(MANN) Des objets fictionnels à la diégèse

Cet article se réfère au Modèle analytique de la narration naturelle. Si vous avez envie de tout comprendre et que vous avez du temps devant vous, je recommande de commencer par les bases.

Dans le précédent article, j’ai introduit un modèle expliquant le fonctionnement du jeu de rôle, avec l’objectif d’en décrire tous les aspects quitte à fonctionner dans un premier temps avec énormément de boîtes noires. On pourrait le résumer ainsi : 

  1. Il y a un certain nombre de conditions à remplir (notamment socio-culturelles) pour que soit possible la situation d’une partie de jeu de rôle, et qui permettent de mettre sur pied une frontière entre jeu (et fiction) vs. hors-jeu (et hors-fiction). Cette distinction s’appelle le cercle magique.

  2. Dans le cercle magique, on fait des actes de narration, c’est-à-dire qu’on construit des petits bouts de fiction faits pour être enchaînés ensemble. Et on suit des procédures plus ou moins formelles pour organiser la production de cette narration. C’est la narration naturelle (NN).

  3. Tout jeu de rôle met en place la narration naturelle (= il est une version particulière de celle-ci, avec ses paramètres locaux) et contient éventuellement des techniques, procédures, matériels, etc. supplémentaires, comme un système de résolution ou des feuilles de personnage.

Il resterait beaucoup de travail à faire sur ce modèle. Voici les principaux axes de développement à ce stade : 

  1. Clarifier, schématiser, exemplifier pour rendre le modèle plus compréhensible

  2. Corriger d’éventuelles erreurs ou manques importants concernant la modélisation de la NN

  3. Développer le modèle en expliquant plus que la NN, par exemple en prenant des pratiques répandues (“écrire un scénario”) et en expliquant comment elles interagissent avec les catégories du modèle (“cela crée a priori des entités fictionnelles dont les relations sont préétablies, agissant sur les représentations de la meneuse”)

  4. Traiter des problèmes de haut niveau (= qui s’exprime dans des termes synthétiques, déjà très construits, par opposition aux briques élémentaires du MANN) en se servant du modèle pour comprendre des phénomènes importants (et en profiter pour développer le modèle)

Je pense utile de s’attaquer rapidement au dernier point, même si toutes les bases ne sont pas parfaitement claires ou établies. Il me semble que c’est un point crucial pour un modèle que de convaincre de sa capacité à analyser des choses qui posent problème, d’une part, et d’autre part cela montrera où l’on veut aller, ce qu’on peut vouloir faire. Je prévois un article sur le sujet du sentiment de réel, et sur le ressenti ; il s’agira de se demander ce qui fait que telle histoire semble plus forte, plus solide que telle autre dont l’artificialité semblera évidente.

Pour pouvoir développer sereinement ces notions, cependant, il vaut mieux que l’on ait défriché un point important du modèle : les objets fictionnels et les objets de la narration, qui sont des sous-domaines des représentations mentales des participant·es. Cet article est donc purement technique, en un certain sens, mais si les bases du MANN vous ont plu et qu’une vision analytique des concepts que l’on manipule en jeu de rôle vous intéresse, je pense bien qu’il titillera votre curiosité.

Plus que jamais, je précise que tout ce qui suit s’inspire de philosophie du langage et de la fiction, et en particulier des conférences de François Recanati sur le sujet, qui cite les positions (et les oppositions) entre plusieurs théoriciens sur le sujet. Ici, je me contente de produire une synthèse adaptée à mon point, ma compréhension et le développement du MANN ; il m’est difficile dans l’état actuel des choses de citer précisément à qui j’emprunte tel ou tel concept. J’espère prendre le temps de le faire si ce texte devait être publié autre part, sous une forme plus solide et diffusable qu’un article de blog, mais ce n’est pas encore à l’ordre du jour.

 

1 Représentations, objets, fiction

1-1 Représentations et objets

Commençons par un tour de vue un peu plus approfondi de ce que sont, essentiellement, les objets fictionnels.

Dans le modèle de la narration naturelle, on présuppose que les participant·es partagent un espace de représentations mentales. Il faut en effet, pour jouer, avoir accès à un certain nombre de concepts communs ; cela apparaît de façon flagrante dans les jeux qui proposent un univers fantaisiste : difficile de jouer un tieffelin si on n’a pas au moins une idée basique de ce que c’est et, pour l’expliquer, il va bien falloir se reposer sur d’autres concepts supposés partagés (être humain, peau + rouge, cornes, etc.)

Ces représentations peuvent n’être qu’approximativement partagées. Et même, petite mise au point au passage : il serait plus juste de dire qu’il faut croire avoir des représentations communes, quitte à ce qu’elles recouvrent en fait des objets mentaux différents. Vérifier si l’on a effectivement les mêmes représentations ou non est typiquement un problème insoluble de la philosophie, mais on y répond par un argument pragmatique : dans la pratique, je crois que ma vision de ce qu’est un dragon est sans doute assez proche de la vôtre, et je constate quand j’évoque un dragon dans ma fiction que je semble assez bien compris en le faisant (personne ne semble s’attendre à ce qu’il s’agisse d’un mollusque vivant sous l’eau, avec des tentacules et crachant de l’encre).

