'ils se consomment du début à la fin, suivant un unique cheminement (j'exclus la littérature hypertextuelle), contrairement aux jeux - Jenkins propose de retrouver le récit dans la spatialité, dans diverses marques de l'environnement de jeu visité, comme autant de possibilités narratives à explorer. Voir le monde de jeu comme l'expérience principale, potentiellement vectrice de narration et faite pour être explorée et découverte librement. D'où plusieurs types différents de narrations vidéoludiques centrés sur une architecture narrative, poussant à une plus forte implication du/de la joueurse, chargé de faire émerger le récit, de l'inventer, de le reconstituer... L'architecture narrative est donc une structure de contraintes et d'incitations ciselant l'espace des interprétations possibles. (En admettant le fait cocasse que le jeu vidéo le plus libre du monde s'appelle Microsoft Word, on se convainc assez bien de l'importance des diverses contraintes narratives qu'imposent un jeu donné pour obtenir des expériences satisfaisantes.)
Dans les jeux de rôles sur table, ce problème est tout aussi visible. La forme du scénario comme une histoire à peu près fixée et déroulée par un-e maître-sse du jeu à ses joueurses, telle qu'elle s'est cristallisée dans les années 90 (malgré, toujours, un certain nombre de pratiques alternatives), est jugée peu satisfaisante dès lors qu'elle restreint trop visiblement les actions de jeu. (Il y a une friction entre l'idée d'un récit qui serait contrôlé par le/la MJ et la possibilité de jouir d'une vraie agentivité, ce que le forgien Young appelle le Truc impossible avant le petit dej.) On peut faire dès lors le même constat, un peu dépassé, que celui que Jenkins associe aux anciens narratologues : l'interactivité semble agir contre la possibilité d'un récit. Mais certainement pas contre toute narrativité !
En cherchant à identifier ce qui fait la spécificité du jeu de rôle, Coralie David propose dans son article Le jeu de rôle sur table : une forme intercréative de la fiction ? (2016) la notion d'intercréativité pour désigner la façon dont le jeu se déploie. Le jeu de rôle est intercréatif en ce que chaque joueurse crée (même au sens très restreint d'incarner un personnage à l'intérieur d'un vaste système de contraintes), puis reçoit des autres une réaction qui est elle-même une création en réponse à son intervention, ce dont le JV est pour l'heure essentiellement incapable (il y a bien interaction mais pas intercréation, si on se limite aux jeux pour une seule personne en tout cas). Cette idée pousse David à abandonner la notion de récit, qui suppose une distance absente du jeu de rôle. La matière première du jeu de rôle est bien l'acte de narration, mais il n'y a pas une histoire sur laquelle on produirait un récit, ce qui demanderait de connaître déjà l'histoire ; or celle-ci n'est que la résultante a posteriori de la narration, tout comme l'histoire d'un roman n'est connue qu'à travers le récit qui, cette fois, est bien confondu avec l'acte de narrer. La spontanéité est incompatible avec le récit, mais pas avec la narration qui est en soi une performance. (Et l'histoire, puisqu'elle présuppose un sujet qui la reconstitue, amène en jeu de rôle plusieurs joueurses différent-es à tirer d'une même narration plusieurs histoires, ce que relève avec d'autres mots Romaric Briand dans le Maelström).
Si, en littérature, le récit est la matière première à partir de laquelle tous les autres organes de la narratologie se développent, en jeu de rôle c'est la narration elle-même qui remplit cette fonction. Cette affirmation appelle je crois à quelques objections d'ordre psychologique, car je trouve un certain échec aux jeux qui tentent de faire primer l'acte de narrer sur toute détermination a priori - ce qui est le cas par exemple d'Apocalypse World, et plus généralement de la ludographie de D. Vincent Baker, qui propose - pour raconter d'abord et fixer ensuite - des outils qui ne me semblent jamais fonctionner à plein régime.Mais je ferme ici cette parenthèse, pour garder juste le fait concret et mesurable que la narration, non le récit, est le moyen d'accès primaire des rôlistes à la fiction.
Quid maintenant du jeu vidéo ? Si le jeu de rôle, média ludo-narratif par excellence, peut se passer d'une théorie du récit, alors le JV pourrait bien faire de même ! Oui, mais il reste quand même que les cinématiques, les dialogues, toutes sortes de textes... se rencontrent fréquemment en JV et se laissent bien analyser par la narratologie classique. Les JV contiennent des récits classiques, ce qui empêche d'abandonner complètement la notion.
Tout le monde s'accorde à dire que Tetris ne contient pas de récit, quelle que soit la définition qu'on veuille donner à ce terme. Il ne contient pas non plus le moindre élément narratif, étant purement abstrait et n'offrant donc aucune prise interprétative fiable ; à l'inverse par exemple d'un Counter Strike qui sans prétendre à aucune narrativité se déroule au minimum dans le fantôme d'un cadre diégétique, opposant des avatars humains, porteurs d'armes à feu, les uns terroristes et les autres antiterroristes, etc. Pourtant, si je joue à Tetris et que je fais une partie qui s'avère intéressante (c'est-à-dire longue, difficile, incertaine), je peux en faire le récit : "j'étais presque mort, deux lignes à peine avant la fin, mais j'ai réussi à remonter in extremis, en jouant super bien... j'ai fini par perdre au niveau 18, mais c'est la première fois que je tiens aussi longtemps !". C'est bien que, dans la partie à laquelle je fais référence, je perçois une histoire, avec un début que j'ai clairement défini (le début de cette partie-là, le moment où j'appuie sur Start) (ce qui relève déjà, en fait, d'un choix narratif), plusieurs épisodes identifiés, etc. En fait, tout un pan du vocabulaire narratologique s'applique : il y a bien un actant (moi-même !), un enjeu (tenir longtemps pour faire un bon score)... et surtout, plus capitalement, une tension dramatique portant sur la façon incertaine dont se concluera ma partie (jusqu'où irai-je avant de perdre ?).
