À plusieurs reprises déjà, ce blog a flirté avec la sémiologie et l'analyse littéraire. Je suis un amateur, je n'ai pas du tout de formation dans ces domaines, mais j'y ai puisé quelques discours qui me servent souvent. Aujourd'hui, on replonge. Ce long article attend à l'état de brouillon depuis plus d'un an sur le blog. J'ai longtemps hésité à cliquer sur "publier" parce que c'est avant tout une vaste pile de définitions, dont certaines vont avoir besoin d'être réutilisées avant que je sois certaine de leur utilité ; mais ces derniers temps, j'ai eu besoin de mobiliser plusieurs notions qui sont exposées ici. Comme je compte faire avancer un peu mes théories dans les temps qui viennent, j'en profite donc pour publier enfin. Quelques pistes mentionnées ne sont plus vraiment d'actualité, mais rien de bien grave.
J'avais déjà introduit la sémiologie, discipline méconnue qui se donne pour objet les systèmes de signes, dans un article antérieur. Je ferai peut-être une introduction plus étoffée un jour, même si je manque cruellement de connaissances et de légitimité. Je sais que le sujet est complexe et je suis comme toujours à l'affût de retours : si je dois donner plus de détails sur un point ou si je fais des contresens, n'hésitez pas à me le dire.
L'article sur l'intercréativité [1] de Coralie David, que je cite décidément bien souvent, m'avait donné l'envie de voir ce que l'approche littéraire permettait de dire au sujet du jeu de rôle. S'il peut effectivement revendiquer sans ambiguïté le statut de littérature orale (performative), le jeu de rôle pose plusieurs problèmes qui rendent délicates l'application directe des théories du récit. Au centre de celles-ci, l'histoire au sens narratologique est un objet qui paraît aussi pertinent et nécessaire (que raconte-t-on ? comment les histoires font-elles sens ?) qu'évanescent et cruellement absent (au point que plusieurs courants le rejettent intégralement).
J'avais déjà introduit la sémiologie, discipline méconnue qui se donne pour objet les systèmes de signes, dans un article antérieur. Je ferai peut-être une introduction plus étoffée un jour, même si je manque cruellement de connaissances et de légitimité. Je sais que le sujet est complexe et je suis comme toujours à l'affût de retours : si je dois donner plus de détails sur un point ou si je fais des contresens, n'hésitez pas à me le dire.
L'article sur l'intercréativité [1] de Coralie David, que je cite décidément bien souvent, m'avait donné l'envie de voir ce que l'approche littéraire permettait de dire au sujet du jeu de rôle. S'il peut effectivement revendiquer sans ambiguïté le statut de littérature orale (performative), le jeu de rôle pose plusieurs problèmes qui rendent délicates l'application directe des théories du récit. Au centre de celles-ci, l'histoire au sens narratologique est un objet qui paraît aussi pertinent et nécessaire (que raconte-t-on ? comment les histoires font-elles sens ?) qu'évanescent et cruellement absent (au point que plusieurs courants le rejettent intégralement).
Dans cet article, je passe en revue quelques difficultés de la narrativité rôliste. Plusieurs notions de narratologie classique méritent d'être transposées en jeu de rôle, mais cela ne va pas de soi. Je reprends aux structuralistes le terme assez théorique de Texte par besoin de remplacer ce qui s'appelait récit, et j'introduis la notion d'événement protodiégétique comme un outil pour mieux comprendre certains développements narratifs rôlistes. Un événement protodiégétique est un événement quelconque survenu pendant la partie, généralement pendant un moment narratif, qui aura un impact ressenti sur la fiction et sera retenu comme important, parfois bien plus qu'on ne s'y attendait au départ ; la question principale est de savoir comment ces événements sont générés et pris en charge par la table. Cela pourrait être la base d'une forme de critique rôliste attachée à dégager, dans un jeu ou une table donnée, l'organisation structurelle, c'est-à-dire la grammaire des événements protodiégétiques. Il s'agit là d'appliquer au jeu de rôle une notion que j'avais en premier lieu construite pour parler de narrativité dans les jeux vidéo et qui, après réglages, fonctionne en jeu de rôle.
L'objectif ultime, au bout du chemin, c'est un cadre théorique qui permette de mieux décrire ce qui se passe dans les parties d'un point de vue littéraire ; c'est donc encore un outil pour la critique de parties.
1 En littérature écrite
Commençons par quelques définitions rapides qui vont être bien utiles, qui s'appliquent à la littérature écrite. Les trois premières sont dérivées de Genette (Figures III), la dernière est une acception assez naturelle du terme.
