Dans la majorité des jeux OSR, le combat est organisé par un sous-système spécifique - jets d’attaque, classe d’armure… - mais n’est pas nécessairement au coeur du jeu, car il est souvent aléatoire, mortel et peu utile. Beaucoup de jeux suggèrent aux joueuses de donner au combat une place limite : on ne tire les armes que quand c’est véritablement nécessaire, en espérant s’en tirer autrement. Et l’idée qu’un combat se fasse toujours jusqu’à la mort n’est pas non plus automatique, la fuite restant une option pour tous les belligérants.
Cimetière est un peu différent. D’une part parce que le combat y a une place assez centrale : il faut vaincre les Seigneurs, et dans une moindre mesure affronter au moins les Âmes Éternelles qui offrent des souvenirs utiles et rendent les points de vie. Le reste du temps, il est souvent avantageux d’éviter les combats inutiles, mais Cimetière regorge par ailleurs de gardiens, morts-vivants sans conscience protégeant quelque chose jusqu’au bout, qui se fichent bien de mourir.
D’autre part parce qu’il n’y a pas vraiment de règles dédiées uniquement au combat, à part peut-être : lorsque l’on inflige une blessure à un adversaire, on jette le dé de dégâts et on fait perdre à l’autre autant de points de vie. Un combat est avant tout un jeu de description et d’interprétation asymétrique, où la joueuse décrit comment elle s’en prend à ses ennemis et où la meneuse détaille les effets de ses actions et les actions des adversaires. Il y a bien la possibilité de faire faire des jets de sauvegarde lorsqu’une décision de la joueuse est risquée, ce qui peut mener à des séquences du type : tenter d’infliger ses dégâts, conditionnés à la réussite d’un jet de caractéristique pertinente, avec pour risque le fait d’échouer et de subir les dégâts de l’ennemi. Mais rien ne force cela, une attaque bien décrite pouvant infliger les dégâts sans incertitude. La seule part d’aléatoire imposée par le jeu, c’est la valeur des dégâts infligés, qui sont en quelque sorte une contrainte à l’interprétation : par exemple, un coup puissant qui n’inflige qu’un ou deux points de dégâts est sans doute à interpréter comme l’arme ayant ripé sur l’armure ou sur un os saillant, échouant à infliger une blessure sérieuse.
Même sans grande idée ou astuce, il y a toujours un peu plus à décrire qu’un simple coup : l’attaque est-elle horizontale, verticale, perçante, autre ? Comment est modifiée la distance entre les adversaires, comment le terrain intervient-il, quelles possibilités apparaissent ou disparaissent ? Joueuse et meneuse devraient faire attention à ne jamais tomber dans ce que Grégory Pogorzelski appelle la “boxe écossaise” : j’attaque, tu attaques, j’attaque, tu attaques, jusqu’à la mort. Pour cela, le meilleur outil reste le bombardement de questions :
la meneuse demande dès que nécessaire des précisions sur l’approche de la joueuse, suivant ce qui va être important dans le petit instant de fiction où l’on décrit une passe d’armes. “J’attaque” n’est jamais suffisant. Elle cherche à se donner une posture d’arbitre, évaluant les chances de réussite de la joueuse dans ses actions, et tranchant sur ce qui nécessite ou non un jet de sauvegarde, avec avantage ou non. Plus les détails sont décrits et plus des opportunités d’arbitrer justement se présenteront.
la joueuse mène, de son côté, une guerre de questions : elle tente de trouver une façon pertinente d’agir en demandant des détails et des précisions. Elle cherche le point faible s’il existe, ou une particularité exploitable de son ou ses adversaires, ou quelque chose dans le terrain ou le décor qui puisse l’aider. Souvent, la meneuse l’accompagne dans cette guerre de question, typiquement quand elle cache un point faible ou une botte secrète et se demande si le protagoniste est ou non en mesure de la deviner, étant donné les questions qu’elle pose.
Il faut bien comprendre qu’en dépit de l’apparence de neutralité, la meneuse exerce à plein pouvoir sa subjectivité dans l’évaluation de la situation. En quelque sorte, la subjectivité de la meneuse est le véritable adversaire de la joueuse, qui se démène pour trouver une idée qui la convaincra ; c’est cela, la guerre de questions. Et la capacité d’interprétation et de décision arbitraire de la meneuse est ce qui donne sa résistance au monde et aux adversaires que l’on y rencontre.
Pour faciliter ce travail de description et d’interprétation du côté de la meneuse, voici un principe qui fonctionne pleinement dans Cimetière : célébrer l’asymétrie. Le combat le plus difficile et le plus frustrant à décrire, c’est celui contre un adversaire très semblable à soi - avec les mêmes capacités, une arme ou des pouvoirs similaires, etc. Si je décris une attaque viable et l’adversaire également, comment départager celui qui touche en premier, celui qui réussit et celui qui échoue ? Ce type de situation amène très naturellement beaucoup de jets de sauvegarde, car tout est incertain, puisque les conditions sont presque identiques pour l’un et pour l’autre. Le jet de sauvegarde est pour la meneuse un refuge qui évite d’annoncer catégoriquement : tu échoues, ou tu réussis, ce qui risquerait de donner l’impression d’une injustice indépassable (pourquoi l’autre réussit et pas moi ?) ou d’un laxisme trop facile (il peut être difficile, en tant que meneuse, de frapper fort).
