(MANN) Quelques développements autour de la solidité diégétique, et une théorie du plaisir fictionnel

Cet article se réfère au Modèle analytique de la narration naturelle. Si vous avez envie de tout comprendre et que vous avez du temps devant vous, je recommande de commencer par les bases.

Je vous l’avais promis dans le précédent article : maintenant qu’on a clarifié ce qu’était un objet fictionnel et ce que cela veut dire d’avoir une diégèse plus ou moins solide, on peut aborder avec de bons outils certaines questions difficiles de théorie rôliste. Celle qui motive le fond de cet article, c’est d’expliquer les incompatibilités (ou au moins les tensions) entre certains modes de jeu, certaines façon de faire du jeu de rôle. C’est un constat qui me semble important que de dire qu’il y a des jeux donc le dispositif nous parle plus que d’autres, notamment en termes d’attentes et d’objectifs. Joue-t-on “pour l’histoire” ? Mais qu’est-ce que l’histoire alors, quelles propriétés en attend-on ? Joue-t-on pour ressentir intérieurement son personnage ? Pour gagner le droit de se vanter, ou celui de rêver, pour une certaine intensité dramatique ?

En commençant la rédaction de cet article, j’espérais apporter une réponse solide à ces questions. Je préfère vous décevoir tout de suite : il y a sur le chemin des obstacles que je n’ai pas réussi à dépasser, et il faudra revenir une autre fois pour trouver des idées vraiment claires sur le sujet. Mais, promis, il y a quand même un petit quelque chose à la fin, des hypothèses jetées au feu et qui pourraient bien s’en sortir à l’avenir. Il sera question de savoir comment le plaisir qu’on tire d’une partie s’appuie sur la solidité de la diégèse, et de proposer une forme générale des moments où la fiction nous apporte quelque chose qui nous plaît.

Le programme vous tente ? Et si on commençait par… quelques mises au point supplémentaires sur les objets, leurs relations et leurs propriétés, et la solidité diégétique ? Aller, maitenant que vous êtes là, ce serait dommage de laisser tomber, non ?

 

Aujourd’hui, on ouvre la diégèse : on va voir que ce cadre de pensée est plus large que le réalisme implicite qu’il y avait jusque là, qu’il contient une variété de modes de production de la narration. Et pour commencer, prenons le temps de développer quelque chose qui était déjà esquissé dans le précédent article : les événements, comme une sorte particulière d’objets fictionnels..

1 Diégèse & histoire

1-1 Les événements comme des relations

Commençons par expliquer en quel sens ils sont présents dans la diégèse. À ce stade la diégèse a été définie comme une sorte d’agrégat construit au fur et à mesure de la narration, contenant : 

  1. les objets fictionnels qui ont été co-instanciés au cours de la partie, qu’on avait aussi appelé les objets de la narration, ainsi naturellement que les relations qu’ils entretiennent ;

  2. les types (= catégories abstraites) nécessaires pour les expliquer (“être humain”, “dragon”...) ;

et on avait admis que tout ça existait en quelque sorte sous la forme d’une copie locale d’objets potentiellement non-fictionnels dont on récupère les propriétés à la volée. Par exemple le concept d’humain dans Donjons & Dragons reprend par défaut tout un tas de caractéristiques de nos humains normaux, mais on n’est pas particulièrement choqué s’il faut ensuite leur attribuer des propriétés spécifiques aux mondes de D&D, comme une sensibilité à la magie par exemple.

Supposons que lors d’un acte de narration, j’annonce que mon personnage gravit les pentes de la Montagne de la Destinée. Comment représenter un tel événement dans le modèle analytique ? Si on se réfère à une vision de la fiction purement logicienne et orientée objet, on devrait faire l’analyse qui suit. La proposition “[mon personnage] gravit les pentes de la Montagne” pourrait être représentée par l’introduction de propriétés situationnelles pour le personnage (“être en train de gravir la montagne à un certain temps T”) et la montagne (“être en train d’être gravie au temps T”). On peut résumer l’information en disant que c’est une relation entre deux objets, “A gravit X” où A = mon personnage et X = la montagne. 

Bon : la représentation du “temps T” dans ce schéma ne me plait pas trop. La question temporelle est un peu complexe : quand on fait du temps une propriété relationnelle, dans ce formalisme, je crois qu’on a typiquement en tête la question de la chronologie. Dans un cas typique, “maintenant” est compris comme : dans une relation chronologique avec toutes les autres choses jouées : l’instant T est défini par le fait d’être “après” l’instant T-1, et… et on ne va pas aller plus loin ici : je n’ai pas l’intention d’entrer beaucoup dans ce genre de détails, car je les maîtrise très peu et je suis assez pessimiste quant au fait d’en tirer rapidement quelque chose d’utile, alors que je crois par ailleurs très probable que cela nous mène rapidement vers des incongruités, des problèmes formels qui ne semblent pas faire sens, etc. Tout ce dont je voulais vous convaincre, c’est qu’on peut représenter, au moins sous une forme basique, un événement comme “mon personnage gravit la montagne” uniquement en termes d’objets, et que ça mène à formuler les choses d’une façon très bizarre, plutôt contre-intuitive ou en tout cas peu éclairante.