C'est un constat un peu banal, qui convient en fait à n'importe quel récit que l'on peut faire à quelqu'un d'autre au sujet de quelque chose qui nous est arrivé, comme quand on explique les raisons d'un retard. Tetris est le lieu où se déroulent un ensemble de faits que j'ai identifiés comme une histoire, dignes donc d'un récit futur. Mais c'est justement ce qui donne sa valeur narrative à Tetris : il est un système de contraintes favorisant l'émergence d'une suite de faits qui peut être interprétée comme une histoire. On raconte sans doute bien plus facilement les faits surprenants qui se sont déroulés pendant une partie de Tetris que pendant un trajet de métro le lundi matin. Pour qu'un trajet quotidien puisse faire l'objet d'un récit, il faut qu'il s'y soit passé quelque chose d'exceptionnel, c'est-à-dire un événement hors des effets typiques que peut produire un métro ou un bus (une déviation à cause d'un accident, par exemple) ; alors que ce que l'on raconte au sujet d'une partie de Tetris est typiquement le résultat des contraintes du jeu en ce qu'elles génèrent une mise en tension dramatique, à la fois ludique - strictement - et narrative - si je veux la percevoir comme telle.
Une bonne question, que je ne peux traiter que très allusivement, serait de chercher les signes qui encouragent l'interprétation d'une partie sous forme d'histoire. Il y a bien sûr des signes internes aux jeux, comme le score, qui appartiennent au fameux réseau de contraintes et d'incitations qui fait la substance du jeu ; ces signes intéressent en premier lieu les game-designers et sont de nature diverses : les règles elles-mêmes et leur résultante systémique, bien sûr, mais aussi les choix esthétiques ou d'interface du jeu, qui oriente leur interprétation. Mais d'autres signes externes sont aussi très importants, et pour cela il faut absolument mentionner l'importance des Let's play, relevée par l'un des intervenant du séminaire Jeu et littérature, et des streams sur les plate-formes comme Twitch. Ces deux types de contenus montrent des joueurses entrain de jouer, dont l'apport principal est de commenter leurs propres actions. Le jeu PlayerUnknown's Battleground (PUBG) (décrit dans cet article du Monde par exemple) est un bon représentant à la fois de ce phénomène actuel et de la possibilité d'un récit des faits ludiques, parce qu'il propose à la fois des situations dramatiquement riches (beaucoup d'actants, beaucoup de possibilités et de renversements envisageables) et beaucoup de moments d'inaction, donnant l'occasion au streamer de commenter sa propre partie. Comme cela a été relevé pendant le séminaire, ces commentaires relèvent moins du commentaire sportif qu'on ferait d'un match de foot (visant à interpréter une action en cours pour la décrire, la rendre intelligible et - certes - la dramatiser) que du récit, en ce qu'ils sont toujours dans un décalage temporel au moins léger avec ce qui a lieu : ou bien apportant un avis ou une interprétation sur ce qui a déjà eu lieu, ou bien anticipant ce qui pourrait avoir lieu.
Quand le jeu commenté comporte lui-même déjà un récit, comme dans l'exemple de Squeezie jouant à Enterre-moi mon amour, ce commentaire s'établit comme une méta-narration, un méta-récit. Mais qu'en est-il du streamer jouant à PUBG ou à Tetris ? Il produit un récit, simplement. Ces jeux produisent des faits en mal de récit ; je crois que le streaming, et plus généralement toute la vaste culture populaire tournant autour des jeux vidéo, nous poussent à produire en nous-même des histoires lorsque nous jouons. Les streams et les Let's play explicitent et révèlent la nature de récit potentiel de ces moments. Dans la suite, je vais appeler événements protorécitique ces faits produits par les jeux, ne constituant pas un récit mais une matière susceptible d'être saisie comme une histoire digne d'être racontée.
Dans PUBG ou Counter Strike, par opposition à Tetris, un certain nombre d'éléments figurent des choses concrètes et identifiables : des personnages humains, des armes à feu, des bâtiments... Ils aident à interpréter l'action et à la rendre lisible, et améliorent aussi la possibilité d'y plaquer une narration, mais ne suffisent pas à constituer une expérience narrative fondamentalement différente de Tetris. Ils sont à rapprocher du Monopoly décrit par Jenkins, où les éléments de cadre diégétique (jouer des investisseurs immobiliers) ne suffisent pas à effacer un ressenti d'ordre purement ludique. Ce constat pourrait reléguer mes remarques sur les événements protorécitiques à une anecdote sans lien véritable avec le contenu narratif effectif qu'une narratologie vidéoludique sérieuse devrait vouloir traiter. Une caractéristique qui me semble décourager la possibilité d'une véritable narrativité de telles expériences, outre le ressenti mesurable des joueurses, c'est le fait que ces jeux "techniques" invalident d'eux-mêmes les interprétations narratives qu'ils permettent. Par exemple, Counter Strike suggère une lutte entre terroristes et antiterroristes, mais si je coopère (au sens d'Eco) pour établir une histoire d'opération militaire, beaucoup de choses s'opposent aux conclusions interprétatives que je vais faire : souvent les personnages ne s'entraident pas, les mêmes situations sont rejouées encore et encore jusqu'à l'abstraction, rien ne vient encourager l'hypothèse d'un éventuel sens à l'action terroriste jouée, toute la jouissance est concentrée dans le fait de vaincre l'ennemi et pas de sauver un McGuffin quelconque, etc.
Pour trouver quelque chose de plus convainquant, il faut maintenant se déplacer vers des jeux qui ont bel et bien des prétentions narratives, et qui vont donc donner aux joueurses une bonne raison de chercher à narrativiser ce qui se passe. C'est dans une bonne mesure ce qui a intéressé Thomas Brunel dans The Elder Scrolls V : Skyrim, un RPG très populaire de ces dernières années. On y incarne un aventurier dans un monde typique de l'heroic-fantasy, qui peut l'explorer et y accomplir toutes sortes de choses. On peut dire de Skyrim qu'il contient des récits interactifs, sous la forme par exemple de dialogues et de quêtes à réaliser, mais la promesse de liberté que fait le jeu le pousse à ne pas prendre en charge le récit dans son intégralité : lae joueur-se est libre, et seuls des choix ponctuels lae lancent dans des moments de narration classique (c'est-à-dire discursive).
Il est évident que la narrativité de Skyrim ne se réduit pas à ces instants somme toute relativement cloisonnés (les dialogues ont bien des arbres de décision, mais les choix n'ont pas beaucoup de richesse). Voyager d'une ville à une autre, en se confrontant donc à la possibilité d'une attaque de bandits, de trouvailles inattendues et difficultés diverses... constitue une expérience narrative hors de tout récit (dans le sens habituel ; pour Jenkins, il reste le récit issu de la narration environnementale).
