Dans cet article, je vais tenter de démêler autant que possible différents liens entre le personnage et moi, et surtout différents lieux de leur rencontre. Je tenterai, au début et à la fin, de donner quelques éléments définitionnels pour l'un et pour l'autre - il faut bien essayer de cerner ce dont on parle ! - mais ces définitions seront mouvantes et ne constituent qu'un point de départ de la réflexion. Je vais sans doute faire quelques redites, par rapport à des articles précédents, en m'efforçant de faire tenir le maximum dans un seul texte.
La question finale que je veux introduire, qui me tourmente depuis longtemps et à laquelle je commence à avoir une réponse qui me satisfait, c'est la suivante : le jeu de rôle est-il une expérience de l'altérité ? Autrement dit : quand j'incarne un personnage, quand il évolue dans un jeu de rôle ou un GN et que je me laisse surprendre par ses actes (ou, d'un autre point de vue, mes actes), est-ce que je me confronte à l'autre, à la différence, est-ce que j'apprends quelque chose de nouveau ? Ou ne suis-je condamné qu'à ressasser mes propres idées, mes propres constructions, sans véritable avancée ? C'est une question qui me paraît très concrète, car j'entends souvent des rôlistes justifier l'intérêt du JDR entre autres par le fait qu'il nous donne l'opportunité de vivre d'autres vies, d'entrer dans la peau d'autres personnes que soi ; bref, qu'il a cela d'enrichissant qu'il constituerait, précisément, une expérience de l'altérité. Et elle me motive tout personnellement, ne serait-ce qu'à cause de mon expérience du GN où certains personnages que j'ai incarnés m'ont semblé des découvertes ou des explorations nouvelles, m'apportant beaucoup de matière pour l'introspection. Ma psychologue connait les noms de Romane, Owen ou encore Harfang, ces personnages qui m'ont profondément marquée et qui m'ont aidée à comprendre toutes sortes de choses à mon sujet.
Oui, mais par quels processus ? Que puis-je espérer découvrir, quelles découvertes le jeu de rôle me permet-il ? Il faut bien s'attaquer aux problématiques que j'ai soulevées un peu plus haut : personnage, qui es-tu et en quoi prétends-tu être distinct de moi ?
Je vais me concentrer sur le JDR, mais je pense que l'essentiel de ce qui suit s'adapte facilement au GN.
1 Ontologies : de l'hétérogène à l'homogène
Quelle est la différence entre moi et mon personnage ?
Une première réponse spontanée serait la suivante. D'une part, moi, j'existe matériellement : j'ai un corps inscrit dans le réel, j'ai un passé, une activité psychologique basée sur des échanges de signaux entre mes neurones, etc. D'autre part, mon personnage n'existe pas, il n'est que fictif ; s'il meurt, il n'aura pas de tombe, il n'y aura pas de corps. Je suis réel, il est fictionnel, voilà qui est dit et bien dit. Une façon d'accréditer ce point de vue, c'est par exemple d'inspecter les souvenirs de l'un et de l'autre et leur rapport au monde. Si je me souviens être allé en vacances à la mer il y a une dizaine d'année, alors ce souvenir se prétend la trace d'un événement bien réel, et je peux tenter de le prouver dans une certaine mesure, en le rappelant aux proches avec qui j'étais parti à la mer, en retrouver d'éventuelles photos ou gri-gris achetés à l'époque, etc. Un personnage qui aurait un souvenir de vacances, cependant, est beaucoup moins certainement relié à son passé, qui n'est au mieux qu'un texte au sujet d'événements n'ayant pas eu lieu dans le monde matériel ; son passé, comme son existence, sont purement conventionnelles, fictives, invérifiables. La question de savoir si un personnage est bien allé à la mer ou non se règle par des moyens extrêmement différents, non en inspectant les traces réelles laissées par un événement passé, mais en se référant aux textes qui fondent son existence.
Mais j'ai quand même utilisé le terme d'"existence" : bien que n'étant pas fait de chair, je peux reconnaître à mon personnage une certaine façon d'exister. Plus je lui donne de consistance et de cohérence, plus il devient possible de formuler des choses à son sujet que l'on qualifiera de vraies ou de fausses ; c'est un peu cette idée récurrente de construction du personnage comme un objet doté de propriétés et pouvant être reformulé, que j'avais abordé dans un article inspiré d'un peu de phénoménologie [1]. (On peut voir dans l'objectification fictionnelle quelque chose de l'ordre d'une illusion, car ces objets sont in fine soumis à l'arbitraire possible de la fiction, mais il reste encore que le processus d'objectification est bien une donnée importante de l'existence du personnage.) Il s'agit ici de dire que le personnage est tout autant sujet à une ontologie que moi, mais que nos modes d'être sont radicalement, fondamentalement différents, hétérogènes. Mais où existe ce personnage, au juste ? Et qu'est-ce qui lui vaut d'exister ?
On peut tenter de le "situer" en plusieurs instances :
- le personnage peut être avant tout psychologique, et défini un peu comme un ressenti. Il est une construction mentale, dont je suis maître, quelque chose en moi - un certain processus cognitif, ou un état de conscience, disons.