Parmi ces représentations, j’appelle objet quelque chose d’à peu près défini, isolé, auquel on peut attribuer des propriétés. Cela peut être la représentation mentale d’une chose qui existe  (ou pourrait exister) matériellement, comme un dé : ses propriétés sont d’avoir un certain nombre de faces, d’être approximativemente équilibré, de tenir dans la main, etc. Ou d’une chose qui n’existe pas : Sherlock Holmes, Smaug le dragon, etc. Toutes sortes de concepts plus ou moins abstraits peuvent être des objets.

Et “représentation mentale” est, en fait, une catégorie extrêmement floue et vaste : à partir de maintenant, je m’en servirai assez peu. Disons essentiellement que tout ce qui se passe dans la tête des participant·es pendant une partie donne lieu à des pensées, à des représentations mentales, qui sont des choses délicates à détailler. Les objets sont une question un peu plus concrète : dire de telle chose que c’est un objet, ou plutôt regarder telle chose comme un objet, c’est dire qu’on va la saisir comme une chose individuelle, avec des propriétés, etc. C’est une sorte de méthode, dans un sens très primitif.

1-2 Types et instances, objets fictionnels, objets de la narration

Un vieux problème de la philosophie du langage consiste à savoir, au juste, à quoi font référence les objets. On ne peut pas décemment les voir comme de pures catégories mentales, flottant dans le vide ; si je pense à l’objet mental “Thomas Munier”, je pense en fait à une personne réelle, qui existe bel et bien et qui s’appelle comme ça. Il y a une différence entre le Thomas Munier qui est un objet dans mon espace de représentations (c’est une idée) et le Thomas Munier qui existe réellement (c’est une personne), mais l’idée Thomas Munier fait référence à la personne réelle. Beaucoup d’objets cependant ne semblent pas référer directement à des choses matérielles et palpables (comme, par exemple, le temps), ou se réfèrent à des catégories générales sans les instancier (“un être humain” ne désigne personne en particulier, mais on peut quand même lui attribuer des propriétés comme d’être vivant ou mort, grand ou petit, etc). Ici, ceux qui nous intéressent sont les objets fictionnels, une classe un peu particulière puisqu’ils sont à la fois tout à fait conventionnels (ils semblent exister fondamentalement comme concepts, comme énoncés, mais jamais matériellement) de sorte qu’ils ne se réfèrent à rien de physique, et pourtant on peut leur attribuer des propriétés généralement réservées à des choses matérielles (un dragon a des ailes, un poids, etc).

Je ne vais pas tout défricher : parce que je n’en ai pas la compétence déjà, et puis parce que cela prendrait vraiment trop de temps. Mais il me semble utile d’introduire dès lors une première distinction parmi les objets (qui va toucher notamment les objets fictionnels, mais pas que) : celle entre les types et les objets instanciés. Rien de bien barbare :

  1. un type est un objet abstrait, une catégorie avec certaines propriétés ; par exemple, “être humain” ou “rôliste” sont des types, qui peuvent par extension décrire des populations (tous les êtres humains, tous les rôlistes) mais qui pris à eux seuls ne désignent qu’une catégorie ;

  2. un objet instancié est un objet particulier, qui désigne une chose unique et bien précise ; par exemple, kF est un objet instancié, il n’y en a qu’un·e (à l’homonymie près, au pire). 

Instancié” a donc ici un sens très proche de “particulier”, “spécifique”. C’est un sens assez restrictif que je donne à ce terme, on aurait pu chercher plus large ; par exemple, on aurait pu dire d’un type qu’il est une instance d’un autre type s’il en est un cas plus spécifique, comme “dragon” est un sous-type de “créature”. Je préfère ne garder le terme d’instance, ou d’objet instancié, que pour les choses qui ont été particularisées à un moment ou un autre. “Smaug le dragon” est instancié, de même que “le dragon qui garde la montagne du destin”, mais “les dragons de la Terre du Milieu”, qui forment un type, ne sont pas ce que j’appelle des instances.

Avec ces clarifications en tête, je veux rappeler la propriété importante qui permet de passer selon moi des objets fictionnels aux objets de la narration, à l’intérieur d’une fiction comme une partie de jeu de rôle : c’est qu’ils sont co-instanciés. Cela veut dire qu’ils sont instanciés et qu’ils entretiennent des relations situationnelles, par exemple des relations de proximité géographique ou temporelle, des relations émotionnelles, etc : ils co-existent dans une même fiction. En fait, le simple fait d’être ajoutés à la narration, à ce tout qu’on est en train de construire, suffit à ce qu’ils soient co-instanciés.

Si vous me suivez, cela veut donc dire qu’au milieu d’une partie de jeu de rôle, nous travaillons avec un ensemble d’objets fictionnels qui se scindent en deux catégories : 

  1. les objets de narration : mon personnage, le tien, le château dont on a entendu parler, l’inquiétude ambiante au sujet de la disparition de la magie… mais aussi les récits du passé, Yepp le marin légendaire, la Déesse de Skye, etc.