Pour identifier leur valeur narrative, Brunel propose de rattacher ces moments de non-narration aux blancs qu'investit le lecteur dans le roman, en reprenant donc les théories d'Eco dans L'oeuvre ouverte et Lector in fabula. Tout comme un texte est une "machine paresseuse" qui attend de lae lecteurice une coopération active, Skyrim invite lae joueurse à investir les non-dits du jeu, à imaginer et construire une histoire là où le jeu ne propose que des récits et éléments narratifs disparates. Ce n'est pas du tout une position purement théorique : Brunel s'appuie sur le témoignage d'un joueur chevronné, qui avait imaginé son personnage comme dernier survivant d'une longue lignée glorieuse, interprétant certains actes spontanés (le meurtre accidentel d'un personnage) en leur attachant beaucoup de conséquences extra-ludiques (le personnage se lançant alors dans une longue recherche de rédemption, pour se laver du crime commis).
Cet accident spontané, interprété et réintégré dans une grande histoire (qui n'existe qu'aux yeux du joueur et ne relève pas, dans sa globalité, du seul contenu du jeu) me semble l'exemple type de la façon dont la structure d'un jeu peut encourager à narrativiser les événements protorécitiques qui s'y déroulent. Skyrim promet aux joueurses de leur fournir une expérience ludique et narrative d'aventurier dans un monde d'heroic-fantasy ; cette promesse est un point de structure, parmi tant d'autre, qui permet d'orienter lae joueurse modèle vers une façon optimale d'utiliser/interpréter le jeu, et in fine de lui donner les moyens de construire des histoires qui seront pertinentes et renforcées dans l'univers du jeu. Brunel donne l'exemple final de séquences dans lesquels le joueur expert fait attention à prendre régulièrement un repas, alors même que rien dans le jeu n'oblige l'avatar à se nourrir fréquemment. Dans un jeu comme Skyrim, il faudrait donner le nom d'événement protorécitique à beaucoup de faits, comme de simples choix personnels : utiliser telle arme plutôt que telle autre, éviter de croiser la route d'un magicien, apercevoir un loup au loin, etc.
L'exemple de Skyrim est plein d'enseignements mais m'amène, à mon grand dam, à formuler une nouvelle zone de friction dans les narratologies vidéoludiques qui rappelle dangereusement le vieux débat des narratologues contre les ludologues. C'est celle de l'interaction entre les événements protorécitiques et les contenus qui relèvent de formes de récit déjà établis. Dans Skyrim, si je joue longtemps en qualité de joueur modèle (ce qui implique déjà un certain nombre de restrictions : je ne vais pas m'imaginer jouer un marchand timide et casanier, par exemple, parce que ce type de personnage ne partirait pas à l'aventure - et donc l'essentiel du jeu me sera inaccessible, l'expérience sera décevante), je finirai par me constituer l'idée d'un personnage complexe, qui a vécu toutes sortes de choses et s'est formé une morale et une vision du monde particulière. Dès lors, de plus en plus de propositions narratives faites par le jeu me sembleront hors de propos. Je parle en fait d'un constat personnel, issu de ma propre expérience sur Skyrim que j'ai également voulu investir de mes propres interprétations, qui ont systématiquement été déçues. Trop souvent, des dialogues, des développements de l'histoire, les réactions de certains personnages... ne supportent pas des interprétations pourtant raisonnables que je me suis construites. Je suis le sauveur du royaume, qui porte l'attirail bien reconnaissable du Grand Archimage et qui vient de lancer devant vos yeux un des sorts les plus complexes qui existent ; pourquoi ces bandits me parlent comme à un idiot en position de faiblesse ? De telles trahisons de mes attentes et interprétations m'apparaissent typiquement dans les dialogues et les autres micro-récits qui, étant pré-écrits, ont du mal à rendre compte de mon interprétation. Il peut aussi arriver que des événements protorécitiques ne s'insèrent pas bien du tout avec mon interprétation, typiquement (dans la même situation que j'ai décrite plus haut) si après avoir décimé neuf bandits, le dixième et dernier continue à se battre avec un acharnement orgueilleux comme s'il était persuadé de pouvoir encore remporter la bataille.
On pourrait peut-être voir tous ces problèmes comme des difficultés (techniques et pas seulement narratives, d'ailleurs) pour les joueurses à identifier ce qui est attendu d'elleux ; en d'autres termes, lae joueurice modèle est terriblement inaccessible, ce qu'on attend d'ellui est trop complexe pour être raisonnablement atteint par lae joueurse moyenne. Dans les exemples plus haut, si j'avais été un joueur modèle, j'aurais tout simplement évité de me retrouver dans cette situation ; mais ce n'est pas une réponse très satisfaisante.
Chez Eco, un texte dit ouvert est censé pouvoir recevoir et même encourager plusieurs isotopies différentes. Mais il y a une facilité à se poser la question de l'insertion du/de la lecteurice au sein d'une structure dont on connaît chaque aspect, ciseler chaque phrase pour l'ouvrir ; les événements protorécitiques, par contre, sont typiquement des événements qui - bien qu'issus strictement des possibilités techniques du jeu - échappent aux game-designers, qui ne peuvent pas espérer prévoir exhaustivement ce qu'il arrivera à l'avatar du/de la joueurse, ni dans quel ordre. Je pense que Lector in fabula et son lecteur modèle ne suffit pas à conceptualiser la façon dont lae joueurse s'insère dans le monde narratif (ou le récit architectural de Jenkins !), mais je n'ai pas vraiment d'alternative plus exhaustive.
A titre personnel, je fais le constat que les JV qui m'ont procuré les expériences narratives les plus satisfaisantes sont souvent ceux qui parlent le moins, qui relèguent au facultatif l'essentiel de leur contenu textuel. Je pense à Dark Souls (un jeu tellement encensé qu'il constitue une sorte de cliché du bon jeu dans n'importe quelle réflexion critique sur les JV, mais allons-y quand même !) : l'intégralité du jeu, qui prend plusieurs dizaines d'heures, peut se faire en ne lisant que deux ou trois dialogues importants, au mieux cryptiques, qui ne suffisent même pas en eux-mêmes à dégager une histoire. L'expérience de jeu est à la fois résolument tournée vers son gameplay (quelle arme utiliser, comment battre les ennemis, quelle zone explorer ensuite...) avec très peu de phases de narration ou de pure contemplation, tout en étant profondément narrative. C'est que chaque élément de la structure du jeu est ouvert à une interprétation narrative, et que le jeu offre d'innombrables clés possibles ; on a beaucoup relevé par exemple que mourir est un événement intégré dans la diégèse (on ne revient pas à une sauvegarde précédente), ou que la faiblesse des dragons à la foudre est justifiée par la mythologie de l'univers diégétique. De cette façon, non seulement le jeu donne les moyens d'interpréter tout événement protorécitique de façon cohérente, mais en plus il tait un grand nombre de points cruciaux de l'histoire du monde, puzzle qu'on ne peut que très incomplètement reconstruire.