Le fait que cette vision des événements soit bizarre n’est pas fatal au MANN : on peut se dire qu’il y a du bon dans un tel formalisme, qu’on va quand même en tirer des idées exploitables, qu’il est peut-être possible de définir tout ça rigoureusement, etc. Mais c’est quand même un problème, parce que j’aimerais garder la possibilité de penser tout ce qui est objets sous une forme relativement manipulable pour l’esprit ; j’aime l’idée que penser le jeu sous l’angle des objets fictionnels consiste à formaliser des choses que l’on a en tête et que l’on manipule déjà intuitivement, pas que ce soit une sorte de théorie complètement aride et coupée de notre manière intuitive de comprendre le réel. Or, si pour décrire quelque chose comme l’histoire il faut en parler comme d’une suite de relations entre des objets (la relation gravir avec la montagne, la relation se poser au frais avec le sommet, l’air et le paysage, la relation manger avec le panier pique-nique, chacune en relation respectivement avec l’instant T, l’instant T+1, T+2…), alors le divorce avec l’intuition semble inévitable, et c’est bien dommage.

Laissons donc ce point de vue derrière nous, et introduisons plutôt les lascars du jour.

1-2 Les événements comme des objets

Reprenons cet événement-type : “je gravis la Montagne de la Destinée”.

Il me semble, intuitivement, que cet événement peut se comprendre comme un objet à part entière. En effet, on peut : 

  • l’isoler, le réifier en un certain sens, l’individualiser ; “le moment où le personnage gravit la montagne” ;

  • lui attribuer des propriétés, comme des jugements ou d’autres constats : c’est un moment fort, c’est vite passé, c’est difficile, etc. ;

  • lui attribuer des relations avec d’autres événements : chronologiquement, ça se passe avant / après tel autre événement (relation situationnelle) ; 

  • et puis, et c’est peut-être le plus important : il est sujet aux mêmes dynamiques de génération par nom vs. construction que les autres objets : “je gravis la montagne” nomme l’événement, mais on peut le construire en le décomposant en sous-actions (“je rajuste mon sac à dos”, “je regarde vers le sommet en soupirant avant d’entamer la marche”, etc).

En fait, on a déjà beaucoup utilisé ces énoncés-là pour parler de la construction des objets fictionnels ; les événements ne sont pas tant une classe complètement à part que des objets un peu plus immatériels que les autres objets de la narration, mais qui font encore partie intégrante de la diégèse. La façon dont on parle de telle ou telle scènes, dont on pense le déroule d’une partie en termes de scènes dans énormément de jeux, est pour moi une bonne preuve de cette réification des événements, devenus objets à part entière dans la façon dont on en parle.

Par suite, il est clair que la construction des événements se fait en même temps que celle des objets strictement fictionnels, et que la solidité diégétique qu’on a décrite lors du dernier article traverse les objets fictionnels autant que métafictionnels. D’un côté, “mon personnage est colérique” est construit à partir d’un ensemble de moments qui ont démontré le caractère colérique du personnage, cela demande déjà une lecture de la diégèse en termes d’événements ; et d’un autre, la solidité de cette propriété semble bien rejaillir sur les nouveaux éléments de colère que l’on va jouer.

Une dernière remarque. De mon point de vue, il y a eu une difficulté à considérer les événements comme des objets fictionnels, pour une raison que je trouve intéressante. Mon intuition, c’était que définir quelque chose comme un événement était déjà en quelque sorte une réification de choses plus infimes, plus fondamentales ; et donc, si les objets fictionnels sont des choses comme les personnages, des montagnes, etc. il me semblait plus rigoureux de décréter “métafictionnels” les événements, ou alors de reléguer les personnages à un niveau, disons, infrafictionnel.

Ce qui ne semble pas tout à fait absurde : on peut se dire qu’il y a des personnages et d’autres objets qui en quelque sorte pré-existent à l’histoire, donc ce qui se passe ne vient qu’après, non ? C’est intuitivement comme ça que j’ai tendance à penser le réel autour de moi : si je dis “j’ai passé une soirée pourrie”, je réifie, je réunis en un seul concept, un seul mouvement temporel, toutes sortes de petites choses infimes qui ne sont pas de nature événementielle (je me suis ennuyé, personne n’avait envie de discuter, j’ai pas réussi à m’amuser, etc). Je fais la différence entre ce qui s’est passé (un continuum de choses infimes) et le sens que j’y donne (“j’ai passé une soirée pourrie”).

Mais je crois que la fiction est différente en ce qu’elle ne commence à exister qu’au niveau du sens, que dans cette réification, précisément : ce qui crée un objet comme un personnage ou un événement est dans les deux cas de même nature. Il y a une sorte d’hétérogénéité entre le réel (le contenu de ma soirée, ce qui s’est passé à 23h14, les bières tièdes) et sa transformation en sens (“j’ai passé une soirée pourrie”), mais il y a bien homogénéité entre les différents objets fictionnels en ce qu’ils sont tous construits en même temps par le langage et la représentation. En particulier, il n’est pas clair que les personnages préexistent aux événements : l’idée d’un niveau infrafictionnel qui serait celui des objets “brut” peut peut-être aider dans certaines situations, mais je la rejette pour le modèle de la narration naturelle car il n’est absolument pas systématique. Et là-dessus, WEIRD■ est très certainement mon meilleur exemple d’un jeu qui exemplifie ce constat : ce qui génère une partie de WEIRD■, c’est une idée d’événement, un point de départ, une première scène ; pas forcément des personnages, pas forcément d’autres sortes d’objets de ce genre.

Ce que je veux dire par là, c’est que l’opération de l’esprit par laquelle on réifie plusieurs sous-composant en un seul quand on réfléchit posément n’est pas forcément représentative de ce qui arrive dans une partie de jeu de rôle. On peut aborder la fiction en regardant les objets fictionnels, ce qu’ils exigent, par exemple les volontés des personnages ou les développements qui sont appelés par la cohérence ; ou on peut l’aborder comme une suite d’événements qui se passent, sans avoir à descendre au niveau des objets pris à l’intérieur, ou alors seulement dans un second temps. Il y a de l’ordre dans la façon dont on pense les objets, mais une forme de brouillage dans la façon dont on s’en saisit, dont on y fait appel pendant la partie.

