Théorie et méta-théorie de la convergence

Née dans des échanges sur les Courants alternatifs, la théorie du jeu en convergence flotte dans nos sphères depuis un peu plus de deux ans et essaime doucement. Ses bases sont présentées dans un court article de Matthieu Minne, dans le premier Frankenzine [1], et plus en détail par Matthieu et Valentin T. dans un podcast de la Cellule [2]. Elle consiste, simplement, à inspecter les moments de jeu où les actions d'une joueuse se confondent avec celle de son personnage, et elle va de pair avec un projet esthétique : jouer à des jeux qui maximisent les moments de convergence, avec pour objectif la recherche de certaines formes d'immersion.

Dans cet article, je veux revenir sur les bases du jeu en convergence et porter un regard critique sur les détails des fondements de cette théorie, à l'aune notamment des discussions qui sont faites dans le podcast de la Cellule. Je réexpliquerai la majorité des arguments ici, donc son écoute n'est pas absolument nécessaire, mais mon texte sera sans doute plus lisible à quelqu'un qui connaît déjà la théorie de la convergence. En me réappropriant la théorie, je veux enfin l'intégrer à un cadre qui me convient mieux, l'embryon d'une pensée postmoderne au service de la création et de la lecture du jeu de rôle.

Le concept de convergence appelant en creux à définir les situations de non-convergence, cet article devrait si tout se passe bien recevoir une suite rapide explorant les autres facettes d'une question pour l'art - celle de la représentation. 

1 Convergence stricte, convergence conceptuelle

Pour Matthieu Minne dans l'article du Frankenzine, "Un joueur 'joue en convergence' lorsqu'il réalise les mêmes actions que son personnage." L'exemple le plus simple et le plus fort est celui du discours au style direct. Si je prête ma voix à mon personnage, alors les mots que je prononce sont les mêmes que ceux de mon personnage : il y a convergence. Si je décris comment mon personnage zigzaggue entre des astéroïdes aux commandes de son vaisseau spatial, et que je jette le dé pour déterminer s'il s'en sort bien ou pas, je ne suis pas en train de faire la même chose que lui : il n'y a pas convergence.

C'est simple, et cette simplicité sert avant tout un projet descriptif : pouvoir rendre compte, aisément, extérieurement même, d'une situation de convergence ou non. En assistant à une table de jeu, même peu attentivement, je devrais être capable d'analyser ce que fait une personne et de déterminer si cela est censé correspondre à ce que fait son personnage, ou non ; contrairement à l'immersion qui est éminemment subjective et apparaît parfois pratiquement insaisissable pour la théorie, la convergence serait un concept minimal, clair, observable. Telle quelle, cette notion a cependant beaucoup de limites, qui appellent irrésistiblement à un certain dépassement, qui l'étend largement au prix d'un retour à la subjectivité.

Je crois que la limitation la plus importante concerne l'idée d'action. Pour y voir plus clair, posons cette question simple : qu'êtes-vous en train de faire ? Pouvez-vous prendre un instant pour répondre à cette question et tenter de décrire, de la façon dont vous le souhaitez, votre action ?

Si vous ne lisez pas cet article dans des conditions trop inattendues, il y a des chances que votre réponse soit peu ou prou parmi les lignes suivantes : 
- je suis en train de lire un article 
- je suis en train de réfléchir au jeu de rôle
- je suis en train de regarder un écran en scrollant lentement
- je suis en train de déplacer mes yeux et ma main tout en restant assis.
et, quitte à dézoomer un peu, plus hasardeusement :
- je profite d'une soirée de détente sur internet
- je prends une journée pour me renseigner pour mes prochains podcasts
- je bosse dur et j'articule ma vie pro avec ma vie rôliste
- je vis

Beaucoup de ces descriptions sont incompatibles avec les exigences descriptives du jeu en convergence. Cela peut être parce qu'il est fait référence à des processus mentaux inobservables (quelle différence extérieure entre "regarder un écran" et "lire" ?), parce que l'échelle temporelle de l'action est négociable et modifiable (quelle description choisir entre "lire un mot", "lire une phrase", "lire un article", "passer une soirée", etc.). Enfin, cela peut être par le choix de la description d'une action concrète ; si je lis une phrase, puis que je réfléchis, puis que je lis une phrase, puis que je réfléchis, puis que je bois une gorgée de thé, puis que je lis une phrase, etc. alors je vais sans doute composer ces différentes unités en un concept plus global "lire un texte", ignorant le thé non-pertinent et regroupant des actions éclatées en les fondant dans une plus grande unité qui fait sens - de même qu'une suite de petites interventions orales échangées entre deux personnes ne s'appelle pas une suite de monologues, mais un dialogue. Ce point est bien subtilement différent de la seule question de l'échelle temporelle, parce que le dialogue apparaît comme une unité cohérente qu'il faut comprendre comme telle, et qui ne s'explique pas comme une somme de petits monologues mais bien dans la globalité.

Si l'on veut conserver l'optique purement descriptive/observable de la notion de convergence, ces remarques impliquent simplement de préciser une certaine échelle d'observation et d'accepter un socle minimal de présuppositions de l'observateur sur les sujets observés. Ce n'est pas très coûteux : le théoricien qui veut déterminer la convergence à une table donnée se restreint à l'action observable (exit donc "être en train de réfléchir à") et note les actions à une échelle temporelle potentiellement très courte. Il serait même envisageable de l'étendre un peu en posant des questions aux participantes, comme "es-tu en train de lire le texte ?". Pour Valentin, il est important de préciser que la convergence se veut un état de fait, constatable, et pas un processus, avec nécessairement sa part interne. La convergence est sauvée.