- par extension, il pourrait aussi être mémoriel : je ne joue mon personnage que les vendredi soirs pendant une campagne récurrente, mais en dehors de ces moments, il persiste dans ma mémoire même si je ne pense pas à lui ; la preuve, si on m'interroge à son sujet, je suis capable de m'en souvenir, d'en parler et de dire à son sujet des choses cohérentes avec les précédentes propositions qui ont été faites à son sujet.
- il pourrait aussi être conversationnel : le jeu de rôle étant une conversation, le personnage existerait à l'intérieur de cette conversation, en ce que je produis des énoncés à son sujet mais aussi que ces énoncés sont pris en compte par les autres. Cette idée est notamment développée par Vivien Féasson dans un article sur l'Eclipse totale du personnage [2] où il montre comment les possibilités de jeu que l'on laisse ou non à mon personnage, en ce qu'elles amoindrissent ou élargissent les énoncés que je puis produire à son sujet, peuvent le faire exister "moins" - jusqu'à ce que je le sente comme s'évanouir, pris dans une fiction où je ne peux plus l'incarner. La façon dont le personnage est inscrit dans la conversation est donc importante pour son ontologie, d'où l'idée d'une existence conversationnelle. Pour le GN, il faudrait un terme un peu différent, puisque le GN ne se réduit pas à la conversation... mais je vais habilement pirouetter et dire qu'un GN est encore un Texte rôliste [3], doté seulement de signes de nature très différentes (pas seulement linguistiques mais également corporels, etc.)
- accessoirement, il peut encore être matérialisé (mais ce n'est pas systématique) par la production d'un texte objectif, comme une feuille de personnage, un historique, etc. Déchirer ou conserver des feuilles de personnages peuvent constituer des actes forts et chargés de sens, et il serait peut-être un peu rapide de ne voir dans ces objets que des projections matérielles d'idées qui vivent parfaitement en dehors d'elles, comme de simples traces pour ainsi dire accidentelles.
Par défaut, il me semble pertinent d'essayer d'appeler personnage tous les objets désignés comme tels et qui existent suivant au moins l'un de ces modes. Ainsi, le personnage d'un jeu solo qui se déroule entièrement dans ma tête n'est que psychologique, n'ayant ni existence conversationnelle ni matérielle (autre que certains influx nerveux dans mon cerveau, certes). Une façon toutefois d'unifier ces différents points de vue, et à laquelle je vais me tenir dans la suite, me semble être d'accorder au personnage une existence discursive : le personnage est un discours, une "façon de parler", en ce qu'il existe avant tout par les énoncés qui sont produits sur lui (énoncés au sens du Texte, donc extensibles au GN) et la structure qui les relie. C'est une idée dont on peut parler, que l'on peut expliciter et faire agir, et qui ne se réduit pas tout à fait aux énoncés faits à son sujet. Les traces matérielles (feuille de personnage...) ont une place dans ce discours, qui s'appuie sur elles et les renseigne ; ma psychologie est fondamentale à la production de ce discours, car le personnage est essentiellement ce que je dis de lui ; et dès que je le partage avec d'autres personnes au cours d'une partie, il acquiert une existence conversationnelle qui me pousse en quelque sorte à renoncer à une possession complète de mon personnage, puisque son existence pourrait être menacée. L'ontologie discursive du personnage est aussi un bon point de départ pour le penser dans une perspective intertextuelle, mais je vais laisser cette idée de côté ici.
On cerne donc un peu mieux le mode d'être un peu particulier du personnage ; il est temps maintenant de se laisser aller à quelques angoisses métaphysiques en opérant un petit instant le même genre de questionnements sur le moi, la personne physique que je suis. Je l'ai décrit rapidement plus haut comme attaché à une existence matérielle, ce qui semble valide mais élusif et imprécis : suis-je mon corps, exactement ? Si je perds absolument tous mes souvenirs, suis-je encore moi ?