1-3 L’histoire et le métafictionnel

Maintenant qu’on a clarifié le statut des événements, rien n’empêche de faire une petite excursion au niveau métafictionnel et d’y trouver quand même des objets et des propriétés, qui cette fois ne font pas stricto sensu partie de la diégèse. Il y aurait sans doute un long développement à faire sur le sujet, mais je n’ai pour le moment pas grand-chose à dire que le petit bout dont je vais avoir besoin plus loin.

Est métafictionnel ce qui concerne la fiction, mais fait sens au niveau de la tablée, pour les joueur·euses. C’est, typiquement, le niveau des commentaires, des références, du surcroit de sens que la narration acquiert lorsqu’on la replace dans le contexte de son énonciation. Un énoncé comme “mon personnage est colérique” n’est pas métafictionnel parce que cette propriété - être colérique - fait sens à l’échelle du personnage. Par contre, “ce personnage me rappelle mon père”, “ce personnage est attachant”, “ce personnage est tragique” sont des énoncés au sujet de la fiction mais qui n’ont de sens que si on prend la fiction pour… eh bien, ce qu’elle est : une fiction.

Cette définition est une caractérisation pratique, qui devrait permettre assez facilement de dire si un énoncé a un caractère métafictionnel ou non ; mais j’anticipe qu’ici aussi il y ait un certain fossé entre une analyse structurelle bien ordonnée (où fictionnel/métafictionnel recoupent des choses bien distinctes) et le jeu, où les deux niveaux interagissent jusqu’au brouillage, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus vraiment les hiérarchiser.

En premier lieu : parce que les exemples ci-dessus montrent bien qu’un objet fictionnel (“mon personnage”) peut recevoir des propriétés métafictionnelles (“être un personnage tragique”). S’il s’agissait de deux royaumes bien clairement séparés, ça ne ferait pas sens. Parce qu’on peut facilement trouver des propriétés qui n’ont pas clairement choisi leur camp, qui semblent faire sens de façon transversale ou ambiguë. Par exemple, “mon personnage est émouvant” : suis-je en train de dire que je le trouve émouvant, et donc qu’il est émouvant au niveau métafictionnel, parce que je lui attribue tel ou tel caractère que je trouve touchant, ou suis-je en train de dire qu’il est émouvant pour les autres personnages de la fiction ? Plutôt qu’une distinction trop tranchée, il me semble sain de dire que les deux sont possibles, potentiellement en même temps. C’est, en fait, une conséquence de la construction du cercle magique sur la base de représentations mentales partagées (c’est-à-dire CS4 !) : “émouvant” est une propriété que j’attribue à certains objets réels (des personnes, en disons), donc si les éléments qui permettent d’attribuer cette propriété à quelqu’un (avoir agi de telle ou telle sorte, avoir tel ou tel événement dans son passé, avoir telle ou telle façon de s’exprimer…) sont également mobilisés dans la fiction, il est naturel que l’attribution de la propriété “émouvant” à un objet fictionnel se fasse simultanément au niveau du personnage et au niveau métafictionnel.

De même, je prends un instant pour évoquer l’ambiguïté qu’il y a dans le mot “histoire”. Qu’est-ce que l’histoire ? Il y a au moins deux réponses possibles : 

  1. c’est la suite des événements de la fiction : c’est donc une partie de la diégèse ;

  2. c’est une compréhension sensée des événements de la fiction, qui n’existe que pour les participant·es : c’est donc un objet (ou un agrégat) métafictionnel

Je suis plus convaincu par la deuxième option mais je trouve un peu problématique de ne pas dire que l’histoire contient des événements, et je ne suis pas sûr·e d’avoir beaucoup l’usage de la distinction entre des événements fictionnels d’une part et des “moments de l’histoire” d'autre part. Peut-être le plus sage serait-il d’abandonner tout à fait ce terme, ou alors de lui attribuer un caractère hybride, comme une sorte de passage entre les deux niveaux. En pratique, je compte parler un peu de l’histoire, mais tout ce qui m’importe, c’est qu’on s’accorde sur le fait que l’histoire est susceptible d’avoir des propriétés métafictionnelles, comme “être une tragédie”, “être une parodie du Seigneur des Anneaux”, “être cliché”, etc. Et, naturellement : l’histoire étant de toute façon au minimum fortement reliée à la diégèse, elle est tout autant que le reste soumise à des questions de construction et de solidité.

J’en profite pour digresser un instant sur une croyance profonde : le jeu de rôle est un média qui entrelie beaucoup plus étroitement la fiction en elle-même et son contexte de production et de réception que l’écrasante majorité des média fictionnels, de sorte que les liens qu'entretiennent narration (diégèse) et métanarration (production & réception) sont primordiaux pour l’analyse et la compréhension des parties. Il y a une sorte d’intrication rôliste entre la fiction et son unique contexte de production/réception, qui me semble être le propre de la performance. La façon dont je reçois les choses à l’instant T influe immédiatement sur ce que je vais formuler à partir de là : c’est une façon de reformuler ce que Coralie David appelle l’intercréativité. On ne peut pas se permettre d’avoir, séparément, une théorie du contenu des fictions et une théorie de leur réception, comme il peut y avoir du côté de la littérature écrite.

Mais revenons à l’analyse. Avec cet outillage élargi en tête, il est temps de se pencher sur le second oublié de l’article précédent : les critères de la cohérence, et leur interaction avec cette fameuse solidité diégétique.