Il en résulte cependant une double objection. D'une part, que la convergence est alors une situation très rare : l'immense majorité du jeu de rôle consiste à raconter des actes sans les réaliser véritablement, c'en est presque tout le principe ; le pouvoir explicatif de la convergence sera donc faible. On ne voit d'ailleurs pas très bien quels autres actes que le discours direct fonctionnent. Jeter les dés ou jouer aux cartes, si jamais mon personnage joue effectivement dans la fiction ? Prendre des notes ? Matthieu Minne cite l'exemple d'une joueuse qui lirait un journal, accessoire réel censé être identique à un journal fictionnel trouvé par les personnages, mais l'acte de lecture nous sort déjà de l'observabilité - à moins qu'il ne s'agisse d'une lecture à haute voix, et alors on retombe dans le discours direct. Bref, à bien des égards, il semblerait que la convergence soit bizarrement plutôt taillée pour penser le GN, où le corps impliqué converge beaucoup plus largement. D'autre part, les exemples internalistes ci-dessus donnent à voir la possibilité d'une extension de la définition de convergence, qui prendrait aussi en compte les processus internes : il paraît plus qu'utile de réfléchir à ce que fait une joueuse, non pas dans un sens purement observationnel et matériel, mais également cognitif et sur des unités de temps plus longues, pour la conception de jeux. Par exemple, si je décris un dialogue dans un jeu comme Démiurges en formulant quelque chose comme : "je suis en train d'essayer de convaincre l'autre personnage d'abandonner son projet fou et de penser aux gens qui l'aiment", alors j'atteste en quelque sorte que ce jeu a réussi bien plus que de me faire parler : il m'a mis dans la perspective de m'intéresser à quelqu'un d'autre, à faire ce que je peux pour le toucher. Et ce processus est intéressant à analyser justement sous l'angle d'une sorte de convergence : mon personnage tente de convaincre l'autre et, par les mêmes mots, je (comme joueuse) tente de convaincre le/la MJ par mes arguments.

Le passage d'une convergence strictement observable à une vision beaucoup plus large, acceptant des descriptions internes, est largement fait par Matthieu Minne qui se sert de ce concept pour tenter de penser l'immersion. Son point n'est pas de poser une égalité directe entre l'immersion et la possibilité de jouer en convergence, mais seulement de postuler que la convergence (au sens large) est une voie possible - et efficace au moins dans une certaine perspective de jeu, une esthétique - pour l'immersion. Posons, dès lors, des mots sur cette distinction, et appelons : 
+ convergence stricte ou convergence observable, la convergence au sens le plus restrictif, attachée à la pure description des actions entreprises par les joueuses, comparées à la fiction interprétée ;
+ convergence conceptuelle la notion plus large qui postule de nombreuses façons différentes de confondre la personne et le personnage.

J'ai majoritairement parlé de convergence stricte jusque là, mais la suite de cet article parle plutôt de convergence conceptuelle. Quand je ne ferai pas la précision, c'est donc à celle-ci que je ferai référence.

Reprenons. La convergence (conceptuelle), désormais, c'est une superposition entre soi et le personnage, qui peut dépasser le domaine de l'action et toucher à tout. Voici quelques larges exemples : 
+ je dialogue avec mon MJ pour le convaincre // mon personnage dialogue avec un personnage pour le convaincre
+ un personnage tente une action risquée // une joueuse jette un dé en ayant des chances d'échouer
+ mon personnage se démène pour ne pas mourir // je me démène pour ne pas perdre mon personnage
+ mon personnage aborde tactiquement le combat pour s'en sortir le mieux possible // j'aborde tactiquement le combat en choisissant la meilleure option

Une remarque immédiate est que la convergence semble n'être jamais totale : à une certaine description convergente ("nous faisons des choix tactiques") s'associe des divergences flagrantes ("moi je suis assis sur ma chaise, lui, il se bat et gesticule"). On ne parlera donc plus vraiment d'états de convergence / de non-convergence, car les deux semblent se mêler sans cesse ; l'important est dans la description que l'on en fait.

Pour y voir plus clair, Valentin propose de découper l'expérience du réel en autant de "plans" que nécessaire pour préciser autant que nécessaire où se situe la convergence, et où elle n'est pas. Ainsi, on distinguerait le plan de l'action au sens observable (celui de la convergence stricte) et, par exemple, un plan cognitif qui serait celui de la tâche cognitive que réalise la joueuse. Le jet de dé qui simule une action hasardeuse est convergent sur le plan de l'incertitude (le personnage et la joueuse ne sont pas sûres de ce qui va advenir) et divergent sur celui de l'action (ielles ne font pas la même chose). Cette réflexion par plans est faite en détail dans le podcast de la Cellule ; l'esprit général pourrait se résumer à : on inspecte chaque convergence jusqu'à isoler exactement ce qui converge, et surtout sur quel(s) plan(s) ; le reste est non-convergent. Un critère qui me semble pertinent serait de dire que la description est satisfaisante et terminée dès lors que la description des plans de convergence suffit à rendre explicitement évident ce qui converge, car alors cette chose est unique : si je dis qu'il y a convergence sur les paroles prononcées et leur prosodie, on comprend que la convergence est à comprendre ici comme une égalité entre les mots "je t'aime" prononcés par mon personnage et les mots "je t'aime" prononcés par moi-même. Une fois les bons plans de convergence isolés, il n'y a qu'une unique façon de converger sur ceux-ci, sans ambiguïté.
 
