Fonder le jeu de rôle par l'archétype : un modèle analytique de la narration naturelle

Cet article est le premier d'une série sur le Modèle analytique de la narration naturelle. Si vous avez envie de tout comprendre et que vous avez du temps devant vous, tout est regroupé par ici.

Sur quoi se fonde le jeu de rôle ? Quel en est le fonctionnement général, sur quoi se construit-il, de quoi dépend-il ? Depuis des années que je théorise - ici, sur youtube, ou dans des discussions plus informelles - je veux agréger les concepts que j'ai produits et certains de ceux que j'ai piqués ici ou là pour former un discours structuré et organiser. Un concept n'existe jamais seul, et les grand édifices théoriques me semblent toujours profitables en ce qu'ils mettent nettement en lumière les problèmes fondamentaux des idées les plus tentantes, les idées profondes de celleux qui les écrivent, et les conséquences théoriques de telle ou telle pensée. La théorie sous forme de petites pointes de pensée ne me satisfait plus.

Je vous propose donc aujourd'hui de remettre une pièce dans le grand jeu du fondement. Il s'agit de poser, au moins elliptiquement, les grandes lignes d'un cadre général de pensée pour le jeu de rôle. Il est, bien entendu, adapté à ma manière de pensée, mes marottes, mes envies de création : je ne prétends à aucune neutralité, seulement à un minimum de rigueur analytique. Il y aura, très certainement, des angles morts, des explications pas toujours convaincantes, et des focus spécifiques. Enfin, rien n'est gravé dans le marbre, même si j'espère pouvoir me baser sur ce qui suit comme sur un socle stable.

Je suis très heureux·se de vous proposer cet article, à mi-chemin entre refondation théorique et synthèse de travaux précédents. Il ne se base sur aucune science précise, mais c'est une forme de pensée inspirée de la philosophie analytique. Par ailleurs, j’ai donné préemptivement un bon millier de noms à cette grande théorie que j’appelais de mes voeux, mais son contenu a évolué - elle ne se base plus beaucoup sur la sémiologie, et elle dépasse la question de la performance - de sorte que je m’y réfère maintenant comme à la théorie de la narration naturelle, reposant sur le modèle analytique de la narration naturelle (MANN) qui est donc l'objet de cet article.

Cet article est issu d'une longue série de discussions et réflexions diverses avec Valentin T. Merci à lui pour sa présence et son intérêt.

0. Introduction : en quête de la narration naturelle

Peut-on imaginer le jeu de rôle sans dés ? Sans meneur·euse de jeu ? Sans scénario préécrit ? Oui, pour peu qu'on prenne ces termes dans leur acception habituelle. Cela existe depuis un bout de temps ; WEIRD■, par exemple, est un jeu qui fait les trois à la fois. Certes, beaucoup de jeux utilisent ces outils-là, mais ils ne lui sont pas essentiels. Et peut-on imaginer un jeu de rôle qui ne soit pas du tout un jeu ? Sans personnage ni aucun objet identifié ? Sans narration, sans jamais décrire de fiction ? C'est déjà plus flou, mais ça n'a pas l'air de faire grand sens ; on touche à des contradictions difficiles à résoudre.

L’exercice du jour consiste à identifier les conditions de possibilités et le processus fondamental sur lesquels repose le jeu de rôle, qui lui donnent ses spécificités et ses limites. On pourra y lire une sorte de définition extensionnelle du JDR, qui est donc issue d’un compromis typique entre plasticité (faire appel à des concepts flexibles et modulaires, pour englober beaucoup de pratiques et de styles très différents) et cadrage (pour pouvoir dire quelque chose de non-trivial, il faut poser des postulats qui vont restreindre le champ d’application). À titre de première limitation, par exemple, je pense que les jeux de rôles solo et les jeux de rôle asynchrones ne seront pas très bien représentés par le MANN. Pas exclus d’office, juste difficiles à prendre en compte.

Il y a un objet auquel j’ai donné un nom depuis quelques temps et qui me semble pivot pour la compréhension du jeu de rôle, et que j’appelle la narration naturelle. Il s’agit, peu ou prou, d’une vision archétypale du jeu, un ensemble de conditions et de processus mobilisés par le jeu et présentes sous une forme ou une autre dans tous les jeux. L’exemple le plus important, c’est la narration elle-même, c’est-à-dire la possibilité de décrire des choses qui n’existent pas en faisant comme si : je postule qu’un jeu de rôle sans cela n’est pas possible, ne fait simplement pas sens. La narration naturelle, c’est en gros un ensemble de choix qu’il faut avoir faits, un processus qu’il faut s’être donné pour pouvoir jouer : décrire des situations fictionnelles, pouvoir se les représenter, s’accorder sur le moyen d’entrelier plusieurs propositions, etc. On doit pouvoir décrire cette base sans parler de dés, de MJ, de scénario, de PJ, de système de résolution, de préparation, d’émotions, parce que ces choses peuvent ne pas exister, elles sont contingentes aux jeux de rôles.

L’objectif de cet article peut se résumer à : atteindre une définition fonctionnelle et fondée de la narration naturelle, la caractériser, et débroussailler quelques développements à partir de là, la connecter à d’autres pans de réflexion.

Archétypal, pas minimal

Je prends un instant pour préciser ce que j’entends par archétypal, par opposition à minimal. Je ne cherche pas exactement à décrire la narration naturelle comme un dénominateur commun minimal à toutes les parties, comme si on pouvait jouer avec juste de la narration naturelle, comme si c’était un système en soit. Je pense que la diversité des situations du jeu de rôle empêche une définition de la sorte. Il faut plutôt voir la narration naturelle comme un pré-dispositif, quelque chose qui attend d’être instancié pour donner alors des formes de jeu minimales, mais déjà particulières. On peut l’imaginer comme une série de curseurs qu’il va nécessairement falloir régler d’une façon ou d’une autre. C’est ce que j’entends en disant que la narration naturelle n’est pas une forme minmiale de jeu, mais un archétype qu’il faut instancier et donc particulariser pour obtenir une forme minimale de jeu. Par abus de langage, on pourra encore dire qu'une partie tourne en narration naturelle pour dire qu'elle en est une instanciation ; il faudra simplement garder à l'esprit qu'il n'y a pas une narration naturelle unique et bien définie comme un produit minimal.

Un premier exemple pour fixer le degré de description que je cherche. Pour faire du jeu de rôle, il est nécessaire que les participant·es puissent communiquer, donc il faut qu’au moins un canal de conversation soit disponible et ouvert : partager une même langue et pouvoir se parler à l’oral, ou avec du texte, ou à la rigueur sans paroles mais avec un langage corporel minimal. Une partie par discord où l’on décrit ce que l’on fait, et une autre où l’on parle pour faire exister des personnages, sont deux instances différentes de la narration naturelle, qui correspondent à des choix de paramètres différents. Mais, bien qu’elles se basent sur des modes séparés de communication, et mènent donc à des ressentis et des manières de jouer potentiellement très différentes, ces deux instances contiennent bien un certain canal de communication, parce que son absence serait rédhibitoire.

Programme théorique

Voilà : nous avons les contours approximatifs de notre premier objectif, la caractérisation de la narration naturelle. À partir d’ici, le modèle analytique se décline en trois axes, un enchaînement de trois niveaux qui reposent successivement les uns sur les autres.

  1. Premier niveau : les conditions extérieures de possibilité du jeu de rôle ; tout ce qui est présent en termes de situation lorsque des personnes jouent à un jeu de rôle, et qui leur est strictement nécessaire : conditions matérielles, culturelles, linguistiques… Tout ce qui est déjà là avant que l’activité rôliste ne commence. But : arriver à comprendre les fondements du châssis du jeu, le cercle magique, l’espace-temps spécifique du jeu de rôle qui construit la distinction réalité/fiction.