  2. les objets fictionnels pertinents dans cette fiction, mais non instanciés : “elfe”, “tieffelin”, etc. qui peuvent être présent à l’esprit d’un·e ou plusieurs participant·es (par exemple parce qu’on a expliqué leur existence en début de partie) mais qui ne donnent lieu à aucune instance particulière.

Techniquement, on pourrait pinailler en disant la chose suivante : les elfes vivent dans ce monde ; le lieu où sont les personnages à tel moment du jeu est bien en relation situationnelle avec le monde ; donc, de proche en proche, indirectement, les elfes sont reliés à la narration par des liens situationnels, et donc ils sont instanciés. On voit bien que c’est tirer un peu loin, parce que les liens sont très indirects, très abstraits ; je veux donc renforcer le critère que je viens de donner : ne comptent comme “instanciés” que les objets qui ont été explicitement nommés, particularisés. L’avantage de cette définition, c’est qu’elle me semble beaucoup plus proche d’une sorte de ressenti cognitif, d’une vision des objets reposant moins sur des critères purement formels (qu’est-ce qui est en relation avec quoi) et plus sur des critères subjectifs, donc plus aptes à parler des ressentis associés. On reverra cette considération plus en détail, et on pourrait simplement l’appeler le rasoir cognitif : même si je prétends que cette théorie s’inspire de la philosophie analytique, ce qui m’intéresse ultimement dans toutes ces histoires d’objets et d’actes de narration, c’est bien ce que l’on se représente, ce à quoi on peut penser.

Un autre avantage de cette définition, c’est qu’elle met au même niveau, lorsque l’on joue à une partie typiquement issue d’un canon esthétique de medieval-fantasy :

  • les tieffelins dont on a dit qu’ils existaient au moment de fonder la partie (on a pris le temps de s’accorder sur ces objets-là, sans en instancier aucun mais en affirmant qu’ils existent) ;

  • les dragons dont on n’a parlé à aucun moment, dont rien ne permet d’affirmer l’existence, mais qu’il serait tout à fait cohérent de croiser parce qu’ils collent bien au canon esthétique.

Dans les deux cas, dragons et tieffelins sont relégués au statut d’objets hors de la narration, sans lien direct avec celle-ci, non instanciés. Tandis qu’avec une définition formelle de l’instanciation, je crois qu’on risque de décréter que les tieffelins sont (indirectement) instanciés mais pas les dragons (qui ont des relations esthétiques avec la fantasy mais aucune relation situationnelle sur laquelle s’appuyer), ce qui me semble une distinction malvenue.

(Petit détail technique mais néanmoins rigolo : les objets fictionnels hors de la narration ont tous en commun qu’ils ne sont pas instanciés dans la narration, tautologiquement, mais cela ne les empêche pas d’être potentiellement des objets instanciés autre part, et pas forcément des types. Par exemple, si nous jouons à D&D dans le canon esthétique de la fantasy, Sherlock Holmes est un objet fictionnel qui n’est pas instancié dans notre histoire, mais c’est quand même un objet particulier, spécifique, instancié dans d’autres histoires.)

1-3 La diégèse

Reprenons ce terme classique de la narratologie et donnons-lui maintenant une définition précise : la diégèse, c’est l’espace des objets co-instanciés propre à la narration d’une fiction, et tous les types nécessaires à leur explicitation. On vient de voir que tous les objets instanciés dans la narration d’une même fiction (disons une partie de jeu de rôle, pour faire simple) sont co-instanciés ; le cœur de la diégèse, c’est la réunion de toutes ces choses instanciées. Et pour toutes sortes de raisons, il est important de lui accoler tous les types (forcément non-instanciés, donc) auxquels se réfère ces objets fictionnels : si la narration contient “Nastia la chasseuse d’orages”, alors la diégèse contient non seulement Nastia mais aussi le type “chasseur·euse d’orages”.

Dans le cadre du MANN, la diégèse est ce qu’on a de plus précis pour désigner “l’univers” d’une fiction, incluant au premier plan les événements fictionnels qui s’y sont déroulés. Cela ne recouvre pas tous les usages du termes univers, à cause de problèmes comme celui de la base (= l’éventuel texte qui décrit le monde particulier de tel jeu de rôle). Par exemple, le livre de Trip to Skye décrit un personnage appelé Vlax le Niais, mais si ce Vlax n’intervient à aucun moment dans la fiction, n’est instancié d’aucune façon, alors on ne le comptera pas comme faisant partie de la diégèse. Ce genre de subtilités peut poser problème pour l’analyse, mais a l’avantage à nouveau de ne pas faire de distinction fondamentale entre les jeux qui s’appuient sur un univers préécrit, de ceux qui s’appuient sur la pure improvisation, sur un canon esthétique, sur des tables aléatoires, etc. La différence qu’on fera entre ces cas, c’est sur la forme exacte des représentations mentales qu’on a avant la partie (plus ou moins rigides), sur la croyance ou non en la “réalité” de certains objets fictionnels (ce personnage “existe-t-il vraiment” dans le livre ou a-t-il été inventé le pouce ?), sur l’existence ou non d’une personne supposée savoir plus que les autres au sujet du monde, etc.