+ le récit est le texte même, racontant une histoire par toutes sortes de procédés, d'effets de style, etc.
+ l'histoire (ou la diégèse) est la suite d'événements fictionnels racontés. J'y pense surtout comme à une sorte de résumé du récit, une description plate et factuelle du contenu narratif d'un récit. Parler d'histoire au singulier est bien pratique mais relève d'un abus de langage : bien sûr, on peut résumer de beaucoup de façon différentes un même récit, et ce qu'on choisit de considérer important ou non est le résultat d'un choix éminemment subjectif. Cette subtilité va être cruciale au cours de l'article.
+ la narration est le fait même de narrer, l'acte de raconter, produit par le narrateur. On peut voir le récit comme le résultat concret de la narration, qui est un processus.
+ le cadre diégétique est l'univers spatio-temporel dans lequel se déroule l'histoire. Spatio-temporel, au sens : à la fois géographique (dans ce monde-là il y a des villes, des forêts, un archimage...) et historique ("il y a mille an le trône était occupé mais depuis la perte de la rune de Paix, il est vacant"). N'appartient à la diégèse que ce qui est effectivement mentionné dans le récit.
Parmi ces quatre notions proches, il faut voir que le récit a une place très particulière. Comme il s'agit du texte même, du signifiant de l'objet littéraire, le récit est une donnée objective, mesurable, concrète ; on peut en extraire des observations avec lesquelles tout le monde sera d'accord : tel livre fait 200 pages, tel événement est raconté au passé simple, etc. Par opposition, les trois autres concepts sont des abstractions que l'on constitue à partir du récit : l'histoire, en assimilant et réorganisant les événements lus dans le récit ; la narration, processus par lequel se fait le récit, pas évident à caractériser ; le cadre diégétique, ensemble de faits ou d'hypothèses portant sur un univers qui n'existe pas. (Il n'existe jamais, en littérature : même un roman réaliste, au sens le plus strict, raconte des faits fictionnels et déploie un cadre qui l'est tout autant, avec ses réalités, son fonctionnement, qui ne sont pas de la même nature que le monde empirique, quand bien même tous les efforts seraient faits pour y coller.)
Je vais résumer ce constat en disant que le récit est la substance concrète de la littérature écrite. Tant que l'on ne s'intéresse qu'à l'objet lui-même, sans intertextualité, le récit préexiste à l'histoire, à la narration et au cadre diégétique. Ceci est bien sûr dit du point de vue du/de la lecteur-ice ; pour la personne qui écrit, c'est une autre paire de manches.
Les deux parties qui suivent sont dédiées à une adaptation du récit en jeu de rôle, ou plutôt à la construction d'une autre notion qui le remplace ; la narration y est aussi rapidement évoquée. Ceci permet de mettre à jour ou rappeler un ensemble de particularités du jeu de rôle. Les deux suivantes sont centrées sur l'histoire et l'ébauche d'une théorie sur sa co-construction lors d'une partie de jeux de rôle. J'ai pour le moment laissé de côté la question du cadre diégétique, qui me paraît faussement simple et assez embrouillée ; elle fera peut-être l'objet d'un article ultérieur.
Les deux parties qui suivent sont dédiées à une adaptation du récit en jeu de rôle, ou plutôt à la construction d'une autre notion qui le remplace ; la narration y est aussi rapidement évoquée. Ceci permet de mettre à jour ou rappeler un ensemble de particularités du jeu de rôle. Les deux suivantes sont centrées sur l'histoire et l'ébauche d'une théorie sur sa co-construction lors d'une partie de jeux de rôle. J'ai pour le moment laissé de côté la question du cadre diégétique, qui me paraît faussement simple et assez embrouillée ; elle fera peut-être l'objet d'un article ultérieur.
2 Le récit en jeu de rôle
Passer de la narratologie de Genette au jeu de rôle ne peut certainement pas se faire sans heurt. On passe de l'écrit à l'oral, du réécrit à l'instantané, de la finitude des caractères figés à la performance insaisissable. Pour le moment, le but est d'essayer de construire une donnée observable qui rende compte fidèlement de ce qui se passe dans une partie.