  2. Second niveau : le processus archétypal essentiel au jeu de rôle qui est au coeur de la narration naturelle ; il s’agira notamment de clarifier ce qu’il y a dans l’acte de narration, de voir comment il s’appuie sur des représentations mentales dont l’existence est garantie par le premier niveau.

  3. Troisième niveau : toutes les techniques secondaires, les choix d'instanciation spécifiques et les ajouts éventuels que peuvent amener certains dispositifs de jeu ; la conception, tant au sens du game-design qu’au sens performativiste d’invention locale (comme les figures par exemple). Il s'agit de voir toute partie, toute expérience rôliste comme une instanciation de la narration naturelle à laquelle on a éventuellement rajouté des éléments supplémentaires. 

Dans cet article, je n’aborderai en détail que les deux premiers niveaux. Le troisième sera l'occasion d'un rapide tour d'horizon des possibilités.

Enfin, avant qu’on ne se lance tout à fait, je précise que je vais beaucoup m’appuyer sur la théorie de la convergence, sur laquelle j’avais publié un long article [1]. Sa lecture n’est pas strictement nécessaire mais peut servir d’éclairage à beaucoup de choses qui viennent. C’est un cadre de pensée qui consiste à regarder, sur autant de plans que nécessaire - nos actes, notre langage, nos pensées… - ce qui “colle” entre notre situation et la situation fictionnelle qui est en jeu. Cette distinction fait sens à partir du moment où l’on aura défini la fiction, et permet de clarifier efficacement la position et l’importance d’un certain nombre de concepts importants ; par exemple, on pourra dire que la narration est toujours une divergence fondamentale : c’est constitutif de l’acte de narration de ne pas être de la même nature que les actes décrits (même s’il y a des exceptions, comme le discours direct). Le mot chien ne mord pas.

J’avais de longue date une suite à écrire à l’article sur la convergence, portant sur le problème dual de la divergence et de l’abstraction, c’est-à-dire sur tout ce qui ne se transpose pas d’un côté à l’autre de la frontière réel/fiction. Mais je m’étais trouvé·e très mal outillé·e pour le traiter. Voilà l’occasion de rattraper ce manquement et de parler enfin, au moins un peu, de divergence.

1. Conditions extérieures de possibilité du jeu de rôle

Dans cette partie, je veux définir successivement : 

  1. ce qui est nécessaire à une situation de jeu de rôle, ce qui doit être là ;

  2. ce que cela crée et implique en termes de jeu, qu’on pourrait appeler châssis ou cercle magique, la frontière qui distingue jeu/non-jeu ; et plus particulièrement, le statut logique et ontologique de la fiction, ou au moins quelques éléments de cadre à son sujet.

Bien que chacun de ces champs soit gigantesque et demande potentiellement de faire appel à toutes sortes de sciences, je vais chercher à rester elliptique : il ne s’agit pas tant de tout décrire (ce dont je serais tout à fait incapable) mais de dire au moins schématiquement ce qui est important et comment s’agencent les principaux éléments qui permettent le jeu. La nature du cercle magique, du statut des énoncés fictionnels… sont des sujets d’approfondissement, soit à faire soit déjà faits ailleurs, et que je me contente de réordonner ici.

Les conditions situationnelles (CS)

Postulat fondamental : le jeu, et a fortiori le jeu de rôle, est un processus qui se déroule au cours de certaines situations. On pense typiquement à la session de jeu, qu’elle dure une heure ou dix, qu’elle soit isolée ou maillon d’une longue campagne. Il doit être possible de distinguer les frontières de cette situation, ne serait-ce que pour les participant·es elleux-mêmes, même s’il peut y avoir un flou ou un enjeu sur la position précise de cette frontière.

CS1 - Langage

Les participant·es doivent avoir au moins un canal de communication ouvert : oral (en présentiel ou distanciel), textuel, corporel… Il est nécessaire de pouvoir échanger.

(Cela implique presque systématiquement d’avoir une langue en commun mais, à ce stade, rien n’interdit d’imaginer un GN muet reposant uniquement sur le langage corporel, et donc pas sur une langue à proprement parler, du moment que l’on a un moyen de se mettre d’accord sur la base du jeu, par exemple via une tierce personne capable de l’expliquer préalablement dans plusieurs langues.)

CS2 - Matérialité et temporalité

Les participant·es doivent avoir un cadre matériel permettant cette communication. Cela inclut l’espace dans lequel se fait le jeu, que l’on entende par là un même espace physique (le salon d’un appartement, une terrasse, un chemin en forêt, etc) ou plus éclaté (un lieu différent pour chaque personne + un canal discord, etc), ainsi que les moyens matériels requis par la situation (des micros pour se parler à distance, un métro ou une voiture pour se rendre au lieu du jeu, des habits conformes à ce que notre cadre social implique, etc). En plus de l’espace, les participant·es doivent avoir une certaine étendue de temps pour jouer.

(D’autres objets matériels peuvent être requis par un jeu donné, comme de quoi écrire, des dés, des jetons, etc. mais ils ne sont pas des conditions essentielles de la narration naturelle.)

CS3 - Contexte socioculturel partagé

Les participant·es doivent partager des normes sociales adaptées, qui leur permettent de partager un même contexte social.

Le fait qu’une situation de jeu soit une situation sociale est mentionné à ce niveau. Cela implique typiquement qu’une partie de jeu de rôle a tendance à être précédée d’un moment où l’on se dit bonjour, on se raconte sa journée, on ouvre un paquet de chips, etc. La situation de jeu de rôle se trouvera nichée à l’intérieur de cette situation sociale.

Notion proche : c’est peu ou prou ce qu’on appelle le contrat social, dans sa dimension la plus implicite, non négociée, tel qu’il est défini dans le Big Model forgien.

CS4 - Espace de représentations partagées

Celui-ci est une conséquence directe de CS3 et CS1. 

Les participant·es doivent partager des représentations minimales sur de nombreux concepts dont la manipulation sera indispensable, par exemple “arbre”, “personne”, “société”, “argent”, etc. dont la liste précise dépend du jeu joué.

Autrement dit : il est impossible de jouer des oiusfsdf qui sifundljazd des fhezadsdlj aux zlfjkdnhaze. Ou plutôt : pour ce faire, il va falloir définir ces concepts à partir de concepts que l’on comprend déjà, que l’on a donc déjà en commun. On peut jouer des choses qui n’existent pas, comme des “elfes”, mais il va falloir les construire conceptuellement à partir de choses que l’on connait déjà : les elfes sont semblables aux humains, mais avec des oreilles plus fines, une grande longévité, une sensibilité naturelle à la magie, etc. Bref, il faut avoir un ensemble suffisamment grand de concepts communs à disposition.

Pour résumer : il faut que les participant·es disposent d’un espace de représentations en commun. Bien sûr, ces représentations peuvent ne pas tout à fait se chevaucher - on peut jouer sans avoir exactement la même idée de ce qu’est un homme ou une femme, un dragon, etc. À ce stade, on ne se pose pas encore la question de savoir si ces représentations correspondent à des concepts réels (les humains, la société) ou fictionnels (les dragons, les elfes).

C’est à ce niveau-là qu’on va parler, par exemple, de canon esthétique, comme un ensemble de concepts empaquetés ; typiquement, l’horreur lovecraftienne vient avec les étrangetés non-euclidiennes, les monstres horribles, la curiosité malsaine de personnages au bord du gouffre, etc.