2 Cohérence et solidité

Le précédent article se centrait sur les objets fictionnels comme un personnage, un lieu, un pouvoir magique, etc. et parlait beaucoup de solidité sous un angle qui est implicitement celui d’une sorte de réalisme de l’objet fictionnel : la solidité, c’est de se dire que tel personnage a telle propriété bien construites et crédibles, que tout ce qui est important ait été bien cimenté et vienne de quelque chose d’autre, et ainsi de suite. Pourtant, toutes ces considérations demandent un outil dont je n’ai presque pas parlé : elles font appel implicitement à des critères de cohérence. Il n’est pas suffisant, pour la solidité de mon personnage, que ses propriétés reposent sur quelque chose d’autre : encore faut-il que le tout - les propriétés, les relations… - fassent sens d’un certain point de vue, s’appuyant sur une certaine cohérence. Si je prétends que mon personnage est tout à fait pacifiste mais que je le décris muni d’une arme qu’il ne cesse de sortir pour menacer tout le monde, on va juger que ces faits-là sont en contradiction avec la propriété pacifiste et qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Ce quelque-chose est sans doute déjà présent, au moins en puissance (en narcose ?) dans les objets fictionnels que l’on manipule, mais il va falloir l’expliciter. Et réaliser qu’il y a beaucoup de critères de cohérence distincts, qui ne sont pas toujours très alignés.

2-1 Plusieurs critères de cohérence

Si on se contentait de dire qu’un pan de la diégèse est solide parce que ses objets centraux sont construits, au seul sens qu’ils s’appuient largement sur d’autres objets, on raterait l’importance du liant général qu’est la cohérence. Pour construire “mon personnage est colérique” à partir d’événements qui l’exemplifient, impossible de s’appuyer sur des choses comme “il dort beaucoup”, “il aime les piments” et “il a de petits yeux”, parce que ça n’a rien à voir ! Il faut montrer qu’il s’énerve, qu’il pique des crises, ce genre de choses ; on ne peut pas construire avec n’importe quoi, n’importe comment. Et les liens sur lesquels on se base pour dire cela sont embarqués dans notre espace de représentations partagées. Telle propriété correspond, comme on se la représente, à tel types d’action, tels caractères et indices, etc.

Et pourtant, rien n’empêcherait d’imaginer une autre culture dans laquelle les exemples que j’ai donnés marchent. On pourrait envisager que certaines personnes croient collectivement les choses suivantes : nos émotions viennent de la nature et donc, notamment, de ce que l’on mange ; la colère vient typiquement des piments, parce qu’ils sont forts et qu’ils irritent le corps ; les gens qui en mangent beaucoup s’énervent donc facilement, même quand ils devraient regarder un peu mieux l’état des choses au lieu de s’emporter. Et ça, c’est parce qu’ils ont de petits yeux, qui ne voient la situation que telle qu’elle se présente à eux, sans jamais voir comment elle se présente pour les autres. Enfin, comme la colère et l’emportement sont fatigants, les gens colériques doivent dormir beaucoup pour compenser.

Il serait sans doute un peu rapide de dire que “colérique” serait parfaitement construit juste avec ces éléments-là (dort beaucoup, mange du piment, a de petits yeux), parce que ce ne sont que des signes, des indices de quelque chose de plus central (les fameuses colères). C’est un exemple un peu tiré par les cheveux, qui a surtout pour objectif de mettre en évidence une chose : les liens de cohérence, le fait que X et Y aillent ensemble ou non, peut relever d’un large ensemble de croyances diverses, de liens logiques ou analogiques. Ce que je trouve particulièrement important ici, c’est comment des principes issus de types de pensée très différents se retrouvent en concurrence, comme autant de candidats permettant d’expliquer et justifier telle ou telle association.

Maintenant, regardons tout ce qu’on a accumulé depuis le début du MANN : on a la diégèse, avec des objets comme des personnages et des événements, qui ont parfois une logique propre à l’univers fictionnel qu’on a partagé, mais souvent se reposent sur des représentations réelles ; on a de l’histoire, et des propriétés métafictionnelles, dont la possibilité de faire référence, de revenir à des types narratifs ; on a des canons esthétiques qui fournissent à la fois des types pour les objets fictionnels (“le dragon”) et pour l’histoire (“un dragon ruinant la désolation dans les villages alentours”) ; et puis il y a tout ce qui concerne la forme même des énoncés, des actes de narration, susceptibles d’être poétique, travaillée, évocatrice, dont on n’a encore presque pas parlé… Toutes ces choses entretiennent toutes sortes de liens avec toutes sortes d’autres choses.

La cohérence fictionnelle est prise dans une tension intéressante : d’un côté, elle ne semble reposer sur rien d’autre que la volonté des participant·es (il n’y a aucune difficulté conceptuelle à dire “je traverse le mur”, alors qu’il y a une vraie difficulté à le faire réellement !), mais d’un autre côté, elle peut hériter d’un panel extrêmement large de discours possibles pour la fonder. Parfois, cela tombe bien : je considère (par référence à sa cohérence émotionnelle) que mon personnage a envie d’abandonner ses camarades de fortune pour se lancer à nouveau dans la quête de retrouver sa mère, et ce fait est aussi harmonieux d’un point de vue métafictionnel (cela donne un nouveau souffle à l’histoire, en amenant une nouvelle séquence, un nouvel arc narratif) sans être choquant matériellement (le personnage a les moyens de se trouver un petit bateau et de se mettre à naviguer seul). Parfois, c’est moins évident : mon personnage est bien là, à la ferme, avec son ancien amant retrouvé, et il n’a plus trop de raisons de reprendre la route… mais l’histoire qu’on était en train de raconter était une grande aventure, dont on attend le prochain mouvement. L’envie de “rester ici” que j’attribue à mon personnage est héritée de propriétés représentationnelles qui ont été construites au cours de l’histoire, établies avec le souci d’une certaine cohérence émotionnelle, et cette envie va à l’encontre du besoin de faire avancer l’histoire vers de nouveaux horizons sans s’apesantir. Sauf que, voilà, la cohérence émotionnelle du personnage a été importante jusque là, puisque c’est elle qui a servi à justifier d’autres choix importants au préalable, comme celui de se lancer sur les routes.