Et de ce point de vue, la notion de récit est un vrai problème. Si on lui maintient son sens de signifiant premier et objectif, il faut l'étendre à une énorme quantité de faits, car je suis convaincu qu'en jeu de rôle tout est potentiellement signifiant - cf. les articles sur le jeu en performance pour la forme magnifiée de cette intuition [2]. C'est-à-dire les paroles, avec leur prosodie (timbre, ton, accent, intonations...), les actes, les regards, les jets de dés, tout. Mais cette définition n'est pas très satisfaisante parce qu'elle inclut alors beaucoup d'événements non-narratifs (manger des chips, calculer un bonus, se tortiller sur sa chaise) ; et contrairement au récit écrit, il ne relève pas forcément d'une écriture, c'est-à-dire d'une distanciation avec les événements racontés. A l'écrit, c'est évident que l'écrivain-e réfléchit d'abord aux événements à raconter, puis les rédige ; certaines méthodes d'écritures peuvent chercher à réduire au maximum l'écart entre l'invention et sa concrétisation littérale mais il reste encore qu'écrire, c'est écrire quelque chose de déterminé. (S'il faut vraiment chercher des exceptions, il me semble qu'elles sont du côté de méthodes radicales comme l'écriture automatique.) En jeu de rôle, certains jeux comme La clé des nuages poussent à préparer un peu son discours, ce qui relève peut-être d'une sorte d'écriture, mais il reste encore qu'une bonne notion de récit devrait absolument rendre compte de la spontanéité qui caractérise je pense la plupart des parties.
Le signifiant de la partie de jeu de rôle, cet ensemble dense d'actes et de paroles produites, n'a pas vraiment les caractéristiques du récit. On pourrait dire qu'il n'est pas forcément linéaire (il se passe plusieurs choses en même temps autour de la table), que tout n'y est pas narratif, et qu'il y a parfois des rétropédalages qui annulent des choses qui semblaient actées ; ce sont des cas particuliers qui rendent sa définition compliquée mais qui ne la condamnent pas. Mais dans son article, Coralie David souligne une déficience plus grave : une nature essentielle du récit littéraire est d'être figé, d'être en quelque sorte issu d'une écriture déjà finie. Le récit appartient forcément au passé, les faits qui s'y déroulent sont déjà écrits ; il est d'ailleurs extrêmement classique de raconter au passé. Tandis qu'en jeu de rôle, l'énonciation en elle-même est importante et constitue sa propre fin en soi, et le présent reste le temps roi pour parler. Ces faits grammaticaux ont leurs exceptions, mais elles tirent justement un effet spécifique du fait de s'éloigner de la structure attendue (figure !).
Je vais donc me ranger à l'avis qu'il n'y a pas de récit au sens traditionnel pendant la partie, car il n'y a pas d'écart entre l'énonciation d'un événement et le début de son existence (je crois que c'est le propre des performances artistiques). On peut encore parler de récit lorsque l'on raconte a posteriori sa partie de jeu de rôle, dans un compte-rendu ou à l'oral par exemple, mais la notion est mal adaptée au jeu entrain de se dérouler. Le jeu de rôle se débrouille simplement sans. À l'occasion, j'utiliserai le terme de récit rôliste seulement pour désigner les fictions de partie rapportées, par exemple les compte-rendus.
Je vais donc me ranger à l'avis qu'il n'y a pas de récit au sens traditionnel pendant la partie, car il n'y a pas d'écart entre l'énonciation d'un événement et le début de son existence (je crois que c'est le propre des performances artistiques). On peut encore parler de récit lorsque l'on raconte a posteriori sa partie de jeu de rôle, dans un compte-rendu ou à l'oral par exemple, mais la notion est mal adaptée au jeu entrain de se dérouler. Le jeu de rôle se débrouille simplement sans. À l'occasion, j'utiliserai le terme de récit rôliste seulement pour désigner les fictions de partie rapportées, par exemple les compte-rendus.
Il y a encore une autre raison à la fois plus profonde et assez évidente pour laquelle je rejette le récit, c'est que puisque le jeu de rôle n'est pas une littérature écrite mais performée, sa substance ne peut pas être un objet contrairement au récit littéraire, ce qui l'en démarque donc. "Objet" est à prendre dans un sens un tout petit peu abstrait, puisque je considère un texte comme un objet quel que soit le support sur lequel il est imprimé, du moment qu'il respecte l'agencement typographique signifiant. Deux éditions d'un même livre sont pour moi le même récit. Dans les théories de la performance, à l'inverse, une performance artistique est toujours quelque chose d'évanescent, éphémère, non reproductible : tous les gestes importent potentiellement, le contexte ne pourra jamais être recréé à l'identique, l'expérience ne pourra pas être revécue - elle est partie, même s'il peut en rester des traces (enregistrements, souvenirs, etc).