De fait, les contraintes interprétatives que sont l'esthétique, les descriptions des objets, les dialogues... jouent leur rôle d'orientateurs de l'interprétation, mais sont suffisamment ténues et incertaines pour ne jamais être frontalement discordantes lorsque l'on se construit une interprétation qui va à l'encontre. Si Skyrim tente de nous permettre de constituer l'histoire de notre personnage, dans un cadre diégétique univoque et classique, Dark Souls se centre sur l'histoire à reconstituer du monde, selon un mode plus proche de l'oeuvre ouverte - mais reste ouvert à la possibilité pour l'avatar de s'insérer dans cette histoire perçue. S'unissent donc une histoire classique (celle du monde) qui n'est perçue que par fragments (facultatifs, comme par exemple la description des objets ; leur réception n'est pas du tout le coeur du jeu) et une histoire personnelle (celle de mon avatar) qui n'est soumise qu'à très peu de contraintes (presque rien ne peut invalider l'idée que je me fais de mon personnage). L'élégance de Dark Souls, c'est peut-être que les mêmes atomes narratifs - armes, objets, ennemis, paysages, dialogues - servent à la fois à constituer une histoire spatiale du monde et à appuyer l'intégration des événements protorécitiques.
Pour explorer plus avant la notion d'événement protorécitique, il faudrait plonger dans les détails des effets d'un système de règles vidéoludiques. Ce devrait être le terrain de la critique. En jeu de rôles, la difficulté de saisir ce qui fait système est un sujet inépuisable, puisque les règles explicitement définies comme telles ("dans telle situation, on jette tel dé et on applique telles conséquences" / "on joue des aventuriers qui veulent s'enrichir" / ...) n'ont d'importance que si l'on peut inspecter minutieusement lesquelles sont effectivement appliquées, comment, quelles règles implicites se révèlent aussi ("on n'interrompt pas quelqu'un qui parle")... rendant compliquée une critique qui dériverait des règles formelles une structure de valeurs cohérent, quand ce système n'est en pratique jamais ressenti. Le système des règles n'est donc évaluable que dans deux perspectives opposées, ou bien ethnographique, ou bien en sujet herméneutique ; et, si les JV peuvent sembler différer en ce qu'ils se déroulent dans des espaces complètement formels, des exemples comme Dark Souls ou Skyrim sont typiquement suffisamment complexes pour que la cognition ne s'attache qu'à une petite partie des contraintes réglées et les investisse voir se les représente imparfaitement.
Bref, la structure ne prédit jamais complètement le système. A l'extrême, des contraintes purement extérieures peuvent radicalement transformer l'expérience, comme Manuel Boutet le remarque dans son article de 2012, Jouer aux jeux vidéo avec style. Le style, peut-être, constitue la prochaine étape d'une poétique du jeu vidéo ; non le style de conception, mais celui de jeu.
Un peu hasardeusement, je me suis retrouvé à assister lundi à une journée d'étude d'ICAR à l'ENS Lyon, qui se donnait pour sujet les pratiques du jeu vidéo, et vendredi à une séance du séminaire Jeu & littérature de l'équipe Marges de l'université Lyon 3, qui aborde surtout le jeu sous l'angle des game studies et donc du jeu vidéo. La journée d'ICAR, organisée par Isabel Colón de Carvajal et Heike Baldauf-Quilliatre, portait surtout sur des analyses très concrètes de séquences de jeu filmées, grâce notamment à des analyses conversationnelles multimodales - appartenant donc plutôt à l'anthropologie - à l'exception d'une intervention d'un masterant, Thomas Brunel, qui proposait un commentaire narratologique de Skyrim sur la base des témoignages d'un joueur, intervention qui est celle qui retient mon attention aujourd'hui. Celle de Marge consistait en une lecture croisée de l'article de Henry Jenkins (2002) par quatre masterant-e-s, qui est une bonne base très accessible pour penser quelques problèmes des applications de la narratologie aux JV et que je vais utiliser dans la suite.
Disclaimer : je connais mal les game studies, la narratologie, Eco, Genette... je ne suis pas littéraire de formation et je n'ai donc pas la légitimité académique ou les références qui me permettraient de concrétiser plus avant ces quelques réflexions éparses, qui contiennent donc probablement une bonne dose d'approximation. J'aimerais juste proposer quelques pistes qui me semblent pertinentes.
1 Récit et architecture narrative
Cette partie introductive rappelle la distinction de Genette entre récit et histoire, et revient brièvement sur ce que Jenkins appelle architecture narrative.Je ne vais pas revenir sur le vieux débat entre narratologues et ludologues, partisans respectivement d'un JV épuré de toute narration ou au contraire vu comme média narratif en puissance, qui a sans doute été formateur dans les années 90 mais ne demande qu'à être dépassé maintenant. Je veux me centrer sur une notion spécifique au coeur du débat, celle de récit, c'est-à-dire le résultat concret de la narration, l'objet étudié ; il s'oppose à l'histoire qui serait la suite des événements du récit, qui relèvent donc d'une abstraction (ayant lu le livre, j'en reconstitue l'histoire). La distinction entre les deux est rendue évidente par les questions de chronologie : un récit peut par exemple se déployer avec des flashbacks, des flash-forwards, bref dans un désordre chronologique... alors que l'histoire, étant constituée des faits dans l'ordre, serait par définition chronologique. Un autre point de distinction évident, et peut-être encore plus clair, c'est qu'on peut faire plusieurs récits d'une même histoire ; par exemple le Sacré Graal des Monty Python est un récit de l'histoire de la quête du Graal par le roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde, au même titre que celui de Chrétien de Troyes. Il n'est pas trop tôt pour dire que l'histoire est donc un produit subjectif, une sorte de résumé qui suppose qu'un sujet différencie des événements importants et des détails annexes ; cette difficulté peut rendre la notion d'histoire délicate à manier dans certains cas mais elle ne nous souciera pas du tout dans la suite.