Je ne vais pas entrer en détail dans ces questions parce que la philosophie classique a eu le bon goût de se pencher largement dessus. Mes références ne viennent pas vraiment de lectures personnelles, mais de vidéos de vulgarisation : je renvoie vers M. Phi qui a par exemple fait des vidéo sur l'identité personnelle ; ça commence ici [4] et l'épisode important est celui-ci [4']. Il en ressort surtout l'idée que ce qui fonde le moi est toujours plus fuyant ; "moi" n'est pas limité à mon corps, "moi" a besoin de se souvenir être moi mais ces souvenirs sont des traces souvent incorrectes et fallacieuses ; etc. au point que l'on peut soutenir l'inexistence du moi. En tant que tel, je n'est pas une personne unique qui traverserait toute sa vie mais une collection d'identités sans cesse mouvantes, et le sentiment d'être soi est surtout attaché aux dynamiques les plus locales dans lesquelles nous sommes pris ; cette année, je suis sans emploi, et je mesure déjà la grande distance qu'il y a entre moi et le thésard que j'étais il y a encore trois mois. J'aime cette vision du moi, car elle m'est finalement assez intuitive mais aussi parce qu'elle se fonde non plus sur les souvenirs de ma vie en tant que trace de mon existence, mais en tant que matériel narratif. "Moi", c'est une fable que je me raconte - mais je ne dis pas seulement ça au sens de l'illusion : c'est littéralement un récit que je me fais à moi-même. En ce moment, par exemple, je me vois comme cette personne qui a enfin arrêté les maths qui le faisaient souffrir pour s'adonner à des choses plus intéressantes : je mets en perspective ma vie et mon existence présente à travers une histoire, une simplification du réel dotée de sens. Ontologiquement, je suis le récit de moi-même. Et en bordure de ces réflexions, j'ai envie de citer la vidéo de Lille et Valentin sur l'Honnêteté radicale [5], où Lille aborde notamment cette habitude systématique que nous avons de narrativiser nos vies ; une condition de l'honnêteté radicale semble être d'accepter de se tourner sans complaisance sur les arrangements narratifs par lesquelles nous donnons du sens à nos vies. C'est peut-être pour ça que les théories de la fiction m'intéressent autant - parce qu'elles sont aussi des théories de la constitution du moi : je ne peux exister à moi-même qu'à l'aide des discours que je produis intérieurement à mon sujet.
Et le corps dans tout ça ? Il est une trace matérielle, un dispositif biologique complexe qui est relié à moi, c'est vrai, mais il n'est plus vraiment moi. En quelque sorte, il me matérialise et je m'y relie un peu de la façon dont mon personnage est relié à la matérialité de sa feuille de personnage.
Sortons de cette bulle métaphysique avec en poche cette nouvelle vision du moi. Ah ! Mais si je ne suis que ce tissu d'histoires que je me raconte, alors suis-je encore si radicalement différente de mon personnage ? Il va être plus que délicat d'acter une différence vraiment radicale entre vie et fiction, si la vie est elle-même une fiction que l'on se raconte. Et en tant qu'être qui assure son existence par des discours, je me suis placée dans une ontologie discursive, très semblable à celle que j'ai accordée à mes personnages. Il y a bien des différences, c'est vrai : en quelque sorte le moi préexiste encore à mes personnages de jeux de rôle, puisqu'il les construit ; il est directement soumis aux influx nerveux d'un corps matériel qui n'est pas, semble-t-il, celui de mon personnage ; etc. Mais le fossé entre le personnage et moi s'est considérablement réduit : en lieu d'ontologies hétérogènes, voilà que nous partageons maintenant des ontologies discursives, de même nature. Nous sommes, lui et moi, tissés de discours.
Et puisque nous sommes homogènes, nous avons potentiellement les moyens d'investir de mêmes espaces. C'est que je vais maintenant analyser : des espaces où nous nous rencontrons, mon personnage et moi, où nous nous distinguons plus ou moins artificiellement, et surtout où nous nous chevauchons parfois.
2 Les rencontres
Dans cette partie, je vais m'attacher à remarquer quelques espaces où la confusion arrive parfois pour en tirer des conclusions sur l'interaction moi/personnage ; je vais tâcher d'être concret et d'exemplifier au maximum. L'enjeu est double : voir comment se déploie en pratique cette relation moi/personnage, d'une part, et d'autre part comprendre les mécanismes par lesquels se distinguent l'un et l'autre - et leurs défaillances. En comprenant mieux comment s'organise la relation moi/personnage, j'espère préparer le terrain pour la question finale, celle de l'altérité.
2.1 La voix dans le JDR sur table
Une partie de jeu de rôle est une conversation. Quand je veux faire exister quelque chose au sujet de la fiction, au sujet de mon personnage, je dois parler. C'est donc ma voix qui est l'organe principal que j'utilise pour lui donner corps, et cet organe est le premier de ces lieux de chevauchements dont je veux parler. (Une réflexion très similaire fonctionne sur tout autre système de signes conventionnés que j'utilise pour m'exprimer, sans ma voix : langue des signes, écriture dans un jeu textuel...)
Il paraît clair que certaines choses que je dis sont de mon fait, et d'autres de celui de mon personnage. "Quand est-ce que vous voulez finir la partie ?" est l'exemple-type de la phrase absolument dite par moi, tandis que "Mon roi, vous m'ordonnez de tuer un innocent ; je ne puis obéir" - c'est-à-dire, le discours direct - est issu de mon personnage. On peut déjà faire le constat que cette voix est évidemment produite par mon larynx, mes cordes vocales, etc. et donc absolument liée à mon corps, mais je vais laisser cela de côté pour le moment : j'aurai plus à en dire un peu plus tard.
Étendons-nous un instant sur le discours direct, ce moment où je prête ma voix au personnage. Imaginons qu'à ma table, je prononce quelque chose du genre :
"Ha ! Ces... pèlerins... n'ont eu que ce qu'ils méritaient, pour avoir suivi cet immonde... heu... il s'appelle comment déjà ? Ah oui... pour avoir suivi cet immonde Valério, qui les traînera en enfer !"