Petit détour : si le récit pose problème, il est sans doute clair à ce stade que la performance est en soi l'équivalent rôliste de la narration. Ce n'est plus le processus abstrait par lequel une histoire est racontée mais bien l'acte concret auquel nous participons tous et toutes quand nous jouons. On peut également conserver le terme de narration pour ne désigner que la partie de la performance où l'on fait avancer la fiction : la narration correspondrait aux temps où l'on dit trois mafieux vous attendent, l'air méchant ; j'ouvre la porte ; "bah alors Pete, on s'est perdu ?" ; etc. Nous avions déjà donné quelques détails ainsi que des références vers la notion de performance en art dans les articles sur le sujet [2].
Petit détour : si le récit pose problème, il est sans doute clair à ce stade que la performance est en soi l'équivalent rôliste de la narration. Ce n'est plus le processus abstrait par lequel une histoire est racontée mais bien l'acte concret auquel nous participons tous et toutes quand nous jouons. On peut également conserver le terme de narration pour ne désigner que la partie de la performance où l'on fait avancer la fiction : la narration correspondrait aux temps où l'on dit trois mafieux vous attendent, l'air méchant ; j'ouvre la porte ; "bah alors Pete, on s'est perdu ?" ; etc. Nous avions déjà donné quelques détails ainsi que des références vers la notion de performance en art dans les articles sur le sujet [2].
3 Le Texte et la sémiologie du jeu de rôle
Bon... On n'a plus de récit, mais on a toujours un signifiant de la partie. Celui-ci est trop gros pour être ce qu'on pourrait appeler un observable en sciences : aucun moyen technique existant ne pourrait le capter dans son intégralité. Je propose de définir une autre notion plus modeste, et un peu moins objective, qui permette de rendre compte de ce qui s'est effectivement passé et qui a été pertinent.
J'appelle Texte l'ensemble des signes qui ont été interprétés (consciemment ou non) par au moins une personne autour de la table au cours de la partie. Cela exclut donc tous les faits (qu'ils soient pris pour signes ou non) qui auraient pu être pertinents mais ne l'ont pas été. Le Texte est évalué par une personne (joueuse, critique, analyste...) à un moment donné et n'est donc jamais fermé, au sens où il est toujours possible de repenser la partie à partir de traces ou de discussions et découvrir des éléments de l'expérience qui appartiennent au Texte. En creux, cela veut donc dire qu'on accepte que le Texte, même s'il ne contient que ce qui est pertinent pour l'étude et pas tout ce qui aurait pu être signifiant, n'est jamais évalué dans son intégralité par quelqu'un mais seulement estimé à l'aune de ses connaissances actuelles.
Le concept de signe que j'utilise ici est extrêmement large et peut inclure des objets comme les dés, des situations comme le fait qu'il soit 23h30, etc. Cela peut paraître bizarre, car le temps par exemple n'est pas une entité consciente qui cherche à nous signifier des choses, mais c'est raccord avec une grande idée de la sémiologie : un signe, pour être un signe, n'a pas besoin d'avoir été émis intentionnellement par une personne consciente ; ce qui importe, c'est sa réception concrète et son interprétation. Les druides celtes observant des vols de corbeaux est un bon exemple. En jeu de rôle, il est clair que les signes non-intentionnels que j'ai mentionnés peuvent avoir beaucoup d'influence : le résultat d'un dé a de l'impact même si le dé n'a pas voulu faire tel ou tel résultat ; l'heure qu'il est peut influencer la partie parce qu'il faut finir avant le dernier métro ; etc.
Un signe appartenant au Texte peut être caractérisé par un certain nombre de propriétés :
1. Matière. De quelle "matière" est fait le signe ? Par exemple une parole (sans aucun doute le type de signe majoritaire), un outil (dé, feuille de personnage), un signe gestuel (qu'il soit conventionnel, comme ceux de Felondra [3], ou intuitif, comme le fait de hocher la tête pour dire oui sans interrompre quelqu'un qui parle), etc. J'ai l'exemple d'une partie de La clé des songes où la lampe qu'on utilisait pour s'éclairer, puis la lune dans le ciel, ont été explicitement connectées à la fiction, de même que les pyjama qu'on portait et les couvertures avec lesquelles on s'emmitouflait ; ce qui en fait donc bien des éléments du Texte.