Ce que l'article de Jenkins me semble mettre en évidence, c'est l'incapacité de la notion traditionnelle de récit à expliquer les formes narratives que présente le JV. Certes, il y a bien des jeux qui se laissent appréhender sous l'angle d'une histoire unique, dont un récit est fait en premier lieu à travers des cinématiques, dialogues, etc. qui empruntent leurs codes à la littérature ou au cinéma par exemple, quitte à mettre entre parenthèses de longs moments de jeu considérés comme "purement ludiques" et non-narratifs. Mais il y a tellement de matière narrative dans les jeux qui échappe à ce spectre, et elle semble échouer à attraper l'interactivité qui fonde la spécificité vidéoludique. Abandonnant le récit comme quelque chose entièrement contrôlé par l'auteurice, et linéaire - la littérature et le cinéma sont des média principalement linéaires, en ce qu'ils se consomment du début à la fin, suivant un unique cheminement (j'exclus la littérature hypertextuelle), contrairement aux jeux - Jenkins propose de retrouver le récit dans la spatialité, dans diverses marques de l'environnement de jeu visité, comme autant de possibilités narratives à explorer. Voir le monde de jeu comme l'expérience principale, potentiellement vectrice de narration et faite pour être explorée et découverte librement. D'où plusieurs types différents de narrations vidéoludiques centrés sur une architecture narrative, poussant à une plus forte implication du/de la joueurse, chargé de faire émerger le récit, de l'inventer, de le reconstituer... L'architecture narrative est donc une structure de contraintes et d'incitations ciselant l'espace des interprétations possibles. (En admettant le fait cocasse que le jeu vidéo le plus libre du monde s'appelle Microsoft Word, on se convainc assez bien de l'importance des diverses contraintes narratives qu'imposent un jeu donné pour obtenir des expériences satisfaisantes.)
2 Que faire du récit ?
Pour Jenkins, une solution pour adapter la notion de récit aux narratologies vidéoludiques consiste à redéfinir le récit en y intégrant des spécificités des JV, nommément une interactivité typiquement spatialisée. Je me demande si ce mouvement n'est pas analogue à celui que n'ont pas dû manquer de faire les théoricien-nes du cinéma, devant analyser les films en admettant qu'ils ne relevaient pas d'un récit littéraire "ornementé" par son passage à l'écran mais bien d'une forme de récit essentiellement différente, appelant donc à des signes spécifiques (sémiologie du plan photographique, du montage, de la musique...). Un nouveau média implique un nouveau langage, et donc de nouvelles possibilités narratologiques et poétiques, etc. Mais ici on voit bien que le passage de la littérature au cinéma est un problème de pure sémiologie, et qu'une fois le langage cinématographique identifié, la notion de récit y reste absolument pertinente. Alors que pour Jenkins, c'est précisément l'identification de certains signes spécifiques aux narrations vidéoludiques, liés à l'interactivité, qui le force à abandonner les propriétés typiques du récit classique, en premier lieu sa linéarité.Dans les jeux de rôles sur table, ce problème est tout aussi visible. La forme du scénario comme une histoire à peu près fixée et déroulée par un-e maître-sse du jeu à ses joueurses, telle qu'elle s'est cristallisée dans les années 90 (malgré, toujours, un certain nombre de pratiques alternatives), est jugée peu satisfaisante dès lors qu'elle restreint trop visiblement les actions de jeu. (Il y a une friction entre l'idée d'un récit qui serait contrôlé par le/la MJ et la possibilité de jouir d'une vraie agentivité, ce que le forgien Young appelle le Truc impossible avant le petit dej.) On peut faire dès lors le même constat, un peu dépassé, que celui que Jenkins associe aux anciens narratologues : l'interactivité semble agir contre la possibilité d'un récit. Mais certainement pas contre toute narrativité !
En cherchant à identifier ce qui fait la spécificité du jeu de rôle, Coralie David propose dans son article Le jeu de rôle sur table : une forme intercréative de la fiction ? (2016) la notion d'intercréativité pour désigner la façon dont le jeu se déploie. Le jeu de rôle est intercréatif en ce que chaque joueurse crée (même au sens très restreint d'incarner un personnage à l'intérieur d'un vaste système de contraintes), puis reçoit des autres une réaction qui est elle-même une création en réponse à son intervention, ce dont le JV est pour l'heure essentiellement incapable (il y a bien interaction mais pas intercréation, si on se limite aux jeux pour une seule personne en tout cas). Cette idée pousse David à abandonner la notion de récit, qui suppose une distance absente du jeu de rôle. La matière première du jeu de rôle est bien l'acte de narration, mais il n'y a pas une histoire sur laquelle on produirait un récit, ce qui demanderait de connaître déjà l'histoire ; or celle-ci n'est que la résultante a posteriori de la narration, tout comme l'histoire d'un roman n'est connue qu'à travers le récit qui, cette fois, est bien confondu avec l'acte de narrer. La spontanéité est incompatible avec le récit, mais pas avec la narration qui est en soi une performance. (Et l'histoire, puisqu'elle présuppose un sujet qui la reconstitue, amène en jeu de rôle plusieurs joueurses différent-es à tirer d'une même narration plusieurs histoires, ce que relève avec d'autres mots Romaric Briand dans le Maelström).
Si, en littérature, le récit est la matière première à partir de laquelle tous les autres organes de la narratologie se développent, en jeu de rôle c'est la narration elle-même qui remplit cette fonction. Cette affirmation appelle je crois à quelques objections d'ordre psychologique, car je trouve un certain échec aux jeux qui tentent de faire primer l'acte de narrer sur toute détermination a priori - ce qui est le cas par exemple d'Apocalypse World, et plus généralement de la ludographie de D. Vincent Baker, qui propose - pour raconter d'abord et fixer ensuite - des outils qui ne me semblent jamais fonctionner à plein régime.Mais je ferme ici cette parenthèse, pour garder juste le fait concret et mesurable que la narration, non le récit, est le moyen d'accès primaire des rôlistes à la fiction.
Quid maintenant du jeu vidéo ? Si le jeu de rôle, média ludo-narratif par excellence, peut se passer d'une théorie du récit, alors le JV pourrait bien faire de même ! Oui, mais il reste quand même que les cinématiques, les dialogues, toutes sortes de textes... se rencontrent fréquemment en JV et se laissent bien analyser par la narratologie classique. Les JV contiennent des récits classiques, ce qui empêche d'abandonner complètement la notion.