Dans une telle optique, une notion comme la synesthésie de Frédéric Sintès [3] [4] est pensée comme une convergence sur le plan des enjeux, ou des objectifs, ou au moins sur leur structure minimale ; le fait d'isoler uniquement ce plan-là pour trouver un point de rencontre entre les objectifs de la joueuse et ceux du personnage devrait permettre de rendre compte de l'effet de parallèle remarqué par Frédéric, sans pour autant parler de confusion totale. Ainsi, la peur de mourir supposée de mon personnage n'est vraiment pas l'équivalent de ma vague angoisse de le perdre, bien que les deux nous poussent à la même chose (éviter les dangers) ; c'est une convergence dans les objectifs, qui s'accompagne d'une non-convergence psychologique (nos états mentaux supposés divergent).

On peut revenir aussi sur l'exemple du discours direct, qui est certes convergent sur le plan de l'action, mais peut être divergent sur le plan cognitif ; par exemple, je demande à ce que l'on aille chercher du bois pour le feu du matin, mais en tant que joueuse je ne suis pas vraiment mue par l'envie d'un repas chaud - seulement par le désir de mettre en scène un moment de quotidien. Ou sur le plan de la voix : je ne parle sans doute pas avec la même voix que mon personnage... mais faut-il considérer un tel plan, si personne n'y réfléchit, si personne ne s'interroge sur la voix qu'aurait mon personnage ?

Le découpage en de nombreux plans différents peut donner le sentiment d'une perte de cohérence. N'y a-t-il pas, précisément, un lien entre ce que je dis, et ce que je pense, et ce que je veux, et peut-être tout le reste ? Mais la description et l'explicitation de tels liens est précisément un des buts finaux, je pense, d'une théorie large de la convergence : ainsi, l'exemple de la synesthésie autour de la peur de mourir pourrait s'analyser en remarquant que la divergence entre la situation matérielle de mon personnage (pris dans une crise grave dans un univers fictionnel dangereux) et la mienne (au chaud et en sécurité autour d'une table de jeu) explique pourquoi la convergence des objectifs n'induit pas une convergence émotionnelle. La question de savoir vers quel état émotionnel exactement me mène cette interaction est, je pense, au-delà de la théorie.

Une ultime remarque, assez décorrélée du reste mais intéressante pour elle-même : est-il possible, via le GN par exemple, de viser une convergence totale ? De ne laisser aucun interstice de divergence ? Une réponse assez immédiate serait quelque chose du genre : oui, à condition de se jouer soi-même dans sa propre vie. C'est conceptuellement envisageable, bien que l'on sorte sans doute de la notion de jeu pour certain.e.s. J'ai pour ma part l'objection suivante : si je joue à être moi, comme une fiction, alors est-ce que je ne fais pas semblant d'être quelqu'un qui ne joue pas ? N'y a-t-il pas, dans l'idée de me jouer moi-même, une disjonction immédiate entre celui qui joue (moi) et celui qui est joué ("moi" tel que je me le représente) ? Auquel cas, il reste bien une ultime divergence : moi, je joue, alors que "moi" ne joue pas. Il y a deux dépassements de ce constat : 
 
1. soit je cesse de jouer, et alors je converge en étant totalement moi. Le jeu cesse complètement, quoi qu'on entende par "jeu". Ainsi, la distinction entre se jouer soi-même (degré maximal de la convergence, mais non total) et être soi-même (la convergence s'évanouit dans une pure égalité) touche à la limite extrême de ce qu'est un jeu : un jeu est... un jeu ; si on ne joue pas, alors ce n'est pas un jeu. Cette tautologie agaçante est le point de départ de ce que j'appelle le châssis du jeu, l'idée minimale de ce qu'est un jeu, et rejoint la notion de cercle magique - mais c'est une autre histoire.

2. soit j'assume que "moi" est, justement, bel et bien en train de jouer, à être "moi", ou peut-être plutôt à être ""moi"". Un infini jeu de miroir s'enclenche, et "nous" dépassons l'idée de convergence parce que la seule binarité moi/personnage éclate. Bienvenue en Postmodernie !

Quelle que soit la conclusion choisie, gardons à l'esprit qu'il existe au moins cette limite à la convergence, qui est le jeu. Il serait même tentant de définir le jeu à partir de là, comme le résultat d'une divergence primordiale, première, entre la situation ludique et le reste. La divergence est nécessaire au jeu, et ce thème devrait logiquement revenir plus loin dans l'article. Je ferme ici ce vertige digressif.

Voilà qui résume à mon sens les réflexions sur la convergence dont je veux parler ici. D'un côté, la convergence stricte, concept descriptif que je vais laisser entre parenthèses ; d'un autre, la convergence conceptuelle, pensée comme un axe de description de toute l'activité rôliste sur une myriade de plans différents. Passons à une critique plus en profondeur de la convergence conceptuelle.
 