Remarque. Il est quand même clair qu'intuitivement, la parole devrait constituer le principal réservoir de signes utilisés pendant les parties rôlistes, d'autant plus que souvent elle paraphrase les autres systèmes de signe : à D&D, chaque jet de dé est suivi de "ok, donc tu réussis / tu échoues". De sorte qu'on pourrait légitimement se dire que tout est dans ce qu'on dit, que le reste est très secondaire voir négligeable. C'est évidemment un choix personnel qui me fait considérer une sémiologie générale du jeu de rôle qui ne se limite pas à la parole, car les cas qui justement ne s'y réduisent pas m'intéressent beaucoup. Il serait toutefois pertinent de définir le texte verbal, sous-partie du Texte qui se limite aux choses dites, et le texte verbal narratif, sous-partie du texte verbal qui ne concerne que les paroles en rapport avec la fiction, évacuant donc les "passe-moi les chips" et autres calculs de bonus. Ceux-ci ne sont pas toujours autonomes, et même pas toujours faciles à définir - dans beaucoup de cas de JEP, il n'y a pas de différence clair entre narratif et non-narratif - mais dans un grand nombre de cas ils demeureront des notions utiles. Je pense qu'en jeu de rôle traditionnel, le texte verbal narratif est ce qui importe le plus, le reste étant vu comme accessoire ou secondaire par rapport à lui.
Remarque 2. En fait, même si tout se réduisait au verbal, l'approche sémiologique serait encore très pertinente. En effet, quand on parle, les signes qu'on utilise sont pour certains de nature linguistique (typiquement les mots), mais certains - parfois les mêmes - sont plus larges que la seule langue. Par exemple il était une fois est une locution qui fait surtout sens parce qu'on l'attribue au genre narratif du conte, c'est un signe du conte ; ou, pour quelque chose de plus rôliste, j'essaye de gravir la paroi est une phrase qu'il faut comprendre en ce que j'essaye de faire... est un appel quasi direct à des règles de résolution, vraisemblablement entre les mains d'une MJ. Il faudrait donc interroger cette phrase non sous l'angle d'un pur fait de langage, mais bien par rapport à des règles (ou plus précisément une idée des règles).
2. Temporalité. À quel moment de la partie le signe intervient-il ? Le signe est-il ponctuel (une parole dite à un moment précis) ? Dure-t-il un certain temps (le d8 qu'on pose sur la table dans... Le D sur la table) ? Est-il répété (jets de dés) ou n'arrive-t-il qu'une seule fois ?
3. Syntagme. Dans quelle "phrase" le signe est-il pris ? Dans quel mouvement de signification s'inscrit-il, vers quoi mène-t-il, d'où vient-il, comment son sens est-il actualisé par les signes qui précèdent, ceux qui suivent et ceux qui se déroulent en même temps ?
4. Système. Ce mot n'est pas à prendre dans le sens de système rôliste. La question est : à quel(s) système(s) de signe(s) le signe se rattache-t-il ? C'est-à-dire : auxquels est-il opposé, par rapport à quoi est-il compris ? En linguistique, je me rattache fort au courant de Saussure, dans lequel chaque terme (pour simplifier, chaque mot) se comprend moins par sa définition positive (une chaise = un truc sur lequel on peut s'asseoir, avec quatre pieds) qu'à sa définition négative ou si l'on veut différentielle (une chaise se définit par rapport au reste de la langue : elle est en relation de similarité avec le tabouret ; de complémentarité avec la table ou le bureau ; c'est un analogue plus pratique du fauteuil ; etc). Dans Inflorenza, un conflit impliquant un jet de 6 dés contre 6 dés a tendance à être vu comme particulièrement majeur, parce que c'est le nombre maximal - on évalue la valeur du combat 6d vs 6d par rapport aux autres jets possibles. Dans le dernier jet d'une fin de campagne que j'ai adorée, une divinité de la forêt renaissante jette tous ses dés et ne fait que des souffrances, un résultat très improbable qui désigne un échec déchirant ; cette coïncidence hasardeuse a scellé sa chute avec une nuance beaucoup plus fataliste que ce que les règles demandaient. À l'inverse, dans Qui a volé le titre, l'acte dans lequel je jette 0 dé pour résoudre un conflit n'a jamais été défini formellement pour avoir un sens spécifique, mais est évalué par rapport à la façon normale de jeter des dés et prend donc tout son sens de façon purement relationnelle.
Remarque. Système + temporalité ajoutent une question subsidiaire, qui m'est particulièrement importante : à partir de quel moment de la partie un certain système de signes est-il mobilisé et considéré comme pertinent ? Dès le début de la partie, en général, on est conscient-e que la parole et l'éventuel matériel (feuilles, dés...) sont importants. Mais parfois certains systèmes n'apparaissent qu'en plein milieu de la partie, quand ils se retrouvent ajoutés au Texte, impliqués par une joueuse.