Reconnaissance de la frontière ludonarrative

Les participant·es doivent pouvoir manipuler intuitivement la distinction entre des choses de nature ludonarrative, c’est-à-dire liés au jeu et à la fiction (ces deux concepts étant pour le moment non séparés), et des choses de nature réelle. C’est une sorte de processus cognitif, de capacité personnelle à distinguer les deux, qui est attendue des participant·es. Les choses ludonarratives les plus minimales sont typiquement les énoncés fictionnels (il faut pouvoir distinguer qu’une phrase comme “Je fouille les corps” porte sur le contenu ludonarratif et pas sur le réel, et donc par exemple que “je” fait référence à un personnage fictionnel).

Plus largement, le cercle magique (notion qu'on doit à Huizinga) est ici compris comme la frontière entre jeu et non-jeu, fiction et non-fiction, réalité et faire-semblant. Il s’appuie sur toutes les précédentes conditions situationnelles : c’est parce que l’on a un espace représentationnel partagé que l’on peut instancier, à l’intérieur de celui-ci, des objets fictionnels tels que “mon personnage” ; c’est parce que l’on a en tête l’espace-temps social spécifique au jeu que l’on sait que le caissier du supermarché n’est pas un joueur, que la pause pipi n’est pas un moment de jeu, etc.

Une fois que le concept de ce cercle magique est donné, il ne reste plus qu'à dire qu'à un moment ou un autre, se produit une sorte de franchissement volontaire et collectif de ce seuil, un "début" officiel à la narration, qui appellera ensuiet une série de pauses, digressions et autres sorties temporaires jusqu'à une sortie définitive, une clôture obligatoire en quelque sorte. À ce stade, je ne sais pas s'il faut considérer ce franchissement comme un instant ou comme une sorte de sas qui s'étend sur le temps, s'il faut imaginer qu'il est effectivement rigoureusement collectif ou si certain·es personnes peuvent "ne pas entrer" dans le jeu... Disons juste qu'il n'y a pas de jeu sans, eh bien, que le jeu ait commencé. Et il faudra bien inspecter certains aspects comme la formation des représentations fictionnelles suivant qu'elles aient lieu avant ou après le franchissement, en jeu ou hors-jeu.

Un processus actif, pas deux mondes séparés. Attention : contrairement aux apparences, ce qui précède ne dit pas du tout qu’il y a une différence nette, essentielle, ontologique, entre réel et fictionnel. C’est même plutôt l’inverse : si on reprend ce que l’on a dit sur les représentations, cela implique que les objets fictionnels que l’on manipule (“elfe”, “dragon”) ont été construits avec des représentations pré-existantes (“humain”, “longévité”, “raffinement”), dont le nombre est incommensurablement plus grand que les représentations spécifiques et fictionnelles. (Si ce n’est pas évident dit comme ça, il faut se poser juste un instant et se faire une idée de l’immense quantité de concepts que l’on importe tels quels en jouant : “temps qui passe”, “terre”, “agir”, “oeil”, “ciel”...)

Je dis seulement que l’on doit avoir un processus cognitif de distinction entre choses réelles et choses ludonarratives, où “distinction” est à voir comme quelque chose d’actif. C’est en quelque sorte ce que l’on fait lorsqu’on nous demande : “attend, c’est toi ou ton personnage qui dit ça ?”. On clarifie, on distingue, on explicite. Dans bien des situations, il reste entre le réel et le fictionnel une confusion fondamentale, systématique, qui est nécessaire pour que l’intuition puisse se saisir du média jeu de rôle. C’est parce que l’on apprend à activement créer une différence réel/fictionnel que l’on pourra expliquer la possibilité de dire des choses plus ou moins cohérentes au sujet de choses qui n’existent pas matériellement.

J’ai parlé longuement de ce problème dans l’article Mon personnage et moi : existence, distinction, confusion [2]. Une autre façon de penser la distinction réel/fiction, c’est de comprendre la fiction non comme un monde à part, parallèle au monde réel (ce qui est encore rester dans le faire comme si) ni comme n’existant pas du tout (elle a un statut ontologique plus délicat que cela), mais comme un domaine spécifique du monde réel. La fiction existe, bien sûr qu’elle existe, mais elle existe en tant que résultat d’un processus intellectuel de distinction avec “le réel”.

Note importante. C’est à partir de ce point, à partir du moment où l’on a postulé l’existence d’un processus de distinction entre réel et fiction, que l’on peut commencer à parler de convergence. Une personne qui parle pour décrire (à la première personne, en discours direct) ce que dit son personnage est en convergence car il y a un parallélisme évident entre sa position réelle (elle parle) et celle d’un objet fictionnel qui lui est relié, son personnage (il parle).

Caractérisation convergentiste du cercle magique. Une expérience de pensée illustre bien la délimitation qu’induit le cercle magique, consistant à imaginer le jeu de rôle le plus convergent possible. Je l’ai détaillée dans [1] ; je la reproduis rapidement ici, et je vous renvoie vers l’article si vous voulez en savoir plus.

La question est simplement : peut-on imaginer un jeu qui se passe en convergence absolue, sans aucune divergence ? Cela impliquerait nécessaire de : se jouer soi-même, dans la situation exacte où l’on se trouve, avec les états mentaux exacts que l’on a au moment du jeu, etc. On peut douter que cela soit encore du jeu. Je prends le parti de dire que oui, cela en est, mais que ce n’est pas de la convergence absolue, totale, à 100% ; car il reste encore la possibilité d’arrêter le jeu, de dire maintenant on ne joue plus. Ce petit saut conceptuel, cette différence entre “moi” et “moi, mais c’est un jeu” est précisément le cercle magique, la frontière du jeu.

Voilà, on a décrit les conditions essentielles nécessaires au jeu de rôle. La naissance du cercle magique, conséquence des conditions situationnelles CS1-4, est condition de possibilité de la narration naturelle ; on n’a encore rien décrit réellement de ce que contiendra le jeu en lui-même, mais on sait sur quoi il s’appuiera.

À noter que je n’ai pas fait la distinction entre le ludique et le fictionnel, seulement entre le ludonarratif et le réel. On voit bien que ce n’est pas tout à fait vécu comme la même chose : jeter un dé est ludique, pas narratif ; discuter de l’univers de jeu entre deux sessions porte sur le fictionnel sans se situer dans le domaine du ludique. Je ne crois pas que cette séparation soit rigoureusement nécessaire pour jouer, et je crois que les conditions de possibilités du découpage jeu/non-jeu et fiction/non-fiction sont très semblables : il y a un cercle magique, des énoncés spécifiques, etc. Laissons donc les choses comme ça pour le moment, et disons que nous avons surtout fondé, d’un coup, les deux distinctions fiction/non-fiction, et jeu/non-jeu.

2. Fondements de la narration naturelle

À ce stade, nous avons des personnes qui ont des concepts communs, une idée intuitive de ce qu’est la fiction et le jeu, qui sont présentes dans une même situation de jeu de rôle et qui peuvent communiquer : toutes les conditions paraissent réunies pour jouer. Il reste à se demander ce qu’elles vont faire. Je prends un instant pour réaffirmer que l’objectif de ce qui suit est de distinguer les actes qui me semblent les plus essentiels au jeu de rôles, celles qui forment ensemble cet objet un peu théorique qu’est la narration naturelle. On ne va toujours pas à proprement parler de règles, de MJ, de scénario, mais on va poser toutes les bases et briques élémentaires qui permettent de les conceptualiser ensuite.