2 Critiques de la convergence

Les deux critiques qui suivent me semblent mettre à mal certains fondements de la théorie de la convergence, sans en saper véritablement le pouvoir opératoire. La première vient de Romaric Briand, et est de nature métaphysique : parler de convergence, n'est-ce pas donner beaucoup trop de réalité à un hypothétique plan fictionnel qui n'existerait pas ? N'y a-t-il pas une pure illusion à dépasser lorsque nous parlons des "paroles prononcées par mon personnage" alors que, précisément, celui-ci n'existe dans aucun monde, et que la seule et unique personne qui parle est moi-même ? Valentin y répond en parlant de croyances, et moi-même en ressortant mon concept d'ontologies discursives. 
 
La seconde est la mienne, et porte sur la quantification et l'analyse des différents plans de convergence, motivée par une question pragmatique, orientée vers la critique artistique. Je m'interroge sur la désirabilité et la faisabilité d'une (hypothétique) description exhaustive, et prends quelques distances vis-à-vis d'un tel projet pour développer une façon un peu différente de penser la convergence.

2.1 L'objection métaphysique
Reprenons une question qui m'est chère et que j'ai évoquée plus haut, celle de la voix. Dans un jeu de rôle, mettons que je dise : "je t'aime", prêtant ainsi ma voix à une vieillarde qui, dans la fiction, prononce ces mêmes mots. L'analyse en termes de convergence consisterait sans doute à accorder la convergence sur les paroles elles-mêmes, ainsi que sur la prosodie - au sens du ton, de l'articulation, du rythme peut-être, auquel je prononce ces mots. Mais pas sur la voix, parce que je ne prétends pas avoir le même timbre que la vieillarde.

Voilà ce que je comprends de l'objection soulevée par Romaric. Ce qui pose problème, c'est que cette analyse semble présupposer deux entités distinctes et parfaitement comparable : la joueuse, personne de chair et d'os, avec une voix bien réelle, et le personnage, personnage fictif dont on fait comme s'il vivait bien réellement dans un monde alternatif. On peut bien dire que la fiction, et le jeu de rôle en particulier, consiste à faire "comme si", et traiter le fictionnel avec sérieux ; mais il est sain de remarquer en même temps qu'en l'absence d'une véritable vieillarde qui parlerait à côté de nous, il n'y a pas de comparaison véritablement possible entre elle et moi. Pour Romaric, on devrait affirmer qu'il n'y a pas de paroles prononcées par la vieillarde, car elle n'existe simplement pas. Il n'y a donc ni divergence sur la voix, ni convergence sur les mots ; la seule chose qui existe, c'est ce que j'ai dit, et la fiction n'est qu'une interprétation de cet acte-là qui a bel et bien lieu dans le monde. Ce que le personnage a dit, c'est ce que j'ai dit, sans écart possible.

Cette objection métaphysique se double d'un constat pratique, cognitif : quid de cette situation (je t'aime, déclamé par une vieillarde) si personne ne se pose la question de la voix de la vieillarde, si tout le monde - pris dans le jeu, pris dans l'action - se représente simplement ces mots prononcés par moi, sans y réfléchir outre mesure ? Il faut certainement un effort cognitif pour penser les paroles que j'ai prononcées et, mentalement, les "corriger" en quelque sorte en les faisant dire par une voix de vieillarde, et cet effort n'est pas toujours fait ; le jeu de rôle, lacunaire et hautement interprétatif, est loin de définir tout, tout le temps, et intégralement - et il en est même constitutivement incapable, je pense que c'est assez clair. À titre personnel, il me semble effectivement délicat de soutenir une telle divergence si elle n'est pensée par personne. D'autres exemples plus éloignés encore mettent à mal l'idée implicite d'une comparaison possible et bien définie entre deux entités propres : la vieillarde et moi-même divergeons en ce qu'elle n'a que 3 souvenirs (les trois phrases que j'ai écrites au début du jeu) alors que j'en ai une multitude ; elle vit dans un univers bizarre et magique, et surtout extrêmement flou et peu défini (est-ce seulement une planète ? en fait, je n'en sais rien) tandis que je vis sur la Terre ; etc. Quel que soit le degré de description du contexte de jeu, par exemple, il est clair que j'arriverai rapidement à ses limites à force de poser des questions, et qu'il y existe sans doute une infinité de divergences totales et radicales, et en même temps absolument informulables puisque portant sur des éléments jamais même mentionnés.

C'est embêtant. 

La réponse de Valentin, opératoire, consiste à restreindre le champ d'analyse aux croyances : je crois que j'ai une certaine voix, je crois que ma vieillarde en a une autre ; ces deux choses sont des représentations mentales, présentes à mon esprit en tant que telles ; elles sont donc homogènes, et je peux les comparer. Il n'y aurait donc pas à se préoccuper des origines métaphysiques de ces deux représentations, et si un plan est impossible à analyser, parce qu'il n'y a rien de formulé d'un côté, alors ce n'est pas grave - on le soustrait simplement de l'analyse.