Cela veut aussi dire que la diégèse de ma campagne de Trip to Skye ne sera pas la même que la vôtre, si vous y jouez. Je pense que cet état de fait est sain pour l’analyse.

Avant de conclure cette section, je voudrais prendre le temps d’une dernière remarque transitoire. La diégèse est l’espace des objets co-instanciés ; par espace, j’entends qu’il a une certaine structure. L’essentiel de cette structure est étroitement lié à la narration, et plus largement à la façon dont on négocie et pose les propriétés des objets fictionnels. Mais une chose importante à voir, c’est que la diégèse et tous les objets qui lui sont liés contiennent en quelque sorte une série de “copies” (ou si on veut : des cas particuliers de types) de tout un tas de concepts, objets, etc. présents dans nos représentations du monde réel. Par exemple, la pluie, les arbres, les montagnes, les villes sont autant de concepts que l’on importe du réel ; l’idée de copie, analogue à une copie informatique, vient de ce que l’on prend naturellement toutes les informations que l’on acquiert sur un monde fictionnel non pas comme portant sur les mêmes choses que les choses réelles de notre monde, mais portant sur des objets de fiction, potentiellement différents quand bien même ils sembleraient identiques.

Pour voir que la diégèse fonctionne effectivement comme une copie partielle de concepts de notre monde, on peut se pencher sur l’exemple des fictions qui prétendent se dérouler dans notre monde. Si je vous raconte l’histoire d’Anatolia Lavande, détective se rendant au Louvre et y découvrant un passage secret menant à la tombe incroyable d’un roi ancien et mystérieux, il y a de fortes chances que vous concluiez non pas qu’il existe vraiment une telle tombe en-dessous des fondations du musée, mais plutôt que dans le Louvre alternatif de mon histoire, cette tombe existe. Ainsi, dès lors que quelque chose dans la fiction ne semble pas coller avec les représentations que l’on se faisait des choses en question et demandent d’intégrer une information nouvelle, il semble toujours plus naturel de modifier une version locale, une copie spécifique à la diégèse de cette fiction-là, plutôt que de mettre à jour les informations du monde réel dont nous disposions déjà. Dans la suite, je travaillerai implicitement sous cette hypothèse : la narration, la diégèse, tous les objets liés de près ou de loin à l’établissement de la fiction, sont par défaut supposés être des copies locales, formant un ensemble à peu près cohérent et ayant des propriétés très analogues aux objets du monde réel que je me représente, tant qu’on ne me dit pas l’inverse.

 

2 Propriétés des objets fictionnels

Maintenant qu’on a à peu près localisé les objets fictionnels - types et instances, fictionnels ou pas… - il est temps de rentrer un peu plus à l’intérieur, de les décortiquer pour voir de quoi ils semblent faits. Les propriétés des objets sont essentiellement tout ce qu’on peut affirmer à leur sujet. En s’inspirant plus ou moins lâchement d’Umberto Eco, on peut faire d’emblée deux distinctions portant sur la propriété des objets : propriétés actives/en narcose, et propriétés construites/nommées. La première permet de se familiariser avec cette idée d’un dossier mental séparé, un espace de représentations fictionnels en quelque sorte déconnecté du reste du monde. La seconde aura une grande importance dans la suite de la théorie.

2-1 Narcose

La première est assez simple et est typiquement l’exemple du poids de l’épée. Un objet fictionnel est toujours construit à partir d’autres choses que nous pouvons nous représenter, et pour ces raisons, la définition d’un objet à l’intérieur d’une fiction embarque avec elle un certain nombre de propriétés “par défaut”, qu’il est attendu que l’objet ait sans qu’elles soient jamais mentionnées. Si je présente cette épée comme dotée d’un tranchant capable de couper n’importe quoi, alors je lui ai activement attribué la propriété de pouvoir couper des choses ; son poids par contre, n’est mentionné nulle part, même si on part du principe qu’il existe effectivement. Si on est interrogé à ce sujet, on dira effectivement que l’épée tombe au sol si elle est lâchée, en vertu de son poids, alors qu’on n’a jamais été informé de cette propriété ; c’est surtout que l’inverse (“l’épée flotte dans les airs”) aurait été suffisamment surprenant pour mériter d’être mentionné dès l’introduction de l’objet. Une propriété explicitement mentionnée ou utilisée dans la fiction est active ; une propriété n’ayant jamais d’impact mais dont on peut raisonnablement supposer qu’elle est présente est en narcose. Elle est pour ainsi dire dormante, jusqu’à ce qu’on la réveille, qu’on s’en serve.