Pendant un court instant ici, se sont mélangées nos voix : le discours direct de mon personnage s'est brièvement effondré le temps que je demande une précision. On peut assez bien distinguer les mots prononcés par le moi et par le personnage, mais il y a un hic : l'intonation. En enlevant la précision que j'ai demandé, il reste quelque chose du genre : "cet immonde..." qui a été interrompu et, en quelque sorte, coupé au monde (on reprend juste après avec "...pour avoir suivi cet immonde Valério". Si vous jouez avec moi, j'attends de vous que vous supprimiez mentalement cette hésitation, et que vous la remplaciez par la phrase que je prononce finalement une fois que je me suis souvenu du nom de Valério. C'est une façon de montrer concrètement que le personnage est bien plus que les seuls énoncés à son sujet, mais relève bien d'une pratique interprétative : vous avez reconstruit une interprétation de ce qu'aurait "vraiment" dit mon personnage. Inutile qu'il ait une existence matérielle, ou même que ces mots aient été exactement prononcés, pour qu'ils l'aient été dans la fiction selon vous. C'est ce que cela implique, d'avoir une ontologie discursive : le discours (en tant qu'idée, en tant que mode de production des énoncés) se tient plus largement que ses seuls énoncés, puisqu'il pousse chaque personne à l'interpréter.
Et puis imaginons que je sois fin et doté d'une petit voix aigüe, quand mon personnage - un colosse au thorax épais comme une montagne - parle sans doute avec une grave voix de coffre qui fait résonner les poitrines. Même chose : on considérera comme non-pertinent le timbre de ma voix ; au mieux, je l'imiterai en rendant ma voix plus grave, mais ce sera seulement le signe de ce que mon personnage a la voix grave. En tant qu'entité discursive, mon personnage a donc une voix grave que l'on infère à partir de la voix que je lui prête, mais non directement des sons que je produis. Par contre, on continuera à lui attribuer des intonations, une prosodie ("ces... pèlerins...") qui vient de moi : la parole est entendue et mentalement ajustée pour devenir complètement celle de mon personnage, suivant ce qui est su de lui.
On peut conclure en disant que mon personnage et moi-même avons deux voix différentes, l'une réelle et matérielle, l'autre imaginaire - mais ça ne me semble pas rendre justice à tous les moments où je parle pour mon personnage, et où tout le monde peut se contenter de prendre directement cela comme la voix de mon personnage, sans la rectifier mentalement, ou en le faisant inconsciemment. Il me semble plus juste de dire que nous partageons la même voix, et que la différence se joue uniquement sur l'interprétation de ce qui est dit à travers elle. Ainsi, la voix est bien le premier lieu de rencontre entre moi et mon personnage.
2.2 La langue
Ce processus de reconstruction peut se perdre dans des situations plus abstraites. Mettons maintenant qu'avec la voix de mon personnage, je dise :
"L'Empereur veut m'envoyer en mission. Je sens qu'il compte enfin sur moi, c'est plutôt cool."
Le mot cool est un peu déplacé, puisqu'il vient clairement du français familier tel qu'on le parle au XXIe siècle et relève d'un emprunt direct à l'anglais ; or, mon personnage vit dans un univers fantastique où l'Angleterre n'existe certainement pas. On me passera sans doute cette petite curiosité linguistique, en imaginant que mon personnage a plutôt utilisé un autre mot... Mais lequel ? Si cette existence discursive que je prête à mon personnage nous suffisent à considérer que ce n'est pas le mot que j'ai utilisé, elle ne constitue en revanche pas une recette de cuisine univoque qui permet exactement de reconstruire la parole "réelle" - c'est-à-dire, absente - de mon personnage. Il est en quelque sorte condamné par les limitations et de ma voix, et de mon discours.
Mais au fait : on ne parle certainement pas français non plus, dans ce monde de fantasy, n'est-ce pas ? Sans doute pouvons-nous imaginer nos personnages parler dans un dialecte à eux, propres à ce monde-là, structurellement proche du français ; mais cela devient difficile à conceptualiser. C'est un effort que nous faisons assez peu, je crois. Cela révèle une autre limite du personnage discursif, non plus interprétative mais cognitive : je ne peux pas penser à tout en même temps, je ne peux pas tout redresser par la pensée à chaque phrase puisque je focalise déjà ma cognition sur d'autres tâches plus importantes à cet instant précis. De même que la voix grave du personnage que j'interprète risque de disparaître de vos interprétations de lui si je ne la rappelle pas régulièrement ; une telle technique s'apparenterait directement à ce que Vivien appelle le renforcement [6], et qu'Eugénie voit comme un élément de style [7] : l'insistance nécessaire sur un détail si l'on souhaite qu'il ne disparaisse pas sous la surcharge cognitive. Peut-être faut-il voir ici le fait que la part psychologique dans l'existence du personnage (le ressenti, la représentation intérieure) agit sur le personnage en tant que processus discursif, en ce qu'il peut affaiblir voir complètement gommer certains traits si ceux-ci cessent d'être présents à l'esprit.