3 Narratologie de Tetris
Je propose sur ce point de prendre Jenkins à contre-courant, et d'explorer pour l'heure les possibilités narratologiques dans les jeux qui s'y prêtent le moins : ceux qui, précisément, se réduisent si abstraitement à un pur gameplay qu'ils ne semblent relever d'aucune expérience narrative.Tout le monde s'accorde à dire que Tetris ne contient pas de récit, quelle que soit la définition qu'on veuille donner à ce terme. Il ne contient pas non plus le moindre élément narratif, étant purement abstrait et n'offrant donc aucune prise interprétative fiable ; à l'inverse par exemple d'un Counter Strike qui sans prétendre à aucune narrativité se déroule au minimum dans le fantôme d'un cadre diégétique, opposant des avatars humains, porteurs d'armes à feu, les uns terroristes et les autres antiterroristes, etc. Pourtant, si je joue à Tetris et que je fais une partie qui s'avère intéressante (c'est-à-dire longue, difficile, incertaine), je peux en faire le récit : "j'étais presque mort, deux lignes à peine avant la fin, mais j'ai réussi à remonter in extremis, en jouant super bien... j'ai fini par perdre au niveau 18, mais c'est la première fois que je tiens aussi longtemps !". C'est bien que, dans la partie à laquelle je fais référence, je perçois une histoire, avec un début que j'ai clairement défini (le début de cette partie-là, le moment où j'appuie sur Start) (ce qui relève déjà, en fait, d'un choix narratif), plusieurs épisodes identifiés, etc. En fait, tout un pan du vocabulaire narratologique s'applique : il y a bien un actant (moi-même !), un enjeu (tenir longtemps pour faire un bon score)... et surtout, plus capitalement, une tension dramatique portant sur la façon incertaine dont se concluera ma partie (jusqu'où irai-je avant de perdre ?).
C'est un constat un peu banal, qui convient en fait à n'importe quel récit que l'on peut faire à quelqu'un d'autre au sujet de quelque chose qui nous est arrivé, comme quand on explique les raisons d'un retard. Tetris est le lieu où se déroulent un ensemble de faits que j'ai identifiés comme une histoire, dignes donc d'un récit futur. Mais c'est justement ce qui donne sa valeur narrative à Tetris : il est un système de contraintes favorisant l'émergence d'une suite de faits qui peut être interprétée comme une histoire. On raconte sans doute bien plus facilement les faits surprenants qui se sont déroulés pendant une partie de Tetris que pendant un trajet de métro le lundi matin. Pour qu'un trajet quotidien puisse faire l'objet d'un récit, il faut qu'il s'y soit passé quelque chose d'exceptionnel, c'est-à-dire un événement hors des effets typiques que peut produire un métro ou un bus (une déviation à cause d'un accident, par exemple) ; alors que ce que l'on raconte au sujet d'une partie de Tetris est typiquement le résultat des contraintes du jeu en ce qu'elles génèrent une mise en tension dramatique, à la fois ludique - strictement - et narrative - si je veux la percevoir comme telle.
Une bonne question, que je ne peux traiter que très allusivement, serait de chercher les signes qui encouragent l'interprétation d'une partie sous forme d'histoire. Il y a bien sûr des signes internes aux jeux, comme le score, qui appartiennent au fameux réseau de contraintes et d'incitations qui fait la substance du jeu ; ces signes intéressent en premier lieu les game-designers et sont de nature diverses : les règles elles-mêmes et leur résultante systémique, bien sûr, mais aussi les choix esthétiques ou d'interface du jeu, qui oriente leur interprétation. Mais d'autres signes externes sont aussi très importants, et pour cela il faut absolument mentionner l'importance des Let's play, relevée par l'un des intervenant du séminaire Jeu et littérature, et des streams sur les plate-formes comme Twitch. Ces deux types de contenus montrent des joueurses entrain de jouer, dont l'apport principal est de commenter leurs propres actions. Le jeu PlayerUnknown's Battleground (PUBG) (décrit dans cet article du Monde par exemple) est un bon représentant à la fois de ce phénomène actuel et de la possibilité d'un récit des faits ludiques, parce qu'il propose à la fois des situations dramatiquement riches (beaucoup d'actants, beaucoup de possibilités et de renversements envisageables) et beaucoup de moments d'inaction, donnant l'occasion au streamer de commenter sa propre partie. Comme cela a été relevé pendant le séminaire, ces commentaires relèvent moins du commentaire sportif qu'on ferait d'un match de foot (visant à interpréter une action en cours pour la décrire, la rendre intelligible et - certes - la dramatiser) que du récit, en ce qu'ils sont toujours dans un décalage temporel au moins léger avec ce qui a lieu : ou bien apportant un avis ou une interprétation sur ce qui a déjà eu lieu, ou bien anticipant ce qui pourrait avoir lieu.
Quand le jeu commenté comporte lui-même déjà un récit, comme dans l'exemple de Squeezie jouant à Enterre-moi mon amour, ce commentaire s'établit comme une méta-narration, un méta-récit. Mais qu'en est-il du streamer jouant à PUBG ou à Tetris ? Il produit un récit, simplement. Ces jeux produisent des faits en mal de récit ; je crois que le streaming, et plus généralement toute la vaste culture populaire tournant autour des jeux vidéo, nous poussent à produire en nous-même des histoires lorsque nous jouons. Les streams et les Let's play explicitent et révèlent la nature de récit potentiel de ces moments. Dans la suite, je vais appeler événements protorécitique ces faits produits par les jeux, ne constituant pas un récit mais une matière susceptible d'être saisie comme une histoire digne d'être racontée.
4 La narrativisation des événements protorécitiques
La capacité d'un réseau de règles et de contraintes à faire émerger des histoires n'est pas propre aux JV, comme on peut le voir par exemple à travers le récit d'une partie de football ou d'échecs. Mais elle est une composante fondamentale à ne pas oublier lorsque l'on analyse les JV pour leur valeur narrative, car beaucoup de jeux centrés sur leur gameplay peuvent ensuite amplifier et sublimer cette tension ludo-dramatique pour lui donner la richesse attendue d'une expérience narrative complexe.Dans PUBG ou Counter Strike, par opposition à Tetris, un certain nombre d'éléments figurent des choses concrètes et identifiables : des personnages humains, des armes à feu, des bâtiments... Ils aident à interpréter l'action et à la rendre lisible, et améliorent aussi la possibilité d'y plaquer une narration, mais ne suffisent pas à constituer une expérience narrative fondamentalement différente de Tetris. Ils sont à rapprocher du Monopoly décrit par Jenkins, où les éléments de cadre diégétique (jouer des investisseurs immobiliers) ne suffisent pas à effacer un ressenti d'ordre purement ludique. Ce constat pourrait reléguer mes remarques sur les événements protorécitiques à une anecdote sans lien véritable avec le contenu narratif effectif qu'une narratologie vidéoludique sérieuse devrait vouloir traiter. Une caractéristique qui me semble décourager la possibilité d'une véritable narrativité de telles expériences, outre le ressenti mesurable des joueurses, c'est le fait que ces jeux "techniques" invalident d'eux-mêmes les interprétations narratives qu'ils permettent. Par exemple, Counter Strike suggère une lutte entre terroristes et antiterroristes, mais si je coopère (au sens d'Eco) pour établir une histoire d'opération militaire, beaucoup de choses s'opposent aux conclusions interprétatives que je vais faire : souvent les personnages ne s'entraident pas, les mêmes situations sont rejouées encore et encore jusqu'à l'abstraction, rien ne vient encourager l'hypothèse d'un éventuel sens à l'action terroriste jouée, toute la jouissance est concentrée dans le fait de vaincre l'ennemi et pas de sauver un McGuffin quelconque, etc.