Je crois que ma propre réponse est dans la même lignée, bien qu'elle aille un peu au-delà de l'idée de croyance. Elle consiste à ressortir du chapeau les ontologies discursives dont je parlais dans mon précédent article [5]. Le personnage existe en tant que discours, et il est possible de répondre à des questions telles que "comment est la voix de mon personnage ?" par deux moyens qui s'entremêlent : d'une part en ce que mon personnage est objectivé, il n'est pas qu'une suite de phrases mais une conception qui regroupe ces phrases, tissée de langue ; donc, le fait que j'aie annoncé : "mon personnage est une vieillarde" induit en soit un certain nombre de propriétés qui vont avec (une voix chevrotante, une peau ridée). Ces propriétés, friables et pas nécessairement cohérentes entre les différentes joueuses, ne sont pas vraiment présentes dans la fiction tant qu'elles n'ont pas été mentionnées, mais... elles ne sont pas vraiment absentes non plus, puisqu'on s'y réfère plutôt facilement lorsque la question est posée ; pour reprendre le terme d'Eco dans Lector in fabula, ces propriétés sont en narcose, implicitement présentes et mobilisables par intertextualité. D'autre part, le discours qu'est mon personnage vit en moi, et si l'on s'interroge sur sa voix, on peut me demander, me reconnaître la légitimité à décréter sur ce sujet ; et je peux alors dire, préciser, si sa voix est plutôt aigüe ou grave, faible, rauque, etc. Et alors, également dans un espace de représentations, ma voix et celle de mon personnage sont comparables ; le discours sur la convergence est donc préservé, au profit effectivement d'une réalité métaphysique des agents impliqués.

Au fond, les positions de Romaric, de Valentin, et la mienne sont assez proches. Nous attestons tous du caractère illusoire d'un "monde fictionnel" palpable et disjoint du nôtre, et nous sommes d'accord, je pense, pour attester de l'importance de considérer ce problème en inspectant particulièrement le langage, les représentations mentales, les processus cognitifs - bref, la pensée avant tout. Pour formuler simplement et un peu schématique la différence entre Romaric et moi-même, je dirai que Romaric a plutôt une position de réaliste et de moderne, effondrant le fictionnel dans le réel ; à l'inverse, je prend une position postmoderne et je cherche en quelque sorte à élever le réel à l'état de fiction que l'on se raconte. Dans les deux cas, réel et fictionnel cessent d'être deux entités disjointes et hétérogènes, mais se rencontrent dans un même lieu, réel pour Romaric (quitte à affaiblir les propriétés sur les entités dites fictionnelles), discursif (c'est-à-dire, sommairement, fictionnel) pour moi.

Bref : convergence, oui - à condition de brancher, à la théorie de la convergence, une théorie au moins sommaire de ce qu'est la fiction, afin de savoir au juste ce que l'on est effectivement en train de comparer.

2.2 L'objection pragmatique
À l'abord d'une nouvelle théorie, qui produit notamment une certaine description des expériences de jeu de rôle, il faudrait sans doute immédiatement se poser la question de ce à quoi sert, ou au moins peut servir, cette description. À quoi et à qui sert la notion de convergence ? Pour Valentin, c'est avant tout un outil descriptif, à visée de comprendre le jeu de rôle ; pour lui et pour Matthieu, c'est une théorie qui sert à penser la conception de jeu, et on en retrouve des bribes dans L'Horloge du Diable et dans les bac à sable du quotidien [6] ; moi, j'y cherche une façon d'analyser mes expériences et d'en parler, ce qui peut servir à la fois la réflexion en général, le game-design et le play-design, et donc l'expérience sur le moment même du jeu. Tout cela pour dire que je cherche à démêler, dans la théorie de la convergence, ce qui pourrait m'être utile du reste - et la discussion sur les différents plans de convergence, pour pertinente qu'elle soit, ne me convainc pas tout à fait.

Une question qui ne me semble pas soulevée, c'est celle de savoir si la multiplication des plans d'analyse aurait pour vocation une description exhaustive du jeu de rôle, ou au moins, disons, la mise à plat de la majorité de son fonctionnement. Si j'analyse l'expérience du jeu à la fois sur le plan des paroles prononcées, des attitudes gestuelles autour de la table, des idéologies politiques, de la gestion émotionnelle, des processus cognitifs... et que je dois inclure dans un ou plusieurs plans chaque convergence observée, alors je postule un très grand nombre de plans nécessaires pour expliquer tout ce qui se passe. On peut repenser à ce "plan de l'incertitude" lorsqu'il s'agissait de voir une convergence entre un personnage qui tente une action risquée et moi en train de jeter un dé, donc de m'en remettre à l'aléatoire. Soit les plans sont également, plus tard, assortis d'un projet d'unification visant à réduire leur nombre (par exemple en fondant ce plan de l'incertitude dans, disons, un plan de la "lecture du monde"... ?), soit ils sont virtuellement en nombre infini, ou en tout cas ils sont inquantifiables. Dans les deux cas, leur explicitation intégrale semble demander un énorme travail d'analyse, et ce sur tous les fronts. Et ce pourrait n'être, finalement, que le travail préliminaire - ou au moins premier dans un sens conceptuel ? - à une analyse des liens entre ces plans, qui resterait à faire. C'est une perspective résolument interdisciplinaire, puisque des plans entiers tombent sous la coupe d'un certain nombre de sciences humaines (linguistique, psychologie...) et se rejoignent dans une grande articulation.

Une façon plus modeste de formuler le projet d'une analyse des convergences, et qui est peut-être celui de Valentin, consisterait à dire que tous ces plans forment seulement un cadre de base dans lequel inscrire des recherches plus spécifiques. On se fixe sur un plan donné, et on regarde comment différents jeux, différentes parties, etc. interagissent avec ce plan, pour un état des lieux certes incomplet mais ouvrant sur d'autres recherches possibles (les connexions avec d'autres plans), sans prétendre tout expliquer.