2.3 Les discours sur les actes fictionnels
Laissons de côté le discours direct. Pour faire agir mon personnage dans un jeu de rôle, cela passe généralement par des phrases à l'indicatif du type : "j'essaye de m'orienter pour retrouver le nord" ; "je me rapproche de lui doucement, avec un sourire malicieux" ; "je lui demande s'il connaît Valério" ; etc. Ces phrases mêmes sont directement des connexions entre moi et mon personnage, des terrains de chevauchement. En effet, qui prononce "je" dans ces cas-là ? Ce n'est certainement pas mon personnage qui parle, puisque je ne prends pas sa voix et que je ne m'imagine pas qu'il est entrain de se dire à lui-même, même intérieurement, ce qu'il est entrain de faire ; mais le "je" ne semble pas non plus pouvoir se référer à moi assis à la table, puisque je ne suis techniquement pas entrain de m'orienter pour retrouver le nord ou de me rapprocher doucement de qui que ce soit : je suis à une table de jeu de rôle entrain de parler. Ce paradoxe culmine dans des échanges au sujet de choses que les personnages ne savent pas : imaginons que les autres personnages à la table aient découvert que le dénommé Valério est en réalité un sombre nécromant, et que le mien soit face à un commanditaire qui nous demandait de nous informer à son sujet. L'échange suivant pourrait avoir lieu :
"Ben du coup, tu lui dis pas pour les pouvoirs de Valério ?
- Ah non mais moi je ne sais pas qu'il est nécromant !"
"Je ne sais pas que" : n'est-ce pas une affirmation complètement contradictoire ? Si je ne le sais pas, comment puis-je le dire !
Tout devient beaucoup plus clair si l'on parle à la troisième personne : mon personnage fait, mon personnage ne sait pas que... etc. C'est d'ailleurs une habitude de certaines personnes, ou une technique prônée par certains jeux (Perdus sous la pluie de Vivien Féasson pousse à alterner le je et la 3e personne), qui produit généralement un effet de distanciation. Je trouve particulièrement intéressant le fait que cette troisième personne soit aussi facilement remplacée par un "je" par beaucoup de personnes. C'est un "je" au croisement entre lui et moi, qui révèle bien sûr le lien toujours plus fort qui nous unit - c'est-à-dire qu'il est, au fond, une part de moi que je fais agir en marionnettiste. Tout se passe comme si on traitait le personnage comme une extension de soi, pas exactement soi mais contigu à soi, de la même façon dont on parle de son avatar dans un jeu vidéo : "j'ai vaincu le boss, je suis allé à gauche, j'ai trouvé le coffre", etc.
Ici comme dans les exemples précédents, il me semble toujours plus clair que la distinction entre soi et le personnage demande systématiquement un effort (de changement de voix, de niveau de langue, de personne, etc.) qui peut facilement s'évaporer si l'on n'y pense plus. Notons quand même que cet écart peut être systématisé et intégrer l'habitude, si l'on se force à ne parler qu'à la troisième personne par exemple.
2.4 Les discours sur le monde
Mes personnages ont souvent une vision du monde - une idéologie, disons - qui apparaît très différente de la mienne. Ce barbare rude et brutal que j'incarne dans Bloodlust ne partage absolument pas mon pacifisme et mon attrait pour la discussion plutôt que le conflit. Ce trait-là ne devrait pas être très difficile à maintenir présent à mon esprit.
Mais il peut facilement arriver, dans des situations un peu imprévues, que nous prêtions à nos personnages toutes sortes de traits moraux ou de discours sur le monde qui proviennent bien plus directement de nos propres représentations que de celles qu'on pourrait attendre de sa part. J'ai souvenir, ainsi, d'une partie de Dogs in the Vineyard où l'un des principaux "crimes" qui avait secoué la communauté dans laquelle nous intervenions était une relation sexuelle entre deux personnages masculins, considérée comme hautement nocive et malsaine par les enseignements des Dogs. Spontanément, notre table a fait son possible pour que l'affaire s'ébruite le moins possible, et pour que les deux amants puissent s'échapper avant de subir un inévitable lynchage. Bref, nous avons prêté à nos personnages, par réflexe, une idéologie plutôt progressiste qu'ils n'avaient pas vraiment de raison d'adopter, sans du tout penser à les faire souscrire à la forte homophobie de cet univers pseudo-mormon.
Nos personnages héritent directement de nos représentations, dans de tels cas ; nous pensons de la même façon, ou plutôt, un seul être pense et en lui se confondent le personnage et le moi. C'est ainsi qu'il faut comprendre ces moments de chevauchement, je crois : non comme la superposition de deux choses identiques, mais comme le retour à une unité - moi ? nous ? - de laquelle nous ne nous sommes pas assez explicitement écartés. Car ici à nouveau, l'écartement idéologique est un effort à faire, qui peut disparaître quand on ne le regarde pas.