À noter qu’il peut être très important narrativement qu’une propriété soit en narcose. Dans les aventures d’Astérix, il est clair que les différents habitants du joyeux village gaulois sont des êtres humains (à l’exception notable, certes, d’Idéfix). Donc, ils vieillissent et risquent de mourir de toutes sortes de causes. À tout moment, un personnage âgé comme Panoramix pourrait faire une mauvaise chute, avoir une crise cardiaque, et mourir ; dès lors, privé de potion magique, le village serait sans doute condamné à une descente aux enfers brutale et amère. On n’a absolument pas envie de penser à cela, ça rompt un contrat implicite, ça ne peut pas arriver ! Il faut que vieillir reste une propriété en narcose de Panoramix pour maintenant cet état de statu-quo permanent où rien n’empêche la sortie d’un énième album et la continuation de la vie du village.

Une dernière chose : la question se pose pour moi de savoir s’il faut considérer qu’une propriété active d’un objet peut retomber en narcose. Ce serait plus simple de considérer que non, d’imaginer que dès qu’une propriété a été activée il n’y a plus vraiment de retour en arrière (tant que l’acte de narration a été validé, bien sûr - et encore). Mais en vertu du rasoir cognitif, il serait probablement plus pertinent d’imaginer qu’une propriété rapidement évoquée d’un personnage, même une propriété qui ne va pas forcément de soi (comme avoir les cheveux blonds, qui n’est pas par défaut en narcose) peut tomber en narcose après un temps de jeu, si on ne s’en souvient plus. Cela permettrait de rendre compte facilement de l’émergence d’incohérences portant typiquement sur des choses qui ne sont pas très importantes, mentionnées avec un certain écart, ou même qui le sont mais qu’on avait oubliées. Sous cette lumière, on pourrait réinterpréter le renforcement (la technique théorisée par Vivien Féasson) comme s’opposant à la narcose, pour éviter de faire tomber une propriété dans l’oubli.

2-2 Construction des propriétés d’un objet fictionnel

La seconde est plus fine, je vais l’expliquer suivant ma version plutôt que celle d’Eco et je ne suis pas vraiment sûr que ce que je dis tienne bien. Elle tient à la façon dont sont amenées les propriétés des objets.

Laissons de côté les propriétés en narcose pour le moment, et concentrons-nous sur celles qui sont actives. Schématiquement, il y a au moins deux façons dont une propriété peut être attribuée (sous-entendu, à nouveau : par un·e participant·e, mentalement - ce qui suit peut être assez subjectif) à un objet.

- Soit elle est nommée : on annonce que tel objet a telle propriété. Mon personnage est colérique.

- Soit elle est construite : elle est la résultante, la réification d’autres propriétés, le résultat d’une inférence. On a vu en scène mon personnage, on l’a vu s’énerver facilement même dans des situations où il n’était pas particulièrement sous tension, j’ai montré qu’il pouvait entrer dans des colères noires : on peut conclure qu’il est colérique.

Dans la suite, je parlerai aussi de nommer / construire des objets plutôt que leurs propriétés. Cela va de pair : un objet est dit construit si ses propriétés essentielles sont construites. On pourra même dire cela de moments de l’histoire, des événements si l’on veut : “il est devenu tout rouge”, “il a crié très fort” et “il a cassé un truc sous le coup de l’emportement” sont trois faits fictionnels nommés qui concourent à former un fait plus large, construit : “il s’est énervé”. Je ne veux pas préciser la nature des faits pour le moment, parce que j’ai beaucoup moins de billes sur le sujet que sur les objets, et surtout parce que je soupçonne qu’en fait le point de vue le plus fertile consiste ici à dire : les événements sont en fait eux-mêmes une catégorie d’objets, un peu plus délicats à saisir. Pour cet article, on va surtout rester sur la vision des objets fictionnels auxquels on pense habituellement, et on gardera ce qui concerne les événements pour plus tard, mais tout ce qu'on dit ici fonctionnera de façon très similaire.

Les jugements sont peut-être les exemples les plus flagrants, mais on peut parler de construction pour toutes sortes de choses. Par exemple, dans un acte de narration, je peux expliquer que je crée une catapulte : j’en détaille les rouages, je fais un schéma, j’explique comment je me procure de la corde et des troncs; si je vous convainc du fonctionnement de la machine, alors vous admettez que la fabrication de mon personnage a la propriété de pouvoir jeter de grosses pierres sur des remparts, non pas en vertu de ce qu’elle a été nommée (“je construis une catapulte, elle peut casser des remparts”) mais construite (je vous ai convaincu que je pouvais construire une catapulte et je vous en ai expliqué le fonctionnement, de sorte que vous acceptez le fait qu’elle peut casser des remparts). Et pour Eco, par exemple, une machine à voyager dans le temps peut être nommée mais pas construite, puisqu’il n’est pas possible de décrire le fonctionnement d’une vraie machine capable de cela.