Un exemple concret serait le développement radical du jeu en convergence que fait Valentin dans sa version du BASQ (Bac À Sable du Quotidien) [6], qui résulte entre autres d'une réflexion sur ce qu'on pourrait appeler le plan informationnel : à quel point les informations dont je dispose coïncident avec celles que possède mon personnage fictionnel. Dans son cadre de jeu (non publié) Démiurges Académie, le personnage principal vient d'être admis dans une université formant les démiurges (c'est-à-dire des humains dotés de pouvoirs exceptionnels, directement tirés de Démiurges de Frédéric Sintès). Il ne connaît rien à la vie sur le campus, et ne sait même pas vraiment se servir de son pouvoir, favorisant un jeu aussi convergent que possible qui pousse à l'exploration : le MJ ne donne à l'avance qu'un minimum d'informations sur le monde et le contexte de jeu, et laisse la joueuse tout découvrir par le prisme de son personnage, en posant des questions, en assistant à des cours, etc. dans le but de susciter un effet de réel.

Il est intéressant de se plonger sur cet exemple pour remarquer, au passage, comment il intègre une idée qui a déjà surgi plusieurs fois dans cet article : l'analyse de convergence semble toujours devoir prioriser, quand c'est possible, le pensé à l'impensé. La convergence informationnelle n'est, évidemment, pas du tout complète : si le personnage vit dans un monde qui n'est pas le nôtre, on peut lui supposer un vaste ensemble de connaissances sur celui-ci, que nous n'avons pas ; et lui-même a vécu une vingtaine d'années avant le début de la partie, que l'on peut résumer rapidement mais qui ne donneront certainement pas lieu à une explicitation exhaustive (ouf !). Mais tous ces faits sont, précisément, rejetés hors du cadre de jeu, car essentiellement non pertinents : le jeu se situe sur un campus universitaire, sans trop de raisons d'en sortir, et traite majoritairement de rencontres avec de nouveaux personnages sur fond de pouvoirs que l'on découvre. Toute l'attention, toute la capacité cognitive de la joueuse est donc mobilisée sur des nouveautés qui la placent de facto en convergence, sans presque laisser la place pour d'infinies divergences en narcose qui n'ont pas de possibilités de s'exprimer. Le cadre de jeu des BASQ n'a pas juste pour fonction de proposer un contenu explorable en convergence, il intègre également - à l'aune d'une réflexion sur la convergence informationnelle - un dispositif qui étouffe de potentiels espaces de non-convergence informationnelle.

Tout cela est bien et fonctionnel, et je vois ce qu'il y a d'opératoire dans la théorie - c'est le principal, disons. Je ressens cependant le besoin de me départir de l'idée d'un ensemble vaste de plans analysables, et d'un travail qui envisagerait, même purement hypothétiquement, que toute recherche serait en quelque sorte un livre à sa place dans la grande étagère théorique de la convergence - comme la brique élémentaire d'un ouvrage certes voué à être immense, mais dont on devine déjà un peu les dimensions et la nature finale. C'est d'autant plus pertinent que, même dans une perspective comme celle de Valentin, on envisage sans doute déjà que l'édifice tout entier changera de forme au gré des découvertes, des nouveaux plans à intercaler, des connexions à établir, mais aussi des échecs et réussites de la méthode, des ajustements demandés par le cadre, etc.
 
Je rêve cependant de quelque chose d'un petit peu différent, qui séparerait aussi peu que possible la définition du cadre et l'analyse de ce qui est amené à le constituer. Je veux pousser au maximum l'idée de ne définir que les catégories dont on se sert, et de les questionner le plus vite possible, en mêlant l'analyse formelle des plans et leur subversion dans un projet esthétique. C'est, en quelque sorte, un marqueur du virage postmoderne que je veux donner à ma théorie, en la recollant directement à mes créations - qu'il s'agisse des jeux que j'écris ou des parties auxquelles je participe. Et c'est aussi la volonté de couper les dernières ambitions scientifiques de la convergence, en présentant cette théorie sous son jour avant tout artistique et philosophique.

3 Les pointes de la convergence

Cette partie est l'ébauche d'une démarche. Elle est critiquable, incomplète, pas tout à fait claire même pour moi. C'est également une large digression qui sort du seul cadre de la convergence, réduite à l'état d'exemple. Je me demande, en somme, quelle perspective méta-théorique prendre.

3.1 Penser en pointes
Comme je l'ai déjà mentionné, je ne souhaite pas m'investir dans une perspective qui serait, même temporairement, uniquement descriptive du jeu de rôle. L'idée, encore fantasque, d'une description du jeu de rôle par tous les angles possibles ne m'engage pas parce que je n'ai ni les moyens, ni la persistance, ni les compétences pour la faire émerger ou y contribuer. Je ne veux pas placer ma théorie dans le cadre d'un travail virtuellement infini, quand bien même la part que je recouvrirai serait bien délimitée ; ou plutôt, je veux dès le début un cadre qui permette de penser intégralement le jeu de rôle, qui fasse corps et qui fasse système, quitte à ne prendre qu'un nombre limité de perspectives. Par 'intégral', j'entends une pensée qui puisse donner un sens, ordonner le tout, mais je n'entends pas 'exhaustive'. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas tant de pouvoir tout penser en jeu de rôle, mais de produire une pensée orientée, esthétiquement engagée, qui affirme une lecture inévidente mais fertile au moins pour moi et ceux qui accompagnent et partagent ce projet. Pas un recul critique, qui consisterait en une prise de distance scientifique avec le réel, mais plutôt l'inverse, une position jointe d'auteur-théoricienne - une avance critique ?