Ou, plus fréquemment, un système est transformé ou s'enrichit au cours de la partie. Dans ma première instance d'une partie d'InflorItras, je jette un dé pour obtenir un thème sur lequel joueur (jusque là, c'est dans les règles de base), j'obtiens 11 (thème : la Création), et je me mets à reprocher ce résultat de dé à un autre personnage en lui disant que 11 n'est décidément pas une heure convenable. Ce discours reliait les résultats du dé (un d12 !) aux douze heures du cadran des horloges, qui étaient déjà mentionnés dans la fiction à ce moment-là. Ce faisant, je modifie donc un système qui existe déjà (les résultats des d12) en le connectant à autre chose ; c'est une opération de structuration, mais j'y reviendrai sans doute une autre fois. Du point de vue du Texte, il faudrait remarquer à ce moment-là que 1. des signes sont produits (le résultat du dé, le reproche...) et 2. cela implique une transformation du système. Dans le même genre, j'ai déjà agrafé mon post-it de personnage au plateau de jeu de Dragonfly Motel pour indiquer que le personnage résistait à ce qu'on l'arrache ; j'ai déchiré ma feuille de MonsterHearts quand mon personnage a tenté de se suicider, avant d'en recoller certains morceaux pour former sa nouvelle feuille de goule morte-vivante, ce qui faisait de la feuille un élément signifiant plutôt que juste indicatif (donner les indications techniques du jeu et des personnages) ; j'ai altéré le google doc qui servait à noter les personnages dans Qui a volé le titre, ce qui déplaçait sa fonction de purement indicative à fictionnellement significative (une fraction de la partie s'est déroulée à l'écrit, dans une guerre d'édition du doc, et pas à l'oral). Ce sont autant d'exemples de signes qui bouleversent le système dans lequel ils sont exprimés.
5. Conscience. Si le signe a été porté par quelqu'un de conscient, le signe était-il produit consciemment ? Cela paraît évident pour les paroles - et pourtant.. :o) - mais beaucoup de signes relevant de l'attitude corporelle par exemple ne le sont pas. Ensuite, la façon dont le signe a été compris était-elle conforme à l'intention initiale ? Quelle était l'intention derrière le signe ? Et dans tous les cas, que le signe soit émis par un sujet conscient ou non, a-t-il été reçu et interprété consciemment ? Par exemple, dans la partie Après l'orage sur La clé des nuages, je réalise a posteriori (même pas dans le debrief, mais plus tard) que les piliers que j'y ai mentionnés étaient visuellement agencés comme certains piliers bien spécifiques du jeu vidéo Golden Sun dont l'univers visuel m'a beaucoup marqué. Dans Golden Sun, un tel agencement signifie un secret caché, ce qui est fortement significatif.
Remarque. La question de ce qui est conscient ou non est très compliquée, et je vais vastement la laisser de côté. Mon objectif sera de tirer tout ce qu'on peut comme sens d'une partie, mais pas de reconstruire ce qui a été fait ou ressenti inconsciemment par les participant-es. Je me tiendrai aux principes suivants :
- je suis capable de dire ce qui a été conscient pour moi ;
- je peux savoir si quelque chose était conscient pour quelqu'un d'autre si je lui demande, c'est typiquement ce qu'on fait en debriefant La clé des nuages ;
- je peux dire que quelque chose a eu un impact inconscient si, à un moment donné, la personne concernée le conscientise, comme l'exemple des piliers de Golden Sun que j'ai compris plus tard. Si la conscientisation n'a jamais lieu, je m'interdis de dire que quelque chose d'inconscient a eu effet.
C'est modeste, mais tout ça implique quand même de courir le risque d'illusions rétrospectives, donc je ferai aussi peu référence que possible à cet axe psychologique de l'analyse des signes rôlistes, que je ne maîtrise pas du tout. En particulier, la question de l'intentionnalité sera évacuée dès lors que je ne parlerai pas de moi ou de quelqu'un qui a explicitement formulé ses intentions ; et même lors, elle restera secondaire. (Il y a une question de mort de l'Auteur là-derrière, mais je ne développe pas).
J'espère que les exemples que j'ai mentionnés suffisent à montrer la pertinence de ces quelques axes d'analyse. J'essayerai à l'occasion de faire l'analyse approfondie d'une partie pour tenter au moins une fois l'exercice complexe qui consisterait à décrire aussi exhaustivement qu'on en est capable le Texte d'une partie donnée, à partir d'un enregistrement et de souvenirs.