Mais quid des personnages aux idéologies très différentes des nôtres ? Supposons qu'en tant que maître de jeu, j'incarne une succession de nazis qui soient tous aussi sadiques et fanatiques les uns que les autres, aimant tuer et torturer car ils détestent viscéralement leurs ennemis. Une joueuse pourrait me faire la remarque que cette représentation que j'en fais est un peu à côté de la plaque : certes, la haine antisémite guidait leurs actes, mais certains se trouvaient au moins momentanément frappés de dégoût par leurs propres actes, et ne présentaient pas toujours cette nature monstres purs derrière la façade de l'horreur. Supposons de plus que je n'ai pas fait le choix d'une telle attitude délibérément et pour des raisons esthétiques, mais parce qu'il me semblait crédible, parce que c'est sincèrement ainsi que j'imagine les nazis. Quelle que soit la vérité sur la question, sur le comportement des nazis historiques, il apparaît clairement que ce qui anime ces personnage-là relève non pas de l'idéologie nazie en tant que telle mais seulement de la représentation que je m'en fais. Cela vaut en fait pour tout, et s'impose avec la force d'une tautologie : je ne peux mettre en scène que ce que je me représente à moi-même ; je ne peux pas faire exister ce qui m'est inconcevable. L'extrême difficulté à jouer des personnages très éloignés des humains (par exemple, des exoplanètes conscientes et immortelles n'ayant pas de notion de volonté ou de raison d'être) est également témoignage de ce simple fait que tous mes personnages sont absolument prisonniers de mon propre champ de représentations, que je leur prête (sur un sujet ou un autre) la mienne ou une autre que je me représente à moi-même.
En somme, aussi éloigné de mes valeurs et de mon idéologie qu'il puisse l'être, un personnage reste défini à l'intérieur d'un champ de représentations qui est uniquement le mien. Ou, à la rigueur, qui est négocié et contesté par les représentations que les autres joueuses projettent sur lui, et qui m'influencent dans une certaine mesure, à nouveau par la nature discursive du personnage. Ceci nous confère donc une unité dans le système plus vaste de mes représentations du monde : il serait inexact de dire que le personnage et moi-même avons des conceptions du monde radicalement différentes ; plutôt, je dirais que nous occupons des lieux différents dans un même espace représentatif, qui peuvent être totalement séparés, s'intersecter ou se confondre par moments.
2.5 Les émotions
De sous-partie en sous-partie, j'avance vers des éléments de distinction ou de confusion qui me semblent de plus en plus importants. Celle-ci est peut-être l'une des plus importantes, mais aussi l'une des plus traitées - toute la théorie du bleed, par exemple, est une théorie du chevauchement des émotions entre mon personnage et moi. Par ailleurs, plusieurs autres éléments de cette partie (voix, langue...) nous ramenaient tous plus ou moins directement à mon corps, et l'émotion est l'occasion de ressusciter une dernière fois l'idée d'une ontologie hétérogène (mon existence matérielle vs. son existence discursive) pour préciser comment je m'en éloigne une nouvelle fois.
J'ai des émotions, mon personnage a des émotions. Les miennes semblent intimement liées à un phénomène chimique qui a lieu dans mon cerveau, et mènent à une certaine expérience consciente - ce que les philosophes de l'esprit appellent un qualia, semble-t-il ; si j'ai l'émotion de la colère, je ressens la colère. À l'inverse, mon personnage a des émotions qui n'auraient pas de matérialité, et seraient déterminées par des considérations fictionnelles ; la colère de Sahal la Sorcière ne s'accompagne d'aucune expérience consciente de la colère. Si j'annonce en rigolant que Sahal hurle et jette des éclairs et des malédictions autour d'elle dans un accès de fureur, il paraît clair que nos émotions ne se situent pas sur le même plan et qu'une seule (mon amusement) existe matériellement, sans aucun rapport avec la fureur "ressentie" par mon personnage.
Cette séparation qui pourrait être limpide se désagrège particulièrement dans les GN qui visent l'intensité émotionnelle. Si, au milieu d'un jeu, l'amant passionnel de mon personnage meurt brutalement, alors je suis touché et je me sens envahi par le désespoir ; une émotion très forte me saisit. Cette émotion, je la ressens comme étant celle de mon personnage - ne serait-ce que parce que je me sens mon personnage à ce moment, je prétends être lui. Si on lit cette situation à l'aune d'une distinction radicale entre le personnage et moi, alors il faudrait dire : mon personnage se sent désespéré au sens où les éléments fictionnels qui ont été mis en scène (la mort de mon amant) conduit naturellement à ce résultat ; et, par ailleurs, moi, je ressens une émotion de désespoir, qui n'est pas du tout celle de mon personnage mais bien la mienne puisqu'elle est caractérisée par un qualia. En soit, cette situation est peu satisfaisante : il faudrait expliquer séparément en quoi je ressens du désespoir et en quoi mon personnage est désespéré sans faire le moindre lien entre ces deux faits, puisqu'ils font partie de mondes hétérogènes. J'insiste : si, au premier paragraphe de cette sous-partie, on a soutenu que l'émotion du personnage est un pur fait narratif ("Sahal la Sorcière est furieuse") là où mes émotions sont des faits matériels (des sensations, des qualias), alors quand je ressens durement la mort de mon amant, il faudrait soutenir que ceci est totalement mon émotion et absolument pas celle de mon personnage.