À l’inverse, un combat contre un (ou des) adversaire(s) avec un profil très différent du protagoniste, avec de grandes forces et de grandes faiblesses, est à la fois plein d’opportunités de descriptions plus originales et mène à des situations beaucoup plus claires à interpréter et à trancher. L’ me Éternelle de la seigneurie de Morheim, le Général rebelle, est un exemple typique d’application de ce principe. C’est un immense chevalier, doté d’une armure de plaque lourde et presque impénétrable, maniant une hache de guerre impressionnante, mais lent et peu habile. Tenter de parer ses attaques est voué à l’échec, parce que sa force est irrésistible. Attaquer directement malgré l’armure est très difficile, car chaque coup infligeant moins de 6 points de dégâts est purement et simplement annulé, et le Général possède en plus beaucoup de points de vie. Mais se faufiler entre ses jambes, ou lui tourner autour pour se placer dans son angle mort, voilà qui pourrait réussir sans difficulté, étant donné sa lenteur. Comment le Général pourrait-il réagir ? En menant une immense attaque circulaire, qui toucherait tout autour de lui, par exemple. Une autre possibilité serait de tenter de s’approcher rapidement pour attaquer les liens de l’armure et la défaire, afin d’accéder au corps ; à une telle distance, le Général aurait du mal à se servir de son arme, mais pourrait tenter d’agripper le protagoniste et de le broyer contre lui. Ce combat est facile à décrire parce qu’on peut l’interpréter comme si tout était absolu : la vigueur du Général est absolue, sa lenteur est absolue, etc.
Et, dans Cimetière, les occasions de mettre en scène des combats asymétriques ne manquent pas. L’adversaire le plus habituel est un mort-vivant armé, certes assez comparable au protagoniste en termes d’aptitudes, mais peu intelligent et très prévisible. Une façon de donner à un mort-vivant un avantage asymétrique, c’est de lui offrir soit une capacité exceptionnelle, qu’elle soit corporelle, comportementale ou autre - une vitesse surprenante, une prudence excessive, une arme avec une portée inhabituelle… - soit simplement de lui offrir l’avantage du nombre, quitte à ce que chaque ennemi n’ait qu’un ou deux points de vie. La prévisibilité et les particularités des morts-vivants de Cimetière aident également à créer des situations lisibles, relativement claires, orientant efficacement la guerre de questions pour la joueuse et amenant la possibilité de réussites astucieuses et d’échecs ressentis comme justes et acceptables.
Chaque combat peut (doit ?) être celui de David contre Goliath. Que ce soit par le nombre, par la taille, par le pouvoir, l’adversaire semble toujours plus puissant que le protagoniste, forcé de s’accrocher à la vie et de chercher de bonnes idées pour ne pas finir en charpie. Les combats sont voués à réaliser la promesse d’intensité de Cimetière, où les victoires s’arrachent durement et où la mort attend au tournant.
L’asymétrie est aussi là pour aider la meneuse à frapper fort. Cimetière est un jeu où la progression est difficile. Rendre une idée claire de la fiction, avec des dangers réels, est le moyen de rendre plus acceptable la blessure et la mort du personnage, que ce soit pour la joueuse qui subit alors un échec ou pour la meneuse qui peut avoir besoin d’une bonne justification pour se mettre d’être cruelle. Le fait que le protagoniste se réincarne après la mort, usant simplement son dé d’humanité, permet à la meneuse d’annoncer la mort sans que ce soit la fin du voyage. Et, lorsqu’est venu le temps d’une mort ultime qui mettrait fin à la campagne, elle peut infliger la sentence tout aussi durement, en ayant pris l’habitude d’agir ainsi. La pression de la mort et de la fin existe toujours en fond, même lorsque le dé d’humanité est encore haut.
Enfin, et pour se rassurer : un dernier intérêt de ces asymétries dans le combat, c’est qu’elles peuvent facilement faire partie de la préparation. Interpréter la fiction en combat est rendu plus facile par les différences évidentes entre le protagoniste et ses adversaires, or ceux-ci sont généralement conçus à l’avance. Le principe d’asymétrie est donc surtout important pendant la création des Domaines, où il s’insère sans mal puisque le jeu pousse à créer des adversaires formidables mais morts-vivants et donc limités à des comportements simples. Il ne s’agit donc pas tant de déployer des trésors d’interprétation sur le moment, que de constituer à l’avance un matériau de jeu qui sera intéressant et pratique à manipuler sur l’instant.
Toutes ces idées forment, en quelque sorte, la matrice des autres principes de Cimetière. Tout le jeu est au fond un échange descriptif/interprétatif ; la guerre de questions n’est jamais finie ; les points les plus saillants et lisibles du monde sont ceux avec lesquels jouer sera le plus riche. Le travail fondamental de la meneuse se réduit donc à deux versants : un travail de level-design, en amont, la création d’un contexte et d’éléments pensés pour être intéressants à explorer ; et un travail de simulation, consistant à faire vivre tout cela lors de la partie, avec la possibilité de se reposer aussi lourdement que nécessaire sur les principes du monde et du jeu.