En définissant le Texte pour remplacer la notion de récit, on a peu parlé de fiction ; on a seulement suggéré de quoi étaient faites les "phrases" rôlistes. Par comparaison, l'analyse des récits en littérature est souvent déjà l'occasion de poser de nombreuses questions d'ordre narratif : quels événements sont racontés ? dans quel ordre ? comment ? etc. Une raison pour ce hiatus, c'est que l'analyse structurale des récits comme elle est faite par exemple par Barthes et Genette suppose déjà à peu près comprise la structure de la langue, et n'utilise souvent la linguistique que comme base pour évaluer des choses plus larges (la linguistique s'arrête à la phrase) : dans l'article L'analyse structurale des récits de L'aventure sémiologique de Barthes, il parle de construire comme une "seconde linguistique" pour évaluer des segments plus grands que les phrases. Alors qu'en jeu de rôle, je crois utile et sain de commencer au moins succinctement par une description sémiologique basique du jeu de rôle, car je ne crois pas que les différents moyens de signifier que nous utilisons soient bien établis et compris. Mon approche est donc très proche de celle de Vivien Féasson quand il appelle à constituer une grammaire du jeu de rôle [4], qui parle d'ailleurs de "phrases rôlistes" ; il n'étudie pas les signes en eux-mêmes (il se limite je crois à ce que j'ai appelé le texte verbal) mais il étudie leur succession, la façon dont on échange à une échelle locale (propositions/validations) pour voir comment petit à petit nous construisons du sens et avec quels effets.
Remarque. Dans le reste de cet article, je vais surtout regarder la question de la narrativité (l'histoire, sa formation...) mais il faut voir que l'approche sémiologique est aussi très adaptée à l'évaluation des figures et des interfigures dont j'ai parlé dans mon dernier article [5]. C'est en fait le socle sur lequel j'aimerais édifier aujourd'hui l'essentiel de mon apport théorique.
Maintenant que tout cela est dit, entrons quand même dans des considérations plus narratives qui motivent le reste.
En jeu de rôle, l'idée selon laquelle chacun-e se fait sa propre histoire est assez répandue. Elle est notamment défendue par Romaric Briand dans Le Maelström [6], où la fiction n'existe pas au sens où non seulement chaque personne raconte différemment la même partie, mais en plus les événements qui la constituent semblent différer d'un point de vue à l'autre. Par exemple parce que certaines choses ont pu se passer quand on n'écoute pas, ou parce qu'on interprète complètement différemment les mêmes événements. Les apartés sont un cas radical, et c'est encore plus clair si on veut étendre les notions développées ici au GN (après tout, rien ne l'interdit ; on a même dit qu'on prenait en compte la gestuelle !).
Mon positionnement est dans la continuité de tout cela. Je pense qu'on peut expliquer quels ont été les événements importants d'une partie, ce qui constitue donc son histoire, et que cette histoire est doublement subjective : elle dépend de la personne qui la dégage à la fois en ce que cette personne a plus ou moins perçu ces événements, et en ce qu'elle décide de les trier pour distinguer ce qui est important ou non. Sans précisions, on pourrait aussi appeler histoire l'ensemble aussi large que possible des événements qui se sont passés, tout en gardant à l'esprit qu'il est en soi évalué par une certaine personne.
Une nuance tout du moins : comme en littérature écrite, on pourrait tenter l'exercice (sans doute impossible à terminer, mais portant une valeur en soi) de décrire aussi factuellement que possible les événements de l'histoire, objectivement, à partir du texte. Tout comme il est indéniable que Ulysse rentre chez lui en bateau dans L'Odyssée, on peut espérer qu'une partie au moins des événements d'une partie de jeu de rôle fassent consensus. (Beaucoup de mots pour dire quelque chose de simple, mais au moins on sait de quoi on parle !)
En fait, cela pourrait même constituer un axe d'analyse collaborative : discuter pour voir à quel point nous nous accordons sur ce qui s'est effectivement passé, et quelle est la nature des événements sur lesquels nos avis divergent. Même si tout le monde assiste à tout, il faut s'attendre à voir des disparités plus grandes dans des jeux comme Dragonfly Motel où les faits demandent une large couche d'interprétation avant même d'exister que dans des jeux moins embrouillés.
Il n'est évidemment pas raisonnable de traiter intégralement cette question en quelques paragraphes. Comprendre comment se co-construit l'histoire dans une partie, ce serait notamment comprendre l'interaction entre la fiction, les règles, les participant-es... et ça pourrait constituer en soi un axe entier d'analyse du jeu de rôle, même s'il ne dit pas tout. Je vais ici me contenter de partir d'un constat général.