Il me semble plus constructif d’accepter une définition bien plus permissive. Ce qui m’intéresse, à nouveau, c’est plutôt la croyance, la part cognitive des propriétés des objets ; le fait d’être ou non convaincu du fonctionnement d’une catapulte (ou, plus exotiquement, d’une machine à voyager dans le temps) semble faire référence à la question de la vérité (est-il possible de voyager dans le temps ? de détruire un rempart avec une catapulte ?) ou au moins à la possibilité de se laisser convaincre, quitte à se faire berner et accepter illusoirement quelque chose faux. Je préfère accepter qu’on puisse construire des propriétés fantaisistes et impossibles pour des objets, d’autant qu’on sait déjà où elles vont s’insérer dans le cadre fictionnel : elles auront leur place dans ce fameux espace des objets fictionnels propre à une même diégèse, où elles auront tout à fait le droit d’être différentes des choses réelles.

Quel est, alors, le critère de la construction ? Simplement : la possibilité d’un renvoi, à partir des liens établis dans la diégèse, des propriétés des objets à des faits qui les appuient, les exemplifient, les mettent en évidence, etc. Pour en revenir à cet exemple simple, mon personnage a la propriété d’être colérique s’il a été colérique, s’est montré colérique, que ses colères ont été montrées dans la fiction, qu’elles ont eu au moins un peu d’importance, etc.

Or, nous avons accepté que la diégèse, c’était justement un ensemble d’objets co-instanciés, c’est-à-dire entretenant une série de relations (situationnelles notamment, mais pas seulement). Il y a toutes sortes de liens entre les objets, donc spontanément, toutes sortes de connexions existent, qui permettent que la construction d’un objet repose sur la construction d’autres objets. Le cas schématique auquel il faut penser - auquel il faudrait faire de vraies critiques, mais ce n’est pas trop le lieu - c’est celui où un objet est construit au sens où ses propriétés sont construites, mais ces propriétés elles-mêmes sont construites sur la base d’autres choses qui - si on va suffisamment loin - sont simplement nommées.

Reprenons encore mon personnage colérique. S’il y a une scène où, se faisant refuser l’entrée dans une ville fortifiée, il pique une colère noire. “À tel moment de la fiction, le personnage a été dans une colère noire” est… disons, une proposition, un énoncé, un fait, qui corrobore son caractère colérique, qui fait qu’on le verra plutôt comme tel. Mais ce fait-là se repose sur le fait que je dise, par exemple : “il fronce les sourcils et devient tout rouge ; il se met à hurler que c’est un scandale, que ça ne se passera pas comme ça, etc”. Ces différentes actions construisent le fait “mon personnage est dans une colère noire”, dont on a vu qu’il contribuait à construire “mon personnage est colérique”. La régression ne continue pas à l’infini : à un moment, un énoncé comme “il fronce les sourcils” semble bien nettement être purement nommé : on ne prouve pas, on ne convainc pas que les sourcils sont effectivement froncés en décortiquant plus avant cette unité de sens ; on la pose telle quelle, c’est un acte de narration atomisé en quelque sorte.

Donc nous avons une sorte de modèle qui dirait : les actes de narration les plus élémentaires sont ceux qui ne font que nommer de nouvelles propriétés, ou des faits. Et il y a des choses construites par dessus, des objets disons, qui s’appuient sur ceux-ci, dans une sorte de relation pyramidale, hiérarchique, les choses les plus construites étant  celles qui ont le plus de bases, le plus d’illustrations en un certain sens - celles qui sont le plus solidement réifiées. On peut tout de suite émettre une objection, qui paraît assez forte et qui serait de dire qu’il y a en fait une rétroaction à prendre en compte. En effet, s’il a déjà été bien construit que mon personnage était très chétif et physiquement peu capable, et si j’annonce spontanément qu’il tente d’enfoncer une porte et semble s’écraser mollement contre elle sans la faire bouger, on peine à voir cet événement comme purement nommé, comme un constituant élémentaire : il semble bien qu’il ait une sorte de force avec lui, une consistance qui provient de ce que la propriété d’être chétif est déjà bien connue du personnage. Si à l’inverse il avait été connu qu’il était extrêmement costaud et doté d’une musculature prodigieuse, alors annoncer qu’il arrachait la porte de ses gonds aurait paru bien moins gratuit, moins artificiel que si cela n’avait pas été su. Donc il y a bien un sens à considérer ce retour : la solidité d’une propriété construite permet en elle-même d’appuyer la force de choses plus locales (l'événement “mon personnage arrache cette porte ici et maintenant”). Mais cette relation à deux termes reste asymétrique : il y a tout de même une différence entre la propriété “être colérique” qui a un caractère assez générale, qui s’applique à un objet pérenne - mon personnage - et la propriété locale “avoir arraché la porte” qui semblent plutôt l’exemplifier. La première est la propriété réifiée, générale, la seconde est particulière. On pourrait vouloir appeler différemment les deux mouvements de la pensée : construction du particulier vers le général et exemplification du général vers le particulier, suivant un schéma très analogue à type/instance portant cette fois sur les propriétés, mais je ne suis pas sûr·e d’avoir un grand besoin de cette distinction.