Pour se limiter à une série aussi courte que possible d'actions fondamentales, je crois utile de faire appel, à nouveau, à des concepts englobants brossés rapidement, des boîtes noires qui attendront d’être ouvertes dans le détail. Dans ce qui suit, je vais chercher à caractériser rapidement les actes qui existent absolument nécessairement dans une partie de jeu de rôle, ceux dont on ne peut pas se passer. Et il me semble qu’il n’y en a que deux.

  1. Les actes de narration, des actes de langage qui agissent sur les représentations mentales partagées des participant·es. Ceux-ci demandent tout un attirail pour être compris proprement, et il faudra passer du temps à parler de quelques propriétés des actes de narration, et quelques processus qui sont induits ou requis par eux.

  2. Les actes de métanarration, c’est-à-dire les actes de décision par lesquels on agit sur les actes de narration. Par exemple, ce qu’on a pu appeler le processus de validation (les autres acceptent implicitement mon acte de narration) rentre dans cette catégorie.

Allons-y de ce pas.

Notions proches :

  • dans le Maelstrom, Romaric Briand propose de voir le jeu de rôle comme décomposable en propositions ; pour toutes sortes de raisons que je n'évoquerai pas dans le détail, je crois qu'il y a quelques différentes avec les actes de narration, mais ces différences sont assez secondaires. Ce sont des théories d'inspirations proches.

  • la grammaire du jeu de rôle, proposée par Viven Féasson, est un autre exemple d'une théorie proche, qui ambitionne de comprendre l'articulation entre les plus petits échanges produits à la table. C'est un travail que je ne fais pas ici et qui peut sans doute être repris quasiment tel quel.

Deux types d’actes de narration

Dans ce qui suit, je vais utiliser “narratif” et “fictionnel” de façon itnerchangeable. La distinction entre les deux sera bientôt faite.

La narration, c’est le processus par lequel on produit de la fiction ; elle se constitue sur la base d’actes de narration, dont l’organisation est elle-même régie par les actes métanarratifs. Les actes de narration sont essentiellement des actes langagiers, qui utilisent des canaux ouverts et disponibles. Je prends la parole et je dis “je vais voir la duchesse” ; j’écris quelque chose portant sur la fiction ; je fais un signe gestuel qui s’intègre à la diégèse ; etc. Bref, c’est tout ce que je peux “dire” (ou plutôt, signifier : c’est plus que linguistique, c’est sémiologique) et qui impacte la fiction.

Une première précision : comme on l’a vu, le substrat fictionnel d’un acte narratif est censé être compréhensible par les participant·es en vertu de la reconnaissance de la frontière ludonarrative. Mais, à nouveau, cela n’implique pas nécessairement que les actes narratifs soient bien distingués des actes “réels” ; on peut très bien intégrer des actes mixtes tant qu’ils sont compris comme ayant une part ludonarrative.

On va considérer que les actes de narration se découpent assez bien en deux familles distinctes.

  • Les actes de narration convergents : produire des signes qui sont compris comme produits par des objets existant dans la fiction (à l’identique ou avec une certaine distorsion) ; typiquement, le discours direct, qui est commun à moi-même et à mon personnage, la gestuelle, les cris, les bruitages, etc.

  • Les actes de narration divergents : décrire une chose appartenant à la fiction, que ce soit en temps statique (décrire un personnage, un décor, un objet) ou dynamique (décrire l’action d’un personnage, décrire une tentative ou une intention)

Dans cette sous-partie, ma thèse est la suivante : le jeu de rôle nécessite obligatoirement des actes de narration divergents. Les premiers peuvent être absents, les seconds en revanche sont toujours là.

Actes de narration convergents

Les actes convergents semblent simples en structure. Le discours direct est le plus emblématique et le plus important des actes de narration convergents. On inspecte les canaux de communication ouverts dans la partie (CS1) ; on imagine quels actes sont possibles dans ces canaux, qui font sens aussi dans la fiction ; les actes de narration convergents sont ceux que l’on réalise. On voit aisément qu’ici se distinguent GN et JDR, que j’ai laissés mêlés jusque là : en GN, on cherchera sans doute à se reposer avant tout sur de tels actes convergents.

Mais il y a une embrouille.

Peut-on vraiment imaginer des formes de jeu de rôle n’utilisant que des actes convergents ? On peut être tenté de répondre oui : une session de GN peut se passer totalement de descriptions dites dans la voix d’un narrateur et être uniquement formée de gestes, choses dites, etc. Au regard de la théorie de la convergence, il faut simplement se rappeler que ça n’implique pas pour autant la convergence absolue, c’est simplement la convergence des actes purs - qui n’inspecte pas, par exemple, leur contenu sémantique. Si je dis, prêtant ma voix à mon personnage :  “je suis princesse des Royaumes Sauvages”, il y a convergence de l’acte (nous disons cela, tous les deux) mais divergence dans le contenu sémantique (mon personnage est effectivement princesse des Royaumes Sauvages, mais moi, je ne le suis pas). Et cette divergence, qui est bien une divergence d’ordre narratif (elle porte précisément sur la distinction fiction/réel), est clairement nécessaire à ce que le jeu ait lieu : si je ne peux pas produire l’acte de narration consistant à dire “je suis princesse des Royaumes Sauvages” sans que l’on comprenne intuitivement qu’elle contient une divergence fondamentale : à nouveau, je ne suis pas la princesse.

Il y a plusieurs façons d’intégrer cette remarque. On pourrait dire que les actes convergents sont en fait des actes mixtes, embarquant des choses divergentes, pas forcément des actes d’ailleurs mais bel et bien fictionnels de nature ; on verrait d’ailleurs que le cas inverse peut exister aussI. On peut aussi laisser tout cela au seuil et se contenter de regarder l’acte pur, sans ces considérations sémantiques : la parole au style direct est bien un pur acte de narration convergent, en ce qu’en tant acte, il est commun à mon personnage et moi-même. Peu importe que sur d’autres plans de convergence, il soit en fait divergent. Je préfère cette seconde explication mais, de toute façon, cela ne change pas grand-chose : la distinction assez nette entre des actes de narration convergents (ou à dominante convergente) et des actes de narration divergents (ou à dominante divergente) tient encore.

Une dernière remarque : rigoureusement, j’aurais pu complètement retirer les actes de narration convergents de la théorie de la narration naturelle. Après tout, rien n’empêche de penser des jeux de rôles où aucun acte de narration n’est déclaré convergent, parce que l’on ne parle jamais par la voix de son personange par exemple ; c’est typiquement le cas de La clé des nuages, en fait. Ils sont contingents, pas nécessaires. Mais c’est une composante tellement courante, tellement basique des jeux de rôles qu’il me semblait artificiel et inélégant de les traiter à part, comme une technique secondaire à rajouter a posteriori.

Actes de narration divergents

On a tant retardé le moment de les décortiquer, mais voilà enfin ce qui me paraît le plus important pour comprendre le jeu de rôle comme une pratique ludique de narration.

Techniquement, les actes de narration divergents sont tous d’une nature semblable : ils affirment quelque chose au sujet de la fiction, que ce soit en introduisant de nouveaux éléments, des précisions à leur sujet, en faisant advenir des événements fictionnels, etc. Bref, les actes de narration divergents sont tous des descriptions, si on comprend bien le mot “description” comme n’étant pas du tout opposé à l’action : une action, une chose qui se passe, n’existe narrativement que parce qu’elle est décrite.