Si un tel projet peut sembler pécher par ambition plus encore que le précédent, il est ramené au concret par deux bouts :

1. par un engagement postmoderne, notamment influencé par les discussions avec Fabien Hildwein : je ne voudrais poser de définitions, de concepts, d'idées que dans un cadre où elles sont immédiatement critiquables, contestables, transformables. Il n'est pas possible de penser dans le pur mouvement, sans fixer au moins un peu de vocabulaire - et il est clair que j'ai mon jargon... - mais j'accepte qu'aucun concept n'est jamais parfaitement bien défini, cimenté, et qu'il est sain de voir en chacun la possibilité d'une critique. Typiquement, le jeu en performance et le style sont des notions qui ont évolué au cours de la réflexion à leur sujet, qui ne se limite pas à un développement à partir de bases figées ; il pourrait être temps de les réinspecter, à l'aune de réflexions plus tardives, et d'en reprendre les bases. Cet engagement va de pair avec le désir, peut-être pas encore assez mis en avant sur ce blog, de produire un discours situé : je renonce à parler d'un hypothétique universel du jeu de rôle, j'assume une position particulière et je dois - pour clarifier ma démarche - dire plus profondément d'où je parle et, peut-être plus important encore, vers où je vais.

2. par une focalisation sur la création de concepts, et sur l'enrichissement personnel que constitue la théorie. Si je ne souscris pas à l'idée, trop limitée à mon goût, que toute réflexion de théorie rôliste devrait immédiatement servir à créer des jeux, je suis en revanche tentée par l'idée qu'une pensée est validée lorsqu'elle s'avère fertile en pratique pour cellui qui l'applique, que ce soit en affinant son regard sur le monde ou ses créations. Et cet "affinement" n'est pas tant pensé comme, disons, une paire de lunettes qui rendrait le réel plus net, mais comme un nouveau kaléidoscope, un point de vue particulier et engagé dans une direction esthétique privilégiée. Concrètement, c'est ce que j'ai fait avec mon dernier article sur le personnage [5] : je prends le parti d'adopter les ontologies discursives du personnage et du moi comme mes réalités, en sachant qu'il n'y a pas là un socle analytique suffisamment convainquant pour emmener tout le monde avec moi. Ce n'est pas grave, ce n'est pas l'objectif ; l'important, c'est que cette pensée soit fertile. Et c'est comme ça que je veux non seulement voir mes théories, mais celles de toutes les autres personnes qui écrivent sur le jeu de rôle : pas seulement comme des analyses d'un réel supposé commun, mais des pensées-oeuvres, des manifestes esthétiques. Trop de mes articles sont des bases, des fondements, des points de départ, des ouvertures ; l'article sur le personnage me satisfait plus que la plupart des précédents, parce qu'il ne demande pas que d'autres choses viennent ensuite pour justifier son existence, justifier sa pertinence.
 
Dans ce cadre minimal, j'ai commencé à utiliser le terme de pointe pour désigner une réflexion théorique qui isole un certain aspect du jeu de rôle, d'un certain point de vue, en disant : ceci est important. Sur mon blog, une notion comme l'interfigure [7] est l'exemple-type d'une pointe : un concept très spécifique, qui informe l'intercréativité dans le jeu poétique, et qui serait sans doute pratiquement inutile à une grande partie des joueureuses de jeu de rôle. L'interfigure n'est pas tant l'appel à ce que l'on catalogue les interfigures artistiques du jeu de rôle, mais qu'on lise les parties sous cet angle, si on le cherche ; et puisque ce concept m'a été utile, est revenu souvent dans mes discussions et a servi au moins à Eugénie dans son article sur le renversement [8], il a déjà rempli son rôle.

3.2 La convergence comme projet esthétique
Et c'est le moment de revenir à la question de la convergence. L'exemple plus haut de la convergence informationnelle dans le BASQ de Valentin est une pointe parmi quelques autres qui ont servi de briques à son jeu. La pointe la plus importante, sans doute, et centrale dans le projet esthétique qui ressort des discussions de Valentin et Matthieu sur le jeu en convergence, c'est la recherche de la convergence émotionnelle ; ou, en des termes proches, du bleed. Les pointes sont, pour moi, les points de départ de la pensée, non en ce qu'ils seraient des fondements sur lesquels construire ce qui doit venir après, mais en ce qu'ils sont des petites portions de pensée qui nous sont intelligibles et qui émergent de la masse difficile des expériences réelles du jeu de rôle. La pensée doit ensuite développer et expliciter les pointes, les relier, leur donner une consistance intégrale - c'est ça, finalement, une Théorie, toutefois une pointe est déjà une théorie naissante : incomplète peut-être, mais douée de parole. Penser la convergence en termes de pointe, c'est évacuer sa dimension scientifique pour uniquement garder sa nature de théorie artistique.