Pour trouver quelque chose de plus convainquant, il faut maintenant se déplacer vers des jeux qui ont bel et bien des prétentions narratives, et qui vont donc donner aux joueurses une bonne raison de chercher à narrativiser ce qui se passe. C'est dans une bonne mesure ce qui a intéressé Thomas Brunel dans The Elder Scrolls V : Skyrim, un RPG très populaire de ces dernières années. On y incarne un aventurier dans un monde typique de l'heroic-fantasy, qui peut l'explorer et y accomplir toutes sortes de choses. On peut dire de Skyrim qu'il contient des récits interactifs, sous la forme par exemple de dialogues et de quêtes à réaliser, mais la promesse de liberté que fait le jeu le pousse à ne pas prendre en charge le récit dans son intégralité : lae joueur-se est libre, et seuls des choix ponctuels lae lancent dans des moments de narration classique (c'est-à-dire discursive).
Il est évident que la narrativité de Skyrim ne se réduit pas à ces instants somme toute relativement cloisonnés (les dialogues ont bien des arbres de décision, mais les choix n'ont pas beaucoup de richesse). Voyager d'une ville à une autre, en se confrontant donc à la possibilité d'une attaque de bandits, de trouvailles inattendues et difficultés diverses... constitue une expérience narrative hors de tout récit (dans le sens habituel ; pour Jenkins, il reste le récit issu de la narration environnementale).
Pour identifier leur valeur narrative, Brunel propose de rattacher ces moments de non-narration aux blancs qu'investit le lecteur dans le roman, en reprenant donc les théories d'Eco dans L'oeuvre ouverte et Lector in fabula. Tout comme un texte est une "machine paresseuse" qui attend de lae lecteurice une coopération active, Skyrim invite lae joueurse à investir les non-dits du jeu, à imaginer et construire une histoire là où le jeu ne propose que des récits et éléments narratifs disparates. Ce n'est pas du tout une position purement théorique : Brunel s'appuie sur le témoignage d'un joueur chevronné, qui avait imaginé son personnage comme dernier survivant d'une longue lignée glorieuse, interprétant certains actes spontanés (le meurtre accidentel d'un personnage) en leur attachant beaucoup de conséquences extra-ludiques (le personnage se lançant alors dans une longue recherche de rédemption, pour se laver du crime commis).
Cet accident spontané, interprété et réintégré dans une grande histoire (qui n'existe qu'aux yeux du joueur et ne relève pas, dans sa globalité, du seul contenu du jeu) me semble l'exemple type de la façon dont la structure d'un jeu peut encourager à narrativiser les événements protorécitiques qui s'y déroulent. Skyrim promet aux joueurses de leur fournir une expérience ludique et narrative d'aventurier dans un monde d'heroic-fantasy ; cette promesse est un point de structure, parmi tant d'autre, qui permet d'orienter lae joueurse modèle vers une façon optimale d'utiliser/interpréter le jeu, et in fine de lui donner les moyens de construire des histoires qui seront pertinentes et renforcées dans l'univers du jeu. Brunel donne l'exemple final de séquences dans lesquels le joueur expert fait attention à prendre régulièrement un repas, alors même que rien dans le jeu n'oblige l'avatar à se nourrir fréquemment. Dans un jeu comme Skyrim, il faudrait donner le nom d'événement protorécitique à beaucoup de faits, comme de simples choix personnels : utiliser telle arme plutôt que telle autre, éviter de croiser la route d'un magicien, apercevoir un loup au loin, etc.
L'exemple de Skyrim est plein d'enseignements mais m'amène, à mon grand dam, à formuler une nouvelle zone de friction dans les narratologies vidéoludiques qui rappelle dangereusement le vieux débat des narratologues contre les ludologues. C'est celle de l'interaction entre les événements protorécitiques et les contenus qui relèvent de formes de récit déjà établis. Dans Skyrim, si je joue longtemps en qualité de joueur modèle (ce qui implique déjà un certain nombre de restrictions : je ne vais pas m'imaginer jouer un marchand timide et casanier, par exemple, parce que ce type de personnage ne partirait pas à l'aventure - et donc l'essentiel du jeu me sera inaccessible, l'expérience sera décevante), je finirai par me constituer l'idée d'un personnage complexe, qui a vécu toutes sortes de choses et s'est formé une morale et une vision du monde particulière. Dès lors, de plus en plus de propositions narratives faites par le jeu me sembleront hors de propos. Je parle en fait d'un constat personnel, issu de ma propre expérience sur Skyrim que j'ai également voulu investir de mes propres interprétations, qui ont systématiquement été déçues. Trop souvent, des dialogues, des développements de l'histoire, les réactions de certains personnages... ne supportent pas des interprétations pourtant raisonnables que je me suis construites. Je suis le sauveur du royaume, qui porte l'attirail bien reconnaissable du Grand Archimage et qui vient de lancer devant vos yeux un des sorts les plus complexes qui existent ; pourquoi ces bandits me parlent comme à un idiot en position de faiblesse ? De telles trahisons de mes attentes et interprétations m'apparaissent typiquement dans les dialogues et les autres micro-récits qui, étant pré-écrits, ont du mal à rendre compte de mon interprétation. Il peut aussi arriver que des événements protorécitiques ne s'insèrent pas bien du tout avec mon interprétation, typiquement (dans la même situation que j'ai décrite plus haut) si après avoir décimé neuf bandits, le dixième et dernier continue à se battre avec un acharnement orgueilleux comme s'il était persuadé de pouvoir encore remporter la bataille.