2-2 Que peut-on dire sur la cohérence ?

Voilà à présent ce que j’aimerais faire : distinguer les différents (ou au moins les principaux) critères possibles de la cohérence, discuter de leur influence ou importance relative, de la façon dont les jeux s’appuient ou non dessus, et notamment mieux isoler les problèmes et les conflits liés au respect (ou non respect) de telle ou telle critère de cohérence. Il y a des vrais enjeux de conception et de diagnostic des parties qui tiennent à ces questions.

Le problème, c’est qu’aujourd’hui, je ne me sens pas du tout assez au point pour traiter correctement ce sujet. Les critères de cohérence, autant que j’y réfléchis, sont des systèmes de sens auxquels je n’ai pas assez réfléchi, sur lesquels je n’ai pas des idées assez claires. Voici, pêle-mêle, quelques problèmes et constat sur cette notion :

  1. La cohérence semble d’abord donnée comme une propriété holistique : un ensemble de choses est cohérent. La cohérence se pense typiquement à un niveau global : est-ce que telle vision de la magie est cohérente avec telle autre ?

  2. La cohérence semble être une propriété interne : c’est OK si certains éléments périphériques ne tiennent pas la route, s’il faut accepter des étrangetés, l’important c’est que l’ensemble ait une certaine homogénéité

  3. Toutefois, il y a des cas basiques où la cohérence semble prendre la forme de contraintes dures, portant sur le respect de choses basiques comme les lois de la physique : un objet lourd a la propriété de tomber ; cette propriété est embarquée, en narcose par défaut. Ici, cohérence est pris au sens fort de contrainte, mais rien ne semble vraiment distinguer radicalement ces deux concepts

  4. À l’inverse, il y a des cas où la cohérence n’est une demande que lointaine, faible, peu exigente : la cohérence esthétique, ou la cohérence des sentiments d’un personnage, sont plutôt des questions subjectives où on admet aux personnes beaucoup d’agentivité, bien loin des cas où elle se fait plus contraignante

  5. Les moments d’incohérence portant sur des choses solides peuvent être pris comme de l’information, comme des mystères plutôt que comme des problèmes, suivant un jeu de confiance et de croyances difficile à jauger : un malfrat que l’on poursuit et qui se volatilise dans une ruelle n’est pas forcément vécu comme un problème de cohérence, mais comme le signe d’autre (un passage secret à trouver, un pouvoir magique…)

  6. La cohérence peut être attendue de toutes sortes de niveaux différents : de l’objet fictionnel isolé (objet lourd ⇒ doit tomber si lâché) à la succession des événements dans la diégèse (cela s’est passé il y a 10 ans ⇒ c’était pendant le règle d’Arthus IV) à des questionnements métafictionnels (c’est une histoire tragique ⇒ les personnages principaux doivent subir des dilemmes déchirants d’ici la fin)

  7. Parfois, des écarts faibles à la cohérence donnent un effet de réel plus fort qu’un tableau trop typique : un personnage cartésien qui défend l’astrologie, un guerrier doux qui ne veut pas faire de mal aux animaux, une nonne un peu désabusée qui prend Dieu à la légère, peuvent apparaître comme “sonnant juste”

Peut-être que vous vous dites que tout ça est si divers qu’il faudrait faire le tri : parler de contraintes, de déterminations, d’attentes, de schémas… et : oui, sans doute. Ce qui me motive à parler de tout au même niveau, cependant, c’est que ces différentes façons dont telles ou telles choses peuvent être cohérentes peuvent se retrouver rivales pour ce qui est d’imaginer la suite de l’histoire, ce qui devrait ou pourrait arriver. On peut hésiter entre faire X et Y dans une situation où X est meilleur pour l’histoire et Y plus cohérent avec le personnage qu’on incarne, et avoir bien du mal à voir sur la base de quoi on devrait choisir.

Tous ces constats parfois contradictoires sont embarqués dans la solidité diégétique, mon concept décidément très boîte noire, où l’on part du principe que dans le tout formé par la diégèse, il y a des liens de toutes sortes de nature entre les choses qui font que la structure globale “tient” plus ou moins bien suivant les angles. Dans la fin de cet article, on va remonter à cette propriété de haut niveau qu’est la solidité, en admettant que d’un jeu à l’autre, d’une partie à l’autre, d’une personne à l’autre, elle est fondée différemment, que ce soit quantitativement (il y a des dosages différents) ou qualitativement (une certaine forme de cohérence symbolique peut être totalement absente à D&D, mais pas dans La clé des nuages).