(Il y a des cas un peu différents qui semblent sortir de ce cadre, comme par exemple les intentions : “J’essaye de trouver mon contact”, mais c’est simplement parce qu’ils embarquent avec eux un acte métanarratif, un acte cherchant à organiser la production de la fiction. Ils seront plus clairement traités dans la sous-partie correspondante.)

Je crois que les actes de narration divergents sont un concept très simple d’accès, que nous comprenons tous·tes intuitivement dès lors que nous avons accepté la distinction (partielle, une fois de plus !) entre réel et fictionnel. Nous voyons bien ce que veut dire “je suis princesse des Royaumes Sauvages”, quand bien même cette phrase serait réellement fausse et lesdits Royaumes n’existeraient pas réellement. Je pense par contre qu’il faut absolument s’émerveiller de la possibilité de tels actes ; c’est-à-dire qu’il faut s’émerveiller des possibilités du jeu de rôle, et plus largement de la littérature, du langage : la capacité à manipuler les représentations mentales de choses qui n’existent pas, à rendre présentes des choses simplement avec des suites de phonèmes ou de caractères.

Je ne peux pas, au détour de cette sous-partie, expliquer par magie comment le langage permet ce tour de force. À ce stade, cela dépasse à la fois totalement mes compétences et le cadre de cet article, qui entend parler de jeu de rôle avant tout. Mais il existe une littérature abondante en philosophie et dans d’autres domaines des sciences sociales portant sur la nature de la fiction, ce que c’est exactement, et comment nous sommes capables de représenter des actes non seulement fictionnels (donc “non-réels” en un certain sens), mais en plus d’une nature tout à fait hétérogène aux actes représentationnels, qui sont des actes langagiers.

Je renvoie simplement vers deux sources pour aller plus loin dans ces directions : la théorie littéraire, avec notamment l’article Frontières du récit [3] de Gérard Genette, où la distinction mimésis/diégésis est presque exactement celle entre convergence et divergence, et la série de cours de François Recanati au Collège de France, intitulée Fiction, simulation, faire comme si [4]. Ces derniers sont d’ailleurs disponibles au format podcast sur les plate-formes spécialisées.

Actes de narration et objets fictionnels

Prenons toutefois un instant pour parler de la façon dont les actes de narration se positionnent vis-à-vis de nos représentations fictionnelles, et de la façon dont elle agit sur celles-ci. Ce sera l’occasion d’évoquer deux propriétés importantes des actes de narration : 

  • ils produisent des objets fictionnels ;

  • ils sont co-instanciés.

J’ai déjà eu l’occasion de traiter des objets fictionnels dans la première partie d’un article précédent, L’objet et le bleed [5]. Un objet, dans le sens le plus brut, c’est quelque chose auquel on prête une certaine existence et certaines propriétés, et celles-ci ont une certaine cohérence. Pour sortir un instant du monde fictionnel, si on prend un objet comme une tasse, on peut lui attribuer : une certaine forme (c’est un objet en 3 dimensions), un poids, une taille, une matière (de la céramique ?), des propriétés physiques (elle est fragile, elle maintient raisonnablement chaud les liquides chauds), etc. Et si j’ai différents points de vue sur l’objet, ils sont cohérents : quand je retourne la tasse entre mes mails, elle me montre une face différente mais elle ne se met pas subitement à ressembler à un bâteau ; quand je passe mes doigts sur son contour, je sens une courbure lisse là où je vois quelque chose de courbe, je sens l’anse là où je vois l’anse, etc. Un objet pourrait être décrit comme un ensemble de propriétés intercohérentes, et qui me convainquent que ce petit bout-là de mon champ perceptif (la tasse sur mon bureau) peut être pensé comme un objet en soit, que je peux me faire une idée de son fonctionnement, etc.

Les objets fictionnels posent un problème, car ils sont fondamentalement créés par les représentations qu’on se fait d’eux, sans que ces représentations ne fassent appels à une chose objective et vérifiable. Les dragons n’existent que sous forme de phrases, de dessins et d’autres productions à caractère fictionnel : la cohérence d’un objet “dragon” n’est donc pas assurée par une chose réelle qui serait la source de ces différentes représentations, ce qui exclut toute vérification et harmonisation sur une base objective. Si je dis que les mouches ont 8 pattes et mon amie dit qu’elles n’en ont que 6, et si nous ne faisons confiance à aucun livre alors, au pire, il reste possible de trouver une vraie mouche et de se mettre d’accord ; mais si nous ne sommes pas d’accord sur le nombre de membres d’un dragon (deux pattes + deux ailes, ou quatre pattes + deux ailes ?), rien ne nous permettra de sortir d’un infini jeu de renvoi entre les représentations de dragon.

Comment les objets fictionnels sont-ils créés en jeu de rôle ? Je ne vais répondre que très ellusivement, mais essentiellement : ils le sont approximativement, et ils sont dotés d’un degré de réalité variable. Il suffit d’une phrase pour créer un objet (“un ogre entre dans le bar”), et il sera alors affublé de toutes sortes de propriétés parfois très différentes pour les participant·es (les ogres ont-il la peau rose ? brune ? grise ? verte ?). On peut donner des descriptions plus ou moins précises pour affiner ces objets, mais leur détermination n’est jamais absolue, toujours sujette à beaucoup d’indéterminé, d’imprécis. À peine a-t-on fini de décrire l’ogre qu’on réalise que l’on n’a pas une vision très claire de ce à quoi ressemble le bar, de la présence ou non de fenêtres pour s’enfuir.

Et les descriptions arrivant successivement sont toujours soumises au risque de l’incohérence. D’une partie à l’autre, tel matelot qu’on a décrit puis oublié perd sa moustache, son nom perd une syllabe, il ne reconnaît plus tel autre personnage qu’il est censé avoir cottoyé depuis des années. Cela implique qu’on ne peut pas prendre les propositions au sujet des objets fictionnels comme des affirmations sujettes à une distinction nette entre vrai et faux ; la vérité ou fausseté des affirmations au sujet des objets fictionnels se comprend sur un régime plus flou, entre indétermination, incohérences légères, et parfois propriétés plus solides, fondées, régulièrement rappelées et essentielles à ces objets.

Quoi qu’il en soit, l’essentiel dans le cadre de notre analyse est simplement la chose suivante : les actes de narration induisent la construction d’objets fictionnels. C’est ce que je dis de la fiction - que ce soit “l’ogre est quelqu’un de gratuitement violent” ou “l’ogre s’attaque à ton personnage, sans aucune raison apparente” - qui sert d’indices, d’informations menant à la constitution des objets fictionnels. L’objet “cet ogre-là dans le bar” est paré d’une nouvelle propriété, “être violent”.

Pour aller plus loin, il y a le Lector in fabula d’Umberto Eco, pour distinguer par exemple les propriétés actualisées (l’ogre est brutal, on le voit, c’est au centre de l’action) des propriétés en narcose, celles qui sont vraies mais non pertinentes (l’ogre a deux jambes, on en a bien conscience, mais on ne le dit pas, c’est implicite, et on s’en fiche) ; on peut aussi distinguer les propriétés nommées (l’ogre est violent parce que l’on a annoncé “l’ogre est violent”) des propriétés construites (l’ogre est violent parce qu’on l’a vu agir violemment, et on a produit une inférence sur cette base).

Il reste cette dernière propriété que je voulais évoquer, et qui est fondamentale parce qu’elle explique la différence entre fiction et narration : les objets fictionnels sont co-instanciés. Ce que je veux dire par là, c’est deux choses.