On pourrait peut-être voir tous ces problèmes comme des difficultés (techniques et pas seulement narratives, d'ailleurs) pour les joueurses à identifier ce qui est attendu d'elleux ; en d'autres termes, lae joueurice modèle est terriblement inaccessible, ce qu'on attend d'ellui est trop complexe pour être raisonnablement atteint par lae joueurse moyenne. Dans les exemples plus haut, si j'avais été un joueur modèle, j'aurais tout simplement évité de me retrouver dans cette situation ; mais ce n'est pas une réponse très satisfaisante.
Chez Eco, un texte dit ouvert est censé pouvoir recevoir et même encourager plusieurs isotopies différentes. Mais il y a une facilité à se poser la question de l'insertion du/de la lecteurice au sein d'une structure dont on connaît chaque aspect, ciseler chaque phrase pour l'ouvrir ; les événements protorécitiques, par contre, sont typiquement des événements qui - bien qu'issus strictement des possibilités techniques du jeu - échappent aux game-designers, qui ne peuvent pas espérer prévoir exhaustivement ce qu'il arrivera à l'avatar du/de la joueurse, ni dans quel ordre. Je pense que Lector in fabula et son lecteur modèle ne suffit pas à conceptualiser la façon dont lae joueurse s'insère dans le monde narratif (ou le récit architectural de Jenkins !), mais je n'ai pas vraiment d'alternative plus exhaustive.
A titre personnel, je fais le constat que les JV qui m'ont procuré les expériences narratives les plus satisfaisantes sont souvent ceux qui parlent le moins, qui relèguent au facultatif l'essentiel de leur contenu textuel. Je pense à Dark Souls (un jeu tellement encensé qu'il constitue une sorte de cliché du bon jeu dans n'importe quelle réflexion critique sur les JV, mais allons-y quand même !) : l'intégralité du jeu, qui prend plusieurs dizaines d'heures, peut se faire en ne lisant que deux ou trois dialogues importants, au mieux cryptiques, qui ne suffisent même pas en eux-mêmes à dégager une histoire. L'expérience de jeu est à la fois résolument tournée vers son gameplay (quelle arme utiliser, comment battre les ennemis, quelle zone explorer ensuite...) avec très peu de phases de narration ou de pure contemplation, tout en étant profondément narrative. C'est que chaque élément de la structure du jeu est ouvert à une interprétation narrative, et que le jeu offre d'innombrables clés possibles ; on a beaucoup relevé par exemple que mourir est un événement intégré dans la diégèse (on ne revient pas à une sauvegarde précédente), ou que la faiblesse des dragons à la foudre est justifiée par la mythologie de l'univers diégétique. De cette façon, non seulement le jeu donne les moyens d'interpréter tout événement protorécitique de façon cohérente, mais en plus il tait un grand nombre de points cruciaux de l'histoire du monde, puzzle qu'on ne peut que très incomplètement reconstruire.
De fait, les contraintes interprétatives que sont l'esthétique, les descriptions des objets, les dialogues... jouent leur rôle d'orientateurs de l'interprétation, mais sont suffisamment ténues et incertaines pour ne jamais être frontalement discordantes lorsque l'on se construit une interprétation qui va à l'encontre. Si Skyrim tente de nous permettre de constituer l'histoire de notre personnage, dans un cadre diégétique univoque et classique, Dark Souls se centre sur l'histoire à reconstituer du monde, selon un mode plus proche de l'oeuvre ouverte - mais reste ouvert à la possibilité pour l'avatar de s'insérer dans cette histoire perçue. S'unissent donc une histoire classique (celle du monde) qui n'est perçue que par fragments (facultatifs, comme par exemple la description des objets ; leur réception n'est pas du tout le coeur du jeu) et une histoire personnelle (celle de mon avatar) qui n'est soumise qu'à très peu de contraintes (presque rien ne peut invalider l'idée que je me fais de mon personnage). L'élégance de Dark Souls, c'est peut-être que les mêmes atomes narratifs - armes, objets, ennemis, paysages, dialogues - servent à la fois à constituer une histoire spatiale du monde et à appuyer l'intégration des événements protorécitiques.
5 Et après ?
Dans cet article, j'ai voulu montrer que
l'échec de la notion classique de récit à capturer un certain nombre de
caractéristiques narratives des JV ne pousse pas nécessairement à
considérer que les jeux sans récit sont de nature non-narratifs. Le récit est l'objet à partir duquel la narratologie déduit toutes ses analyses, mais cette situation est propre à la littérature et le JV peut se permettre de décentrer cette notion. La
proposition de Jenkins de parler de récits spatialisés rend bien compte
de certaines caractéristiques de l'interactivité ; il lui manque une
dimension pragmatique qui décrirait effectivement la façon dont les
joueurses interprètent et construisent à partir des contenus narratifs
qui leur sont offerts. Mais surtout, en abandonnant presque entièrement
la dimension temporelle de la narration elle ne rend pas compte de
possibilités dramatiques qui seraient la résultante concrète et
mesurable du système de règles et de contraintes que peut être un JV,
sans pour autant passer par un récit au sens habituel.
Pour explorer plus avant la notion d'événement protorécitique, il faudrait plonger dans les détails des effets d'un système de règles vidéoludiques. Ce devrait être le terrain de la critique. En jeu de rôles, la difficulté de saisir ce qui fait système est un sujet inépuisable, puisque les règles explicitement définies comme telles ("dans telle situation, on jette tel dé et on applique telles conséquences" / "on joue des aventuriers qui veulent s'enrichir" / ...) n'ont d'importance que si l'on peut inspecter minutieusement lesquelles sont effectivement appliquées, comment, quelles règles implicites se révèlent aussi ("on n'interrompt pas quelqu'un qui parle")... rendant compliquée une critique qui dériverait des règles formelles une structure de valeurs cohérent, quand ce système n'est en pratique jamais ressenti. Le système des règles n'est donc évaluable que dans deux perspectives opposées, ou bien ethnographique, ou bien en sujet herméneutique ; et, si les JV peuvent sembler différer en ce qu'ils se déroulent dans des espaces complètement formels, des exemples comme Dark Souls ou Skyrim sont typiquement suffisamment complexes pour que la cognition ne s'attache qu'à une petite partie des contraintes réglées et les investisse voir se les représente imparfaitement.
Bref, la structure ne prédit jamais complètement le système. A l'extrême, des contraintes purement extérieures peuvent radicalement transformer l'expérience, comme Manuel Boutet le remarque dans son article de 2012, Jouer aux jeux vidéo avec style. Le style, peut-être, constitue la prochaine étape d'une poétique du jeu vidéo ; non le style de conception, mais celui de jeu.