Donc, s’il y a un point crucial à retenir ici, même si on l’a déjà vu et qu’on en avait déjà l’intuition, c’est celui-ci : la solidité n’est pas isotrope. Au sein d’une partie donnée, elle a des directions, des axes suivant lesquels elle est plus solide que suivant d’autres. Le reste du MANN, et notamment le début de cet article, nous a montré qu’il y avait déjà dans la diégèse des liens de toutes sortes, et notamment que propriétés fictionnelles et métafictionnelles pouvaient se cottoyer ; “ce personnage est tragique”, propriété métafictionnelle, s’appuie bien sur des événements fictionnels, des choses qui ont eu lieu dans la fiction. Il faut donc s’attendre à observer des effets de rétroaction dans tous les sens, lorsque la solidité d’un concept de haut niveau déjà bien construit (“ce personnage est tragique”) se transfère à un tout nouvel élément. Est-ce que ce personnage arrive à temps chez lui, après avoir reçu le coup de fil terrible, ou est-ce trop tard ? C’est un personnage tragique, donc… il va arriver trop tard, n’est-ce pas ? Ce serait cohérent, n’est-ce pas ?

J’espère que ces exemples suffisent à donner quelques lumières sur les façons dont peut être fondée la solidité diégétique. Disons des critères de cohérence qu’ils en sont l’ossature théorique, les plans parfois hétérogènes qui organisent la solidité diégétique à partir des bribes de la diégèse. J’espère revenir sur le sujet quand j’y verrai plus clair, mais je ne promets rien pour le moment.

Pour l’heure, hâtons-nous plutôt vers les conséquences.

3- Une théorie du plaisir fictionnel

Avant d’aborder cette dernière section, juste un point en passant : le MANN ne parle pas vraiment d’émotions, de ressentis, même s’ils peuvent être là au moins marginalement sous la forme de certaines propriétés métafictionnelles attribuées aux objets. Ce qui suit part du principe que toutes ces considérations de solidité sont suffisamment proches de la cognition pour qu’on puisse en quelque sorte les “brancher” sur des questions de ressenti, s’appuyer dessus pour en parler. Ce saut conceptuel - la façon d’articuler le MANN et le ressenti - pourrait être discuté à une autre occasion, mais pour le moment on va faire comme si cela allait de soi.

J’ai longtemps défendu, informellement, l’idée que la cohérence fictionnelle (comprise dans un sens assez basique de respect du “matériellement possible”) avait une faible importance lorsqu’il était question de raconter des histoires. Les mondes fictionnels ne sont pas des démonstrations scientifiques, et les parties des rôlistes ne sont pas des cathédrales littéraires, même pour les plus satisfaisantes d’entre elles. Souvent, on se rend bien compte que plein de choses ne vont pas, sans que cela n’empêcher d’aimer le jeu, ce qui est au cœur. On rencontre cette idée sous toutes sortes de formes, du genre : si c’est bon pour l’histoire que tel personnage arrive au milieu de la scène, même si cela paraît difficile à justifier, alors pourquoi s’en priver ? Plusieurs constats m’ont cependant éloigné de ce point de vue, et amené plutôt vers l’idée qu’une partie qui a un impact fort doit avoir une certaine solidité, c’est-à-dire une façon pertinente de mettre en relation différents systèmes de cohérence, et se tenir à une certaine façon de contraindre les énoncés, même si cette contrainte est invisible et purement intériorisée.

Le premier, c’est l’intuition qu’il doit toujours y avoir des choses importantes, des choses qu’on veut d’une certaine manière. C’est la base de l’idée de solidité, ce qu’avant j’ai pu appeler “le Réel” : n’importe quelle partie qui est forte pour des raisons liées de près ou de loin à la fiction s’appuie sur des axes de solidité de la fiction, qu’on peut caractériser avec cette expérience de pensée qui consiste à imaginer qu’on change brutalement un élément tout d’un coup. C’est au fond presque évident, tautologique : si on pouvait tout changer à la fiction sans que ça ne change notre plaisir à jouer, c’est probablement que ce plaisir ne vient pas de la fiction elle-même. La solidité contient donc, quelque part, le principe même de ce pour quoi on joue, si tant est qu’on accepte qu’il y a bien un plaisir tiré de la fiction.

Si je joue à MonsterHearts, il est tout à fait possible que le fonctionnement exact de la magie, la nature des vampires, des intuitions étranges des personnages regardant au fond de l’Abysse… ne soient pas très développées ; ces choses sont annexes. Mais si nous jouons pour vivre de l’intérieur les tourments de nos personnages instables et attachants, alors il faut bien accepter de suivre une certaine cohérence émotionnelle au sujet des personnages. Et si un·e participant·e se fiche totalement des états mentaux de son personnage, en fait une sorte de girouette sentimentale qui aime ou n’aime plus sans la moindre base, pour s’amuser des conventions un peu risibles du genre bit-lit, alors je risque d’y trouver une source de frustration, de limite à mon propre plaisir : la sentimentalité de son personnage n’est aucunement solide, je ne peux pas m’appuyer dessus pour développer un arc intéressant ou recevoir agréablement cette partie de l’histoire.

Un autre indice plus central dans mon rapport à la recherche de cohérence vient, justement, des jeux qui semblent la rejeter le plus radicalement. Je ressors mon exemple de toujours : Dragonfly Motel, qui s’annonce explicitement comme un jeu où l’on n’explique rien et où la cohérence n’est pas recherchée. Je pourrais aussi invoquer La clé des songes, landes de la fin des temps ou LIMINAL■. Dans de tels jeux, je procède typiquement par association d'idées, analogies, figures et images, sans me soucier de respecter une cohérence physique, dramatique, peu importe. Oui, mais… les meilleures parties ne sont pas les plus foutraques, celles où tout est cassé ; les meilleures parties sont celles où l’on distingue quelque chose, une cohérence d’ensemble qui est d’une autre nature : une forte cohérence symbolique, des effets de renvoi pertinents entre telle ou telle scène, des images récurrentes, des figures qui reviennent et s’éclairent les unes les autres, etc. De plus, le délitement du réel dans ces jeux ne semble pas tant ignorer la cohérence matérielle que construire du sens sur la base de sa destruction : détruire la temporalité et le monde fictionnel au profit d’associations symboliques fonctionne d’autant mieux que ce qui se délite faisait auparavant sens, que son délitement est significatif : la cohérence au sens le plus terre à terre est exploitée dans sa propre annihilation pour construire - pour mettre en évidence - l’importance d’autre liens plus discrets mais plus profonds, des liens esthétiques. Le mindfuck n’est pas une forme de jeu à côté de la cohérence et du sens, mais qui cherche le sens et la cohérence autrement, à un niveau esthétique, d’ensemble. La poésie est un étrange surcroit de sens, pas une négation du sens.