Déjà, les objets fictionnels d’une partie de jeu de rôle sont instanciés. J’entends par là qu’on les désigne spécifiquement : c’est la différence entre le concept de tigre, auquel vous pouvez penser depuis votre canapé, et ce tigre-là qui se trouve au zoo, dans la cage 38, et qui n’attend qu’à être libéré. J’ai dit en partie 1 que pour jouer il fallait nécessairement disposer d’un ensemble de représentations communes, mais la partie demande qu’on instancie certaines de ces représentations : si nous sommes suffisamment d’accord sur ce qu’est “un elfe”, eh bien, maintenant, il faut encore dire qu’il existe un certain elfe qui s’appelle Alaedanel, mage de son état, 108 ans, toutes ses dents.

Mais surtout, ils sont co-instanciés : les instanciations des différents objets fictionnels d’une partie de jeu de rôle sont en relation. Mon personnage et ton personnage ne sont pas juste des concepts abstraits et indépendants, ils se connaissent. Ou ils ne se connaissent pas - ça encore, c’est une relation. On pense à eux à l’intérieur d’un même cadre diégétique, d’un même “monde” (même si le récit peut être bien plus éclaté que cela). Les Royaumes Sauvages, la capitale Elfir, le bar, l’ogre, Alaedanel le mage elfe, toutes ces choses-là existent en même temps, en relation les uns avec les autres.

Et ces relations ne sont pas statiques : elles s’inscrivent dans un processus évolutif qu’on peut voir, pour faire simple, comme un processus temporel. Dit plus simplement : il se passe des choses, des événements ; les propriétés des objets fictionnels évoluent. L’ogre entre dans le bar. La patronne fronce les sourcils et lui dit de partir. Ces deux faits ne sont pas juste des faits fictionnels séparés, ils sont consécutifs, reliés par une certaine logique narrative, une certaine temporalité, un rapport de cause/conséquence.

C’est en fait un peu plus large que la question de la temporalité, pour beaucoup de raisons : on peut imaginer jouer des flashbacks, revenir sur des choses déjà dites, jouer des rêves ou des scènes qui n’arriveront pas “vraiment” comme des prémonitions, et plus profondément, on peut jouer dans un contexte poético-mindfuck qui rend impossible de positionner précisément les actes comme prenant part dans un espace-temps cohérent. Dragonfly Motel est sans doute l’un des meilleurs jeux pour produire un tel brouillage ; or, même si les morceaux de scène incohérents qu’on y joue ne semblent pas se succéder ni avoir de relation séquentielle claire, quand bien même les objets fictionnels seraient toujours à peine esquissés et constamment au bord de la rupture, ils sont tout de même en relation et co-instanciés.

C’est donc - j’espère que vous me suivez avec ça - que le tissu relationnel qui unit les objets fictionnels dans leur co-instanciation n’est pas vraiment un processus en rapport avec le temps, mais plutôt avec le contexte d’énonciation. Ce qui unit, proprement, fondamentalement, les différents objets fictionnels avec lesquels on joue, c’est seulement le fait qu’on joue avec eux en même temps, lors de la même session. J’ai créé il y a longtemps un mini-jeu (jamais publié) qui s’appelait Double contemplation, pour deux joueuses, où chacune décrit une scène qu’elle invente, avec un langage poétique. Et c’est tout. Rien ne pousse particulièrement à faire dialoguer ces deux descriptions, et pourtant cela se produit quand même, par une sorte d’effet Koulechov. En d’autres termes, la co-instanciation présuppose une matrice globale pour les objets fictionnels, qui structure leur tissu relationnel… et cette matrice peut prendre des formes sophistiquées (comme une histoire linéaire, racontée fait après fait, avec cohérence), mais son coeur le plus vibrant n’est rien d’autre que le cercle magique (encore lui !), c’est-à-dire le fait d’exister à l’intérieur de l’espace ludonarratif.

Enfin : le fait que les différents objets de la fiction soient ainsi organisé veut dire que les actes de narration n’existent pas indépendamment les uns les autres, mais sont ordonnés. À nouveau, le modèle le plus simple pour penser à cela, c’est juste le fait qu’on a tendance à raconter une histoire dans un ordre chronologique, fait par fait, et on génère cela avec des suites d’actes de narration chronologiques, successifs.

Et… une série d’actes portant sur les objets fictionnels, intégrés dans un même tissu relationnel (pour faire simple : une chronologie), c’est cela que j’appelle une narration. Les actes dits de narration ne sont pas juste des affirmations abstraites au sujet d’objets représentationnels, parce qu’ils sont co-présents, parce qu’ils co-instancient des objets fictionnels pris dans un même tissu relationnel qu’on pourrait appeler, très grossièrement : l’histoire, la diégèse, l’intrigue, ce genre de choses.

Je n’ai rien à dire sur l’histoire aujourd’hui. L’intrigue, pour moi, est seulement une propriété émergente de ce constat. Le processus fondamental du jeu de rôle, c’est bien la narration, pas l’histoire. Et les actes de narration sont les composants élémentaires de ce processus.

Actes de métanarration

À ce stade, le plus dur est derrière nous. Nous avons vu dans quelles situations, selon quelles conditions de possibilités, le jeu de rôle existe. Nous avons posé des mots, un modèle, une description - même basique - sur le moyen de faire exister la narration, comprise comme une série d’actes modifiant l’état d’un ensemble d’objets fictionnels co-instanciés.

Il reste à parler des actes de métanarration, c’est-à-dire de ce que nous faisons pour réguler la production des actes de narration. En effet, si on s’arrêtait là, on laisserait le jeu de rôle en pleine pagaille : on sait décrire les actes qui font avancer la narration, mais… qui produit ces actes, au juste ? au sujet de quoi ?

La métanarration est typiquement le royaume des règles de jeux de rôles. Pour vaincre le chevalier noir (comprendre : pour recevoir le droit de produire l’acte de narration “je vainc le chevalier noir”), il faut que tu jettes un dé, qu’on ajoute un bonus, qu’on fasse toutes sortes d’autres actes abscons jusqu’à réduire à 0 le nombre de ses points de vie. Mais ici, une fois encore, je ne me préoccupe que de mettre debout la narration naturelle ; je ne veux que les bases les plus fondamentales du jeu de rôle. On peut omettre complètement d’avoir un système de combat, mais on doit avoir des moyens de produire des actes de narration.

Ce qu’il est urgent de traiter à ce stade, c’est le système de validation des énoncés narratifs. C’est basiquement le problème du système de résolution, le tamis par lequel passe un acte de narration pour que son contenu soit effectivement retenu. Avant d’en parler en détail, une petite remarque en passant : la cohérence narrative est en fait une propriété secondaire. On pourrait penser que maintenir la cohérence est une règle métanarrative implicitement nécessaire : les actes de narration que l’on produit à un instant T doivent être nécessairement cohérents avec ce qui précède. Si la narration jusqu’ici intègre le fait que mon personnage s’est évanoui lorsque l’ogre est entré dans le bar, alors je ne peux pas dire qu’il prend ses jambes à son coup et saute par la fenêtre. Mais en fait, tout ce qui importe, c’est de connaître les règles de validation des actes de narration ; si la cohérence est importante pour les participant·es (ce qui n’est pas nécessaire - cf. Dragonfly Motel), alors c’est en mobilisant le système de validation qu’ielles permettront ou empêcheront que tel ou tel acte narratif agisse), pour faire respecter cette fameuse cohérence - dont on a déjà vu, d’ailleurs, qu’elle était flottante. Pour construire la narration naturelle, il suffit donc de décrire ce système de validation ; la cohérence de la narration qui en résulte est en option.