 

3 Solidité diégétique

Cette considération m’amène à introduire une notion un peu floue mais qui me paraît une clé de voûte absolument cruciale pour le MANN. Appelons-la solidité diégétique, ou juste solidité. Comme on a vu que, dans une diégèse, tous les objets fictionnels (de narration + les type) sont reliés, donc en un certain sens tout repose sur tout. Mais intuitivement on voit bien que certaines propriétés, certains objets… semblent bien plus construits que d’autres, même quand on les prend à un même niveau horizontal. Certains détails (mon personnage a une cicatrice sur la joue) peuvent avoir une importance qui s’avère cruciale, par exemple parce qu’il est recherché par la police et que ce signe le rend très reconnaissable, ou parce que la cicatrice est le résultat d’un accident qui a été l’événement majeure de la dernière session de jeu. D’autres faits semblant beaucoup plus importants pris isolément s’avèrent concrètement très secondaires en jeu : tel personnage est une ancienne reine qui a abidqué, mais maintenant elle n’est plus qu’une pélerine sur les routes et à vrai dire ce détail de sa vie a été tout juste mentionné et déjà oublié. De sorte que, même si on peut raisonnablement penser que du point de vue du personnage, s’il disposait effectivement d’un point de vue propre, le fait d’avoir été reine aurait une grande importance, on puisse néanmoins affirmer qu’à l’échelle de la fiction, de l’imaginaire des participant·es, ce fait est peu important, car il est peu construit. Donc, même dans le grand édifice qu’est la diégèse, il y a des choses plus ou moins bien construites, et donc plus ou moins solides.

Un critère facile pour évaluer mentalement la solidité d’un objet fictionnel, c’est d’imaginer qu’on cherche à vous convaincre de le changer. Est-ce qu’on peut dire que ta cicatrice est en fait sur la cuisse ? Oui, pourquoi pas, si c’était juste “une cicatrice comme ça”. Si on s’est déjà fait une petite histoire de son origine, comment elle est arrivée, c’est moins tentant. Si le fait que ce soit sur la joue est la conséquence construite d’une séance de jeu où l’on a raconté l’accident, alors l’idée de changer la position de la cicatrice fait à peine sens : il faudrait retourner en arrière, changer toutes sortes de choses déjà jouées… Cela paraît très coûteux.

L’ambition du concept de solidité est de servir à expliquer ce qui est important de ce qui ne l’est pas dans la fiction, et par important j’entends encore une propriété avant tout cognitive : qu’est-ce qui compte pour nous, qu’est-ce qui peut plus difficilement être changé. Comme je compte m’en servir pour parler de ressentis personnels, il faut tout de suite que j’invoque une de ses limites : bien qu’il y ait une dimension subjective dans l’évaluation de la solidité de telle ou telle propriété fictionnelle, elle ne pourra pas tout expliquer. Nous venons clairement à la table dans une certaine disposition psychologique, avec toutes sortes d’activités mentales parfois sans grand rapport avec le jeu de rôle, et une personnalité, des éléments intérieurs qui jouent considérablement sur notre sensibilité, indépendamment de la construction des objets. Par exemple, le concept de famille me parle assez peu ; il n’est pas impossible de me faire ressentir la force de liens familiaux fictifs, si je joue une femme prise dans des histoires de famille complexes où les relations avec ses proches sont très construites, mais ce sera plus dur qu’avec un autre thème, et il n’y a évidemment pas de causalité directe entre la bonne construction d’un réseau de relations familiales fictionnelles et le fait que j‘en retire une émotion particulièrement intense. J’évacue ici la question de la sensibilité personnelle, sur laquelle nous aurons sans doute l’occasion de revenir.

Revenons à la solidité diégétique. Je ne sais pas s’il y a un moyen de la définir de façon propre, directement à partir de ce qui a été dit sur la construction, mais en tout cas je ne veux pas m’y risquer ici. Je prends un instant pour repréciser quelque chose qui ne sera développé que plus tard, parce que j’ai peur que ce soit trop difficile de le greffer a posteriori : la diégèse contient les événements, les choses qui se passent, dont on peut de même évaluer la construction et la solidité. La question de savoir quels sont les objets les plus importants de la diégèse est reléguée à un article ultérieure, mais je crois qu’elle est de prime importance : est-ce qu’il faut avant tout des personnages très bien construits, quitte à avoir une histoire cabossée et un peu bancale mais qui ne les trahisse pas ? Ou une intrigue palpitante et rocambolesque, construite sur la base de multiples retournements de situation finement trouvés, quitte à parfois empiéter un peu sur l’agentivité des personnages pour forcer certains moments intenses ? Ou autre chose encore ? Je ne détaille pas cela ici, mais je voulais au moins partager cette intuition : c’est en inspectant quels objets (méta)diégétiques nous sont importants, quels aspects de la solidité sont mobilisés, et notamment quelles formes de cohérence nous cherchons à maintenir, que nous pourrons peut-être distinguer des modes de jeu, intentions de jeu, objectifs de jeu différents et parfois contradictoires.

Pour que l’on puisse s’accorder sur les termes, et qu’on parvienne à parler à peu près de la même chose, j’aimerais développer une analogie qui me semble assez parlante, et qui est déjà là en filigrane.