Et troisièmement, il y a ce problème théorique ancien sur lequel je n’avais finalement jamais posté l’article que je voulais : l’hypercohérence, un concept que j’avais bidouillé pour expliquer le fonctionnement de mes parties d’Inflorenza. Sans rentrer dans le détail, j’appelais ainsi le sentiment de ce que la partie - pourtant totalement improvisée, et décentralisée, puisqu’il n’y a pas de MJ pour prendre en charge l’histoire - converge souvent vers des résolutions finales qui ont plus de sens que ce qu’on a mis dedans. On croit ne faire que suivre les motivations des personnages, et voilà que le résultat se trouve également mener à une belle conclusion dramatique, comme si l’on avait spécifiquement voulu construire une telle histoire ; et l’état final des choses s’avère être un renvoi symbolique à l’état de départ, comme un mythe qui se refermerait sur lui-même avec une morale finale ou une ironie ultime. Si la cohérence en tant que telle ne m’intéressait pas, j’aurais dû trouver tout à fait inintéressants ces effets-là : j’aurais pu dire que le plaisir était juste dans le fait de raconter des morceaux d’histoire, de jouer mon personnage, pas dans l’édifice global qui en émerge. Mais le fait que celui-ci soit chargé de sens et d’une cohérence surprenante (et sans doute un peu surfaite - les liens symboliques/poétiques sont notoirement faciles à mobiliser pour relier des choses bien éloignées) était un ravissement, un plaisir qui m’excitait à chaque fois. C’est d’ailleurs une part de ce plaisir qui a mené à ces longs debriefs dans La clé des nuages, où l’on refait la partie en trouvant toutes sortes de liens qu’on avait ignorés au moment de jouer, et qui m’émerveillent toujours.

Allons un peu au-delà de ces considérations : admettons qu’une forme de solidité est nécessaire pour trouver du plaisir dans la fiction. Admettons aussi qu’elle doit comporter des axes de cohérence en rapport avec ce que l’on cherche ; de la cohérence émotionnelle pour se connecter à des vécus intimes, de la cohérence symboliste pour des émotions contemplatives dans une partie mindfuck, etc. Qu’est-ce qui fonde le plaisir de ce qu’on joue à l’intérieur de ce cadre ? Est-ce que la cohérence, la solidité, suffisent ? Il me semble qu’il manque au moins un élément - un degré d’imprévisibilité. Si ce que l’on joue est tellement rôdé, tellement clair et déterminé qu’on sait exactement ce qui doit se passer, parce que l’on respecte à la lettre une cohérence exigeante, on perd le plaisir de la découverte. L’imprévisible à l’intérieur d’un cadre de cohérence, ce n’est pas n’importe quelle surprise : c’est ce qui nous fait dire “mais bien sûr !”.



Je crois que ce type d’émotion est transversal. On l’imagine bien pour des grands twists ou des révélations de toutes sortes : on découvre qui est réellement Miden Miayn, et y trouver un éclairage sur des événements qui semblaient dépareillés, en leur trouvant subitement une cohérence inattendue. Mais cela marche aussi pour des formes de découverte un peu différentes : tout le fateplay et autres principes d’ironie dramatique qui nous font nous intéresser à “comment ça se passe” plutôt qu’à “comment ça termine” ne se passent pas d’un rapport à la cohérence, au contraire - ce sont des mouvements du jeu qui nous montrent que le respect d’une cohérence établie (comme une fin annoncée à l’avance) n’empêche pas de faire des découvertes en chemin, de se laisser surprendre par un développement ou les motivations inattendues d’un acte. Les motivations esthétiques ensuite se fondent tout entier sur la construction de faits, d’idées qui se révèlent faire sens profondément, au moins sur le moment. Un beau coup aux échecs ou sur une battlemap de D&D est une façon inattendue de prendre l’avantage à l’intérieur d’un ensemble de règles fixées et déterminées. L’application bizarre mais fonctionnelle d’un sort en OSR, l’astuce qui permet d’exploiter la physique du monde qu’on a cherché à respecter avec une certaine rigueur. Appelons ça le plaisir combinatoire : trouver une solution, une idée, une image, un débouché narratif, un twist, un mot de sincérité, peu importe - qui semble à la fois fortement présent dans les prémices mais trop loin de ce que la cognition voyait pour l’avoir anticipé.

Attention, je ne dis pas que toute forme de plaisir, toute émotion dans le jeu de rôle serait en quelque sorte générée ainsi à l’intérieur de la fiction. Il y a au moins deux limites évidentes : d’une part nos sensibilités, ce que nous amenons nous-mêmes et qui détermine ce qui peut ou non nous toucher ; et la possiblité de trouver du plaisir qui vienne entièrement d’autre chose, comme le simple plaisir social de passer du temps avec des ami·es. Mais tout cela sort largement du MANN ; l’hypothèse d’un plaisir combinatoire, elle, est ce que je trouve de mieux à l’intérieur du modèle, c’est-à-dire pour parler de ce que la fiction doit contenir, doit faire, doit proposer pour amener à certains ressentis.