En ce sens, je me permets donc de reprendre peu ou prou le vocabulaire des plans de convergence de Valentin, en envisageant dès le début que l'analyse d'un plan donné (c'est-à-dire, d'une pointe de convergence, si l'on veut) ne tient pas sa validité de l'insertion dans un édifice théorique hypothétique, mais de son articulation seule avec les concepts qui existent déjà dans sa vicinité et surtout de sa capacité immédiate à contribuer à former un regard théorisant. Je pourrais par exemple vouloir développer la convergence dans l'interprétation des symboles, qui a lieu dans La clé des nuages et dans d'autres de mes jeux. Je m'attends également à ce que Cimetière se révèle fertile à penser avec une analyse des convergences, par exemple dans le parallèle entre le caractère absolument statique du monde (rien ne bouge de soi-même, le personnage principal est la seule chose dynamique) et le fait qu'un jeu de rôle est (en tant que performance) un média où la fiction n'avance que par sa narration, laissant toutes les choses figées dans un silence muet tant que personne ne fait l'effort de narrer.

3.3 Pour la critique
Bien que ce ne soit pas mon intérêt principal, la théorie de la convergence, pensée en pointes ou en plans, pourrait aussi servir la critique de jeux.

Dans une vidéo jamais tournée, je m'interrogeais il y a quelques temps sur la possibilité d'écrire un jeu sur l'escalade. J'étais surtout motivée par une réflexion toute théorique sur les limites du dispositif rôliste, sur ce qu'il permet de représenter plus ou moins fidèlement et ce qui lui échappe tout à fait ; l'escalade m'apparaissait comme un monde difficilement traductible dans les artifices rôlistes, à cause de l'importante de l'effort et du corps, et je crois que c'est avant tout la question de la convergence qui me laissait sceptique. Y a-t-il des convergences pertinentes possibles entre l'expérience d'une rôliste à une table et celle d'une personne en pleine escalade ? 

Certes, les jeux traditionnels contiennent quelques outils pour envisager la question (attrition, fatigue, réussites/échecs...) mais rien que je connaisse ne faisait de l'escalade un gameplay vraiment nouveau, malgré les tentatives par exemple d'un Veins of the earth. Côté alternatif, je vois quantité de jeux qui permettraient de parler de la dimension contemplative de l'escalade, comme Happy Together : on se concentrerait sur la description de paysages à couper le souffle, sur la difficulté de la tâche, le sentiment d'accomplissement, etc. mais sans jamais véritablement l'imiter.

Et puis, j'ai découvert Verticales de Melville, qui raconte une escalade grandiose et mortelle avec une vaste inspiration Horde du Contrevent et qui l'accompagne de deux systèmes de mécaniques, l'un en présentiel utilisant une tour de Jenga comme Dread et Star Crossed (on retire des briques pour dépasser des difficultés, et l'effondrement implique la chute), l'autre adaptée au jeu en ligne impliquant des jets de d54 qui viennent remplir petit à petit une sorte de table de bingo (où la complétion d'une ligne implique la chute). Je n'ai pu tester que la seconde. Ces deux mécaniques, que l'on pourrait qualifier de cumulatives - chaque appel à la mécanique modifie les suivants, rendant le danger de plus en plus concret, soit parce que la tour est de plus en plus branlante, soit parce que le bingo se remplit de plus en plus - présentent chacune une pointe de convergence portant sur la peur croissante de faire un faux mouvement et tomber. La version présentielle semble en plus proposer un exercice physique qui demande, certes, peu d'endurance ou de condition physique, mais une certaine concentration, induisant une tension, et dont l'issue est ou bien la continuation ou bien la catastrophe absolue.

Je ne continuerai pas l'analyse de ce jeu au-delà de l'exemple, mais cette esquisse est un argument pour la théorie de la convergence que je trouve fort. Il pose la question : entre telle idée, disons une activité ou un discours, qu'il m'importe de faire jouer - que ce soit l'escalade ou quoi que ce soit d'autre - où et comment puis-je penser une pointe de convergence ? Comment puis-je penser un jeu qui donne toute sa place à cette pointe, qui la mette en valeur, qui la sublime à la recherche d'une convergence émotionnelle peut-être, ou d'un autre graal ? 
 
 
Voilà qui conclut ce premier article ; je le suspends ici, quitte à être un peu brutal, peu tenté par une conclusion à ce stade. Pour aller plus loin, il manque au moins une bonne moitié de théorie : celle qui décrit les situations qui ne relèvent pas de la convergence, part d'ombre indispensable au jeu en performance. Dans l'article suivant, en face de la convergence, nous accueillerons la multitude des abstractions, situations où l'écart est admis, qu'il soit simplement toléré, nécessaire, assumé, magnifié. Je ne sais pas encore exactement quelle forme cela prendra, mais... hé, il n'est pas impossible qu'on retrouve ce bon vieux Genette au détour ?
 
 
[1] Jouer en convergence, Matthieu Minne dans le Frankenzine
[2] La convergence en jeu de rôle, podcast de la Cellule
[3] [4] La synesthésie et Retour sur la synesthésie, Frédéric Sintès
[5] Mon personnage et moi : existence, distinction, confusion
[6] Le bac à sable du quotidien : un petit guide, Valentin, Manon & Simon Li, Cibou
[7] Jouer poétique (3) : de la figure à l'interfigure
[8] Symétrie, asymétrie et renversement, Eugénie sur JenesuispasMJmais