La diégèse est comme un grand édifice, basé sur ses actes de narration les plus élémentaires, dont les objets et propriétés les plus hautes sont construites (par exemples les personnages) et s’appuient sur les plus basses. On peut tester la solidité de cet édifice en l’imaginant soumis à des pressions extérieures : quelles parties sont susceptibles de s’effondrer le plus rapidement ? Lesquels peuvent tenir face à une tempête ? Et puis on peut plonger dans la structure de l’édifice, et se demander : quels sont les murs porteurs, et quels piliers pourraient en fait être détruits sans entamer la solidité de l’ensemble ? Un révélateur qui permet d’aborder ces questions, analogue à la tension pesant sur l’édifice, c’est l’expérience de pensée que j’ai proposé plus haut : proposer un changement, et voir à quel point on veut y résister.

Une autre situation, bien réelle celle-ci, qui peut révéler la solidité ou au contraire la friabilité d’un pan de la diégèse, c’est le cas où un fort enjeu de narration repose crucialement sur une certaine propriété.

Imaginons qu’il soit bien connu que mon personnage a pour quête ultime de retrouver sa mère disparue, et imaginons qu’une occasion exceptionnelle s’offre à lui de peut-être la rencontrer, mais que cela implique de grands coûts : quitter ma situation (quartier-maître sur un navire admirable), mes ami·es et amours. Que faire ? Partir et tout abandonner, ou rester près de ceux qui sont déjà là mais laisser passer l’occasion ?

Ce dilemme peut avoir une saveur tout à fait différente suivant le jeu qui a eu lieu précédemment, et la solidité de la diégèse en question. Considérons plusieurs cas de figure.

  1. Premier cas : j’ai mentionné l’importance de retrouver ma mère au moment de créer mon personnage ; c’est ce qui l’a amené à prendre le large et naviguer. Mais l’essentiel du jeu a consisté à développer mes liens avec les camarades de navigation, à vivre des aventures de toutes sortes avec eux, à partager leurs rêves et leurs espoirs. Lorsque le dilemme arrive, je dois déjà aider Bortha à affronter le roi des pirates, Nari à s’accomplir comme bretteuse et magicienne, Moggene à trouver un sens à son destin de capitaine… et tout ça paraît tellement plus réel, tellement plus solide que ce détail de background qui n’a plus eu la moindre importance depuis. Le dilemme est un gros raté : non seulement il ne marche pas (je n’ai envie que de rester ici), mais en plus il fait naître en moi une dissonance car je vois bien que je devrais ressentir le déchirement interne du personnage. Mais celui-ci manque de consistance, car la propriété “à la recherche de sa mère” de mon personnage n’est pas (plus ?) porteuse, pas solide.

  2. Second cas : j’ai joué une série de scènes d’enfance et d’adolescence où mon personnage est choyé, protégé, guidé, initié par sa mère. Il lui doit tout et, lorsqu’elle disparaît, il est inconsolable. J’ai raconté tout ce qu’il avait déjà fait pour la retrouver, l’apprentissage difficile du métier de marin, les messages lointains qu’il chuchote au vent à son attention. Lorsqu’il embarque dans le navire de Moggene, nous avons pris un bref moment pour décrire comment il se trouvait à sa place ici, combien il se prenait d’affection pour les matelots. Lorsque le dilemme arrive, il n’est pas non plus difficile, pour les raisons inverses : la quête de la mère est trop importante, il faut poursuivre la quête, c’est une évidence.

Ce qui est particulier, et que je crois fondamental dans la solidité diégétique, c’est que ces deux cas pourraient recouvrir des fictions dont l’histoire serait identique. Par histoire, j’entends ici non pas un compte-rendu détaillé du contenu des deux parties (qui seraient à l’évidence très différents) mais une vision factuelle, dézoomée, de la vie du personnage, de la suite d’événements narrées, qui prendrait le temps de mentionner les différents moments de sa vie. En ne connaissant que l’histoire, on serait tenté de voir un vrai dilemme dans cette situation, et on peut se conforter à croire que la force du dilemme existe en soi parce qu’une personne qui serait en effet dans cette situation-là aurait un véritable dilemme à résoudre ; mais en connaissant la diégèse et son déroulé, on a beaucoup plus de chances de comprendre ce qui compte effectivement.

Arrêtons-nous là pour le moment. J’aimerais développer encore le concept de solidité dans les temps qui viennent, en discutant notamment de cohérences, en évoquant le rapport à la confiance (dans quelle mesure peut-on croire qu’une propriété est construite alors que ce n’est pas explicite ?). Je pense qu’on peut regarder la solidité diégétique comme un bon candidat pour expliquer le fameux “sentiment de réel”, l’impression que par certains aspects la fiction n’est pas juste un tissu arbitraire mais semble avoir sa propre vie, ses propres habitant·es, etc. Je crois qu’il est possible de réunir sous ce concept des visions en fait assez différentes du jeu de rôle, suivant que l’on cherche à épouser un point de vue plutôt interne à un personnage par exemple, ou à construire un récit riche et intéressant en lui-même, ou à vivre des expériences poétiques et esthétiques… et d’expliquer, ou au moins de circonscrire, là où commencent leurs divergences.