Je ne sais pas si tout le plaisir fictionnel s’explique comme ça, mais je pense que c’est un bon point de départ. Si on va dans cette direction, alors étudier la cohérence ne revient plus simplement à chercher des règles un brin absurdes que l’on respecte par habitude quand on joue, mais à la fois : 

  •  la condition de base du plaisir fictionnel, ou au moins du plaisir combinatoire ;
  •  la détermination de la nature possible de ce plaisir, puisqu’il faut construire le bon type de solidité pour espérer obtenir un certain ressenti.

Cela veut aussi dire que le plaisir est toujours issu d’une tension. D’un côté, il faut rester dans un - ou plusieurs - cadres de cohérence. Un twist trop absurde, trop déconnecté, portant sur des pans trop friables de la fiction ne fonctionne pas. Mais il faut quelque chose d’imprévisible, de chaotique, d’inattendu ; le plaisir n’est pas le résultat d’une équation trop ordonnée et rigide, d’une simple application attendue de critères de cohérence appliqués comme des automatismes. Quant à la solidité, elle semble tout autant prise en tension : entre l’enfermement que l’on risque à suivre trop loin des contraintes trop exigentes, et la façon dont la solidité peut permettre à une fiction de tenir le choc face à la bizarrerie, jusqu’au point de la sublimer, à transformer l’incohérent en exceptionnel.

J’aimerais développer cette théorie plus en détail, mais ce ne sera probablement pas pour les jours à venir : je sens que je commence à faiblir, que j’ai atteint ce que je voulais transmettre pour le moment. Il n’y aura sans doute pas de nouveau grand article sur le MANN avant un moment, même si je ne m’exclus pas quelques petites publications si c’est pertinent. En attendant, je continuerai à discuter le sujet, notamment sur le discord des Courants Alternatifs.

Voici, avant de se quitter, l’esquisse de ce que j’aimerais appeler pompeusement un programme de recherche, ou plus pragmatiquement une liste au père Noël.

  1. Clarifier les bases du MANN - les conditions situationnelles, le cercle magique… - en ajoutant éventuellement les critères de cohérence négociés avant le début d’une partie pourrait permettre de fonder une grille de lecture des jeux de rôles selon la façon dont ils instancient la narration naturelle.

  2. Il faudrait clarifier le contenu des actes à la table, et notamment des actes de narration et de métanarration. La partie propositionnelle, logique, de ces actes a été discutée, mais pas beaucoup leur forme et leur style. Plus largement, le lien avec les questions de style et de performance reste à établir.

  3. Les discussions sur la cohérence et la solidité appellent à définir une nouvelle notion similaire au système chez les Forgiens, qui pourrait être  - pour reprendre un concept que j’avais introduit il y a quelques temps sans lui donner de forme définitive - le projet esthétique d’une partie : un accord, une mise en harmonie de certains critères de cohérence, une dynamique de table qui consiste à construire et exploiter la diégèse suivant les mêmes axes et le même dosage dans le rapport aux systèmes de cohérence.

  4. Une explicitation de ces systèmes de cohérence, avec l’espoir d’en donner une typologie réduite, et de caractériser leurs liens : lesquels sont compatibles avec quels autres, et sous quels rapports ? Quels liens avec le plaisir qu’on en retire, et qu’est-ce qui apparaît comme incompatible, un peu à la manière des démarches créatives de la GNS qui s’excluaient mutuellement ?

Je ne sais pas, à ce stade, si j’avancerai sur ces questions, si cela prendra la forme de discussions informelles ou d’articles, de RDV en Théorie ou d’encore autre chose. Sauf à poster de petits ajouts dans les jours à venir, je vais surtout retourner à un mode plus exploratoire de la théorie. J’ai besoin de voir le MANN vivre, de chercher les contre-exemples, de me fonder de nouvelles intuitions pour décortiquer les questions qui bloquent.

Enfin, il reste un travail délicat mais sans doute fertile à faire, qui est celui de connecter le modèle avec d’autres travaux. Je travaille comme un ruminant, en digérant à l’infini les mêmes idées et concepts jusqu’à une forme qui m’est compréhensible ; le défaut étant que je peine à placer mes théories dans l’addition avec d’autres idées. J’ai déjà cité plusieurs idées proches, comme la théorie de Romaric Briand sur les propositions, qui demandent une forme de dialogue. J’ai très peu parlé de ce qu’on appelle généralement les règles, c’est-à-dire les procédures métafictionnelles additionnelles à un jeu, mais je soupçonne qu’une grande partie du travail de Vincent Baker sur les interactions fiction/mécanique puisse être directement réinterprété pour peu que l’on connecte au bon endroit et avec les bonnes hypothèses de base, les miennes étant - je crois - plus générales. Je fais comme si j’écrivais dans le vide, seulement soutenu par mes échanges avec Valentin et quelques autres, mais c’est heureusement assez faux.

Et un dernier mot pour vous dire mon plaisir d’avoir produit tout ça ! L’écriture de ces trois articles de base sur le modèle analytique me remplissent de joie, parce qu’ils réalisent enfin le souhait d’une nouvelle théorie intégrale que je voulais voir naître depuis longtemps. Il reste beaucoup à faire avec, et j’espère ne pas laisser tout ça tomber en ruine dans les mois et années qui viennent ; pour une fois, je vais essayer de faire un peu dans la continuité.

Aller : à la prochaine, portez-vous bien - et rendez-vous en Théorie.