Il y a plusieurs façons de résoudre le problème de la validation. Citons, pour l’essentiel, trois méthodes (qui n'ont pas besoin d'être conscientes) qui me semblent recouvrir la grande majorité des cas :

  1. Primauté : tout acte de narration produit par n’importe quel·le participant·e est déclaré valide en lui-même, sans aucun prérequis.

  2. Autorité : un·e participant·e a autorité sur la fiction, et est déclaré apte à décidé si tel ou tel acte de narration est validé ou non.

  3. Consensus : si un·e participant·e conteste un acte de narration, celui-ci est discuté et négocié jusqu’à atteindre une forme qui est validée par tout le monde.

Deux remarques suivent immédiatement.

La plus importante d’abord : il est tout à fait possible que ces règles soient appliqués de façon différenciées à des domaines distincts de la fiction. Jusqu’ici, je n’ai jamais rien défini qu’on pourrait appeler “mon personnage”, même si je me suis permis d’utiliser une telle expression parce que je la sais claire. En fait, le concept de PJ est essentiellement construit ainsi :

  1. il y a des objets fictionnels qu’on appelle des personnages ;

  2. il y a un personnage dont l’être, la nature, les intentions peuvent être précisées par des actes de narration pour lesquelles une personne en particulier a autorité - disons, moi-même.

Il n’y a pas besoin d’en faire un objet essentiel du jeu de rôle : dans le jeu de rôle traditionnel, “mon personnage” est simplement un objet fictionnel particulier sur lequel j’ai autorité. Et cette autorité est typiquement délimitée en termes de domaine d’application, puisqu’elle prévaut quand il est question de définir le personnage, d’en préciser des propriétés jusqu’alors inconnues, et de décrire ses intentions d’action ; mais la réussite de ces actions, la façon dont le monde réagit à lui, peut être plutôt le domaine d’autorité d’une autre personne, comme une meneuse de jeu.

Ainsi peut-on facilement imaginer des systèmes de validation hybrides ; par exemple, un jeu sans règles et sans meneuse pourrait fonctionner ainsi : 

  • chaque joueuse reçoit l’autorité sur un personnage, sa nature et ses actes ;

  • tout autre acte de narration, portant donc sur le monde, les autres personnages, etc. est sujet à la règle du consensus.

On peut aussi dire que les systèmes de validation sont mélangeables : dire “une joueuse a le dernier mot sur tout” peut se comprendre comme : on tentera toujours d’atteindre le consensus mais, en dernier recours, on en revient à l’autorité d’une personne en particulier.

Naturellement, il peut y avoir des problèmes. Si mon personnage agresse le personnage d’une autre joueuse, n’est-on pas deux à avoir autorité sur ce qui se passe, puisque les actes fictionnels décrits touchent à nos deux personnages ? Comment se départager ? Pour ce types de cas épineux, on voit fleurir des heuristiques partagées, comme c’est la joueuse qui subit qui décide ou plus formellement des systèmes de sécurité émotionnelle pensés pour réguler le PvP. Mais cela dépasse de loin le sujet de cet article.

Deuxième remarque, désormais, et nouveau pas de côté par rapport à la question de la narration naturelle. On sent bien que c’est à ce stade-là, à la question de la validation, que se situeraient les discussions sur les systèmes de résolutions comme, emblématiquement, tout ce qui est de l’ordre de “lorsqu’un personnage tente quelque chose de difficile, jetez un dé pour voir si c’est une réussite ou un échec”. On pourrait voir cela comme une quatrième option, l’arbitrage : plutôt que l’expression d’une autorité ou d’un consensus, ce serait une façon de s’en remettre au hasard.

Je m’inscris en faux vis-à-vis de cette analyse. Certe, la situation d’arbitrage est différente des trois solutions précédentes, mais c’est à mon sens une erreur commune de penser que jeter le dé dédouane totalement d’avoir à faire référence à une autre forme de validation. Le dé diminue et déplace le problème, mais ne le fait pas disparaître : la question n’est plus “par quel processus valide-t-on un acte de narration ?” mais “par quel processus valide-t-on le fait de valider un acte de narration par un jet de dés ?”. Car en effet, une “situation difficile” n’est pas nécessairement quelque chose de parfaitement clair, et doit être interprété. Qui décrète que telle ou telle situation demande ou non un jet de dés ? Si la meneuse a le dernier mot, alors c’est son autorité qui prévaut pour décider que ceci nécessite un jet de dés. Un jeu comme Apocalypse World, qui tente de rendre le plus clair possible les situations méritant un move, cherche à faire en sorte que l’envie d’un·e joueuse de jeter les dés pour un de ses moves se base sur le consensus autour de la table plutôt que le seul avis de la MC. Enfin, un jeu comme Inflorenza donne la possibilité à quiconque de demander un conflit (c’est-à-dire un jet de dés) vis-à-vis de quelque chose contre quoi son personnage se positionne, et c’est ce que je vois de plus proche de la règle de primauté.

Et voilà, nous en avons finis avec les systèmes de validation. Avant de clore cette partie sur les actes de métanarration, je veux encore mentionner un dernier type d’acte, qu’on rencontre souvent ; on pourrait les appeler les relais métanarratifs, c’est-à-dire tous les actes qui consistent à demander un acte narratif à quelqu’un d’autre. Il s’agit, prototypiquement, des questions que l’on pose et qui ont rapport aux objets fictionnels : 

  • qu’est-ce que tu fais ? 

  • qu’est-ce que ton personnage ressent à ce moment-là ?

  • est-ce que ton personnage se souvient de l’incident ?

  • qu’est-ce que je vois ?

  • est-ce que j’arrive à trouver la vabagonde dans la foule ?

  • est-ce que le horla me paraît hostile ?

Comme pour les actes de narration convergent, les relais métanarratifs ne sont pas strictement nécessaires, mais ils constituent des moyens d’interagir extrêmement habituels en jeu de rôle et il m’aurait semblé dommage de ne pas les inclure. Je n’ai pas grand-chose à dire à leur sujet, à part qu’ils existent.

Narration naturelle

Voilà, c’est terminé. Il est possible que j’aie oublié quelque chose d’important, et peut-être que je complèterai cet article dans les semaines qui viennent, si je croit subitement crucial d’apporter des ajouts à cette base de réflexions qui me semble déjà conséquente. En attendant, tout ce qui précède fonde la narration naturelle, la base archétypale dont tous les jeux de rôles héritent selon moi.

Une partie de jeu de rôle est : 

  1. une situation sociale ;

  2. dans laquelle des participant·es aptes à communiquer (CS1)...

  3. sont réuni·es dans un espace-temps 

  4. et partageant un ensemble de référents socioculturels (CS3)...

  5. qui leur permettent de partager approximativement un même espace de représentations (CS4) ;

  6. cette situation prend une forme spécifique appelée cercle magique, délimitant un domaine de sens particulier (le ludonarratif) du reste (le réel) ; 

  7. cet espace est dédié à un processus appelé narration, qui est formé d’une suite d’actes de narration produits par les participants ; 

  8. il est nécessaire que certains au moins de ces actes soient divergents ,c’est-à-dire qu’ils manipulent un espace de représentation fictionnel, ne représentant pas le réel ;

  9. enfin, la production des actes de narration est régulée par des actes métanarratifs ;

  10. le processus narratif d’un jeu n’appelant à rien d’autre que ces éléments fondamentaux est appelé narration naturelle ; toutes les parties de jeu de rôle, reposant sur des processus alternatifs ou plus complexes, instancient la narration naturelle, mais également d’autres techniques, règles, procédures, normes, etc.