Pourtant, en jeu, je ne vais pas me poser la question et je vais vivre cette émotion comme celle de mon personnage, comme si j'étais lui. C'est donc bien qu'aux émotions du personnage, j'accorde le droit d'avoir des qualias ; je fais donc de mon propre ressenti émotionnel encore un lieu de la rencontre entre moi et le personnage. Comme dans le cas de la voix, je vais conclure qu'il n'y a qu'un dispositif matériel (ma capacité émotionnelle, disons), et que mon personnage et moi sommes seulement plusieurs discours différents capables d'interpréter les mêmes qualias. Dans la perspective de l'ontologie discursive, je dis de mon émotion qu'elle ne se réduit pas aux qualias : elle est aussi, avant tout, un discours sur elle-même. Je ne ressens pas juste de la colère, je dis que je suis en colère, et j'attribue à cette colère une source, une raison peut-être, un discours au moins.
Quant à Sahal, elle était bel et bien furieuse, sans que cela ne soit connecté à un qualia - de même qu'elle est réellement sorcière, sans que cela ne soit forcément écrit sur sa feuille de personnage. Et n'est-ce pas finalement assez proche de ma position lorsque je dis que je suis très en colère contre mon gouvernement et ses dérives autoritaires, quand bien même je ne le ressens pas activement sous la forme de qualias, mais je me contente de le penser et le formuler ?
3 L'altérité
3.1 Bilan des rencontres
La voix, la langue, les discours sur les actes fictionnels, les discours sur le monde, les émotions : cinq lieux de rencontre, parmi sans doute bien d'autres ; je ne prétends pas avoir été exhaustive. J'ai surtout voulu développer suffisamment d'applications de ce que l'ontologie discursive dit sur la relation moi/personnage pour montrer que dans de nombreux aspects, un même schéma se forme. Celui-ci va me permettre de traiter assez facilement et directement la question de la possibilité d'une expérience de l'altérité dans le jeu de rôle, sous la forme d'un bilan de ce qui a été dit plutôt que d'un nouveau développement.
Résumons donc. Sur le lien moi/personnage, voilà ce qu'il me semble possible d'inférer :
1. Nous existons dans un espace commun et au contact d'éléments communs : corps et autres matérialités, espace de représentations, etc. dans lesquels nous nous investissons différemment. Cet espace commun donne à nos existence une homogénéité qui nous rend comparables et semblables.
2. La confusion entre nous est un point de départ, un état fondamental indissocié. La distinction, elle, est un processus actif, qui peut être systématisé mais qui demande au moins un petit effort cognitif. En particulier, la confusion et la distinction ne sont pas des états qui s'alterneraient l'un l'autre : la distinction est un processus actif et la confusion est un fondement auquel on revient par défaut.
3. La distinction comme effort cognitif induit une limite : nous ne pouvons pas être distinct de notre personnage d'une infinité de façons signifiantes, il va falloir mettre en avant un ensemble de traits explicitement et activement différents et accepter qu'une immense part du non-interrogé soit juste directement tirée de nous-même. Le personnage est différant, c'est au mieux un être qui diffère - activement - d'un point de départ qui n'est autre que nous-mêmes. C'est, d'ailleurs, probablement le point sur lequel j'accorderais enfin un peu d'hétérogénéité au personnage par rapport à moi, en ce que je le précède systématiquement - j'existe avant lui, et il est défini par la façon dont il diffère de moi, dans un espace qui nous est commun.
4. Il résulte donc que mon personnage, existant dans le même espace que moi et homogènement à moi, ne constitue pas une expérience de l'altérité, puisque je ne découvre à travers lui que ce que je peux lui attribuer, qui fait déjà partie de moi.
3.2 Le miroir et le retour de l'Autre
Cette conclusion me convainc assez, mais je la trouve tout de même lacunaire. Si la découverte est impossible, alors comment expliquer simplement le sentiment de découverte que je fais facilement en jeu de rôle et en GN, lorsque mon personnage agit d'une façon qui m'étonne ou me fait réfléchir ? Je vois deux explications complémentaires de ce fait.