Tous les fondements du jeu de rôle tel que j’ai envie de le définir me semblent présents dans ces quelques lignes. Il semble bien qu’il manque un certain nombre d’éléments classiques : on n’a presque pas parlé des règles ; quid des univers, et des livres d’ailleurs, et qu’est-ce qu’un jeu en soit ? On n’a décrit que les parties ; d’où vient l’inspiration, le contenu des actes narratifs ? Y a-t-il une préparation ? Ces questions sont légitimes mais, pour moi, elles peuvent venir après, en temps et en heure. Ce qui précède me semble suffire à fonder le jeu de rôle, en tant que pratique. C’est peut-être l’occasion de réaffirmer quelque chose que j’ai pris comme une évidence dès le début, parce que c’est une orientation que j’ai assumée depuis des années : le jeu de rôle, c’est d’abord les parties de jeu de rôle ; tout le reste - le livre, l’auteur, les règles… - cela vient après et c’est contingent.

L’essentiel est dans la partie, c’est-à-dire la situation et ce qui s’y déroule, l’ici-et-maintenant - qui porte encore un autre nom : la performance.

3. Penser les expériences de jeu à partir de la narration naturelle

Quitte à me répéter : bien que je considère la narration naturelle comme un modèle suffisant pour fonder le jeu de rôle, il reste que beaucoup de choses qui en relèvent typiquement ne sont pour ainsi dire presque pas mentionnées dans tout ce qui précède.

Il me reste maintenant à esquisser comment articuler le modèle analytique avec tout le reste. J’ai déjà donné beaucoup de petites pistes dans le corps de ce texte, en indiquant à tel ou tel niveau que c’est là qu’on pourrait insérer un développement sortant du cadre de la narration naturelle.

En creux de ces incises apparaît, en fait, la théorie pour tout le reste. Toute partie de JDR se constitue d’une instanciation de la narration naturelle augmentée d’éléments spécifiques, qui complètent, enrichissent, structurent, etc. les propriétés de base de la narration naturelle. Je ne vais rentrer dans aucune grande analyse à ce stade de l’article ; une étude de cas serait intéressante pour fixer les idées, mais ce sera pour une autre fois.

Ce que le modèle analytique veut pouvoir décrire, au-delà du simple fonctionnement de la narration naturelle, c’est la diversité des instanciations possibles qui existent et auxquels on peut penser comme autant de manières distinctes de choisir à chaque niveau, chaque étage de cette construction. Cela donne lieu à une diversité d’expériences de jeu possibles. En reprenant les différents niveaux du modèle de la narration naturelle, on peut réfléchir à chaque fois qu’un choix s’offre à nous des différentes manières de l’instancier et, donc, de produire des expériences variables :

  • langage : permettre plusieurs canaux simultanés (oral en vocal + post-its dans WEIRD■) ; ou, au contraire, restreindre certains canaux (Sign, un GN muet qui interdit de parler et d’écrire) ;

  • matérialité : jouer en présence autour d’une table ne produit pas les mêmes effets qu’à distance en vocal, ou nu·es dans un lit comme dans le GN La cigarette d’après l’amour ;

  • temporalité : de LIMINAL■ et ses parties flash en 5 minutes aux campagnes de D&D qui peuvent s’étaler sur une décennie, en passant par le format des campagnes courtes de quelques sessions ;

  • contexte socioculturel : imposer que les participant·es donnent à leur personnage un trait personnel inspiré de l’autre personne avec qui ils jouent, comme le demande Breaking the ice ;

  • espace de représentations partagées : proposer de définir collectivement des peuples imaginaires comme les gnomes en inventant des rumeurs à leur sujet en début de partie, comme le propose Dragon de poche ;

  • actes de narration : demander que les actes de narration suivent une forme particulière, par exemple en adoptant un langage littéraire, ou en commençant toute intervention par “Et c’est ainsi que [nom du personnage], qui entendait encore la voix des étoiles…” comme dans Polaris de PH Lee, ou encore en ne décrivant jamais l’intériorité d’un personnage et ses pensées, comme dans La clé des nuages ;

  • objets fictionnels : s’accorder à l’avance sur le contenu et le fonctionnement d’un univers fantaisiste, décrit dans les grandes lignes dans un livre, comme par exemple - parmis mille autres - la ville de Doskvol dans Blades in the Dark, qui sera instanciée localement et placée sous l’autorité de la MC ;

  • actes de métanarration : ajouter la possibilité, lorsqu’on souhaite soumettre le résultat d’une action fictionnelle au hasard car cela semble intéressant, de jeter le dé, à la façon de Quest par exemple…

Et puis, plus largement, on peut créer des catégories de contenus additionnels qu’ont souvent les parties de jeux de rôles et qui ne relèvent pas des catégories de la narration naturelle. Voici deux exemples de problèmes du jeu de rôle auxquelles les réponses sont sans doute plutôt à aller chercher dans des ajouts purs que des choix d’instanciation de la narration naturelle.

  • L’origine des contenus de la narration : est-ce qu’on improvise tout ? Est-ce qu’une joueuse a une préparation, et si oui, sous quelle forme ? A-t-on un mécanisme pour générer du contenu si nécessaire, comme une table aléatoire ? Par exemple, on pourrait ajouter qu’une personne doit préparer à l’avance et en détails tous les objets fictionnels avec lesquels les personnages interagiront, comme typiquement les donjons dans une optique blorby. Tout cela touche plusieurs niveaux à la fois, essentiellement : la situation sociale (une personne a été désignée maîtresse du jeu et a dû faire ses préparatifs en amont de la partie) ; les objets fictionnels (certains sont préparés à l’avance) ; les représentations (il faut que vous sachiez ce qu’est un cube gélatineux car cela va avoir son importance).

  • Le style et le mode de production des énoncés : imposer que l’on maintienne la performance, comme dans WEIRD■, touche à la fois aux canaux du langage, à la régulation des actes de narration (on s’efforce de coller à un ton littéraire), à la restriction des autres actes de parole (pas de commentaire, blague, ou autre type d’énoncé sortant de la performance). Plus profondément, la forme que doivent prendre les énoncés des actes de narration n’a pas été discutée ; c’est, en fait, dans cette question que se niche la raison de les appeler des actes de narration plutôt que des propositions, mais je n’en dirai pas plus pour le moment.

Ces quelques pistes esquissées, je vais m’arrêter là. Je pense que ce grand cadre général a l’avantage de permettre de positionner beaucoup de réflexions à une hauteur ou une autre, et de penser la conception (de jeux, d’expériences, d’instants) comme agissant sur une ou plusieurs étapes du modèle.

Voilà les quelques pistes de travail les plus immédiates pour moi à ce stade : 

  1. discuter du modèle avec qui propose des critiques intéressantes, et l’affiner ; cela peut impliquer d’éditer cet article marginalement

  2. préciser des points passés sous silence ; il y a une foule de possibilités de ce côté-là, mais certains me semblent plus urgents que d’autres, à commencer par raccrocher plus clairement les wagons avec le jeu en performance ;

  3. détailler un exemple d’un jeu ou d’une partie suivant la grille du MANN, pour voir en action son pouvoir explicatif et ses limites ; 

  4. réduire l’information à quelques schémas explicatifs, pour solidifier l’ensemble.

Je ne sais pas encore ce que je réaliserai de ce programme, ni sous quelle temporalité : c’est mon habituelle clause de non-fiabilité. Et, dernière chose : il est très possible que je programme un RDV en Théorie qui soit une sorte de SAV de cet article. J’en communiquerai la date sur mes réseaux habituels (twitter, discord).

D'ici là, je vous retrouverai sur un fil dédié sur les Courants alternatifs !