La première se cache justement dans la polysémie de réfléchir : le personnage, et plus généralement l'art, ont un effet de miroir. Il serait sans doute orgueilleux de prétendre que je me connais parfaitement, que je sais exactement et dans les moindres détails qui je suis ; d'ailleurs, si je suis une histoire que je me raconte, alors il est clair que mon identité est un concept mouvant, changeant, sujet à divers bouleversements, qui s'écrit au fil de ma vie. Ainsi, beaucoup de choses auxquelles me poussent mes propres pensées et ma propre identité peuvent me surprendre, même sans rapport au personnage, par un simple effet combinatoire ou révélateur : par l'introspection, je découvre que certaines idées que je porte aujourd'hui ne sont pas très cohérentes avec d'autres qui m'appartiennent aussi. Mon anarchisme linguistique se marie mal avec mon rigorisme sur l'usage des termes shônen ou manga, par exemple. Plus profondément, ma vision très négative des mathématiques comme d'un immense champ de réflexions inutiles ne se marie pas bien avec une certaine fascination pour la mathématisation du réel en physique. Il y a d'autres contradictions, ainsi, que j'ai relevées et trouvées par la combinaison de choses qui étaient déjà en moi ; et parfois, ce qui résulte de ces combinaisons est une pensée qui paraît toute nouvelle, comme quand je réfléchis à ce que je ferais dans une situation inédite, bizarre et jamais rencontrée, et qui me fait découvrir en moi des intuitions que je n'aurais pas cru avoir. Bref, l'altérité n'est pas nécessaire au sentiment de découverte, car même à partir d'un matériau discursif connu il reste la possibilité de trouver de nouvelles idées comme des combinaisons. En jeu de rôle, le personnage et ce qui lui arrivent fonctionnent comme un miroir, me donnant à voir des conséquences de mes idées, des combinaisons inattendues. Comme je fais l'effort de le distinguer de moi, je peux me laisser aller à penser que ce à quoi il mène n'est pas moi, puisque lui-même n'est pas moi - et donc, je découvre, par exemple lorsque mon personnage de Dogs commet des actes affreux et inattendus en suivant des idéaux et des amours qui me semblaient pourtant raisonnables. Ou lorsque mon personnage de GN s'emporte contre son amant qui prend des risques inconsidérés, alors que je pensais cet amour pur et que je me croyais incapable d'amener le moindre conflit à travers lui, secouant à la fois les convictions du personnage et les miennes propres.
La seconde adoucit les conclusions que j'ai faites plus haut en rappelant que ce que je traîne depuis le début de cet article comme l'ontologie discursive implique un certain partage du personnage dans un espace commun (fictionnel, conversationnel). Car mon personnage, comme discours, peut évidemment être influencé par les autres joueuses : en ce qu'elles augmentent ou restreignent ses possibles, en ce qu'elles créent des situations nouvelles poussant à la combinaison, en ce qu'elles réagissent d'elles-mêmes et non pas forcément conformément à mon propres espace de représentations, etc. Or, si ces influences bousculent et contredisent un petit morceau de mon espace de représentations, alors la scène de théâtre change un peu et il y a bien là un petit peu d'une véritable découverte, qui n'existait pas en germe dans ma propre pensée. Ici, le personnage n'est pas tant l'Autre, que le vecteur par lequel l'Autre me touche ; l'Autre, c'est plutôt l'autre joueuse, l'autre personne qui constitue effectivement et réellement mon altérité.
3.3 Altérité
Pour reformuler et intégrer ces deux objections à ma conclusion, je vais donc plutôt admettre que le jeu de rôle permet dans une certaine mesure, et avec des restrictions dont il faut être conscient.e, deux expériences de l'altérité.
La première est interne, c'est une altérité dans un sens faible : c'est l'effet de miroir, c'est le fait que le personnage me permet de me voir moi-même comme un autre. Je l'évalue non en tant qu'autre, mais en tant que différance, de sorte qu'il me révèle à la fois une fraction de mon propre espace de représentation, et continue sous mes yeux les conséquences d'une certaine expérience de moi-même dont je n'étais pas consciente. Je est un autre.
La seconde est externe, c'est bien une altérité radicale - mais pas celle du personnage : celle des autres êtres humains avec qui je partage un moment de jeu. Ici, le personnage agit à la fois comme cette différance de moi, et comme l'interface en quelque sorte par lequel la conversation du jeu parle de moi, par la façon dont elle affecte les déterminants de mon identité discursive. Elle a pour immense limite l'intelligibilité des autres à moi-même, puisque je ne puis intégrer et comprendre ce qui est suffisamment autre pour m'être incompréhensible ; mais elle garde, je crois, la possibilité de m'apporter au moins un grain, une infime portion de cette altérité radicale que je peux vouloir rechercher. Parce que mon amant n'a pas agit comme je l'aurais cru, parce que j'ai vu sa colère quand j'attendais sa tristesse, parce que mon Mage n'a pas trouvé la sérénité cherchée mais une nouvelle souffrance sur sa route, etc. Parce que l'autre n'a pas les mêmes représentations que moi et, quelques rares fois, ce qu'il fait est tellement nouveau et inexplicable qu'il force un dépassement de ma pensée, il me pousse à former un nouveau concept ou à faire l'expérience d'une nouvelle émotion.
Voilà ce que j'en suis venu à considérer comme les deux altérités du jeu de rôle, qui expliquent pour moi et jusqu'à maintenant tout le sentiment de découverte que je trouve. J'ai conscience que cette réflexion théorique peut être à la fois peu intuitive par certains aspects, et pas toujours très convaincante : il y a des trous, quelques problèmes que j'ai laissés sur le bord de la route. Je la soumets à la critique, parce que je la crois néanmoins pertinente ; elle nourrit à la fois mes réflexions sur le jeu de rôle et sur le moi.
J'espère que vous y aurez trouvé, vous aussi, un peu de votre altérité en arrivant au bout de ces lignes.