Un mouvement que je vois souvent dans les jeux peu ou pas scénarisés, et qui m'avait poussé à écrire un article de narratologie vidéoludique [7], c'est le fait qu'à un moment donné un élément - pas forcément même un événement - d'une ampleur assez modeste se trouve devenir le point-clé sur lequel se construisent beaucoup de choses dans l'histoire. Plus généralement, je crois que les signes qui surviennent pendant une partie peuvent être tracés en terme de postérité et de reprise au cours du Texte, et qu'on peut évaluer dans une certaine mesure de l'impact qu'ils ont eu - au moins de l'impact visible, tant pis pour l'inconscient. J'appelle ça un élément protodiégétique : un élément qui a inspiré et donné naissance à un pan de l'histoire, ou qui a bouleversé le déroulement de ce qui était attendu. On ne peut pas toujours définir sur le moment ce qui constitue un élément protodiégétique, il faut l'analyser après un certain temps (éventuellement toute la partie) pour savoir s'il a eu une influence mesurable ou non ; encore qu'il y ait un certain nombre de cas où c'est immédiatement évident (par exemple la mort d'un PJ).
On pourrait objecter qu'une grande partie des signes produits pendant une partie sont sûrement dans un statut flou, pris dans la grande spirale de la partie de sorte qu'ils sont féconds mais jamais seuls et toujours issus plus ou moins de ce qui précède. Je répondrai que ce concept est spécifiquement fait pour distinguer les éléments qui ont eu une influence nette, dont l'importance a posteriori est susceptible de faire consensus. En ce sens, le protodiégétique est sujet à des degrés, entre ce qui n'influence qu'un peu la scène en cours et ce qui impacte toute la partie. Il faudrait une vision plus claire de la temporalité en jeu de rôle pour caractériser ces degrés, je vais donc rester très approximatif pour le moment. Je postule que les événements protodiégétiques sont des observables des parties de jeu de rôle : on peut les détecter dans un enregistrement de partie et les mettre en évidence, encore qu'ils soient subjectifs.
Voici quelques exemples tirés de mon vécu.
1. Dans la première partie d'Ecorce que j'ai jouée avec Thomas Munier, j'avais décidé que mon personnage serait un corax (homme-corbeau) portant avec lui une cage cassée de laquelle je m'étais échappé il y a longtemps, et que mon but dans la vie était de libérer tous les corax emprisonnés. Cela a plu à mon voisin, puis à l'essentiel de la table, et il s'est décidé que tel était le but de toute notre troupe : libérer les corax emprisonnés dans une barge appelée la Nef des fous. Impact indéniable : si je n'avais pas dit ça, la partie aurait forcément été radicalement différente.
2. Rebelote dans ma seconde partie d'Ecorce où mon personnage portait une tablette d'argile sur laquelle était écrit un sort qu'il ne savait pas lire. Dans les cinq premières minutes de la partie, j'ai voulu savoir comment la déchiffrer, et on m'a parlé d'un peuple vivant dans la boue qui l'avait produite. J'ai voulu aller les chercher pour apprendre et, à nouveau, la partie que nous avons jouée a été le voyage vers la tribu de la boue - qui n'aurait jamais existé si je n'avais demandé l'origine de ma tablette, ce n'était pas du tout une préparation de Thomas.
Remarque. Il est encore un peu tôt pour parler de conception de jeux, mais il est clair que créer les conditions fertiles et les outils nécessaires pour provoquer le protodiégétique est typiquement un but que peut chercher un jeu. Dans des mots plus simples, c'est ce qu'on met souvent sous le terme d'inspiration : tables aléatoires, concepts de personnages, couleur, etc.
On peut d'ailleurs interroger l'importance de l'essentiel des règles en termes protodiégétiques. Dans tous les jeux qui contiennent un système de résolution, les moments où l'on jette les dés (ou autre) est typiquement un moment de tension susceptible de produire des événements protodiégétiques. D'ailleurs, des commandements du genre "ne jamais faire de jets si les différents résultats possibles ne sont pas intéressants" sont assez clairement orientés vers la construction d'événements protodiégétiques.
Continuons suivant cet axe ma petite liste d'exemples :
3. Beaucoup de jeux OSR ont des règles de combat simples et létales, avec l'idée qu'un mauvais jet de dés peut faire basculer la vie d'un personnage ; la létalité, en voilà un générateur de protodiégétique. C'est notamment le cas d'Into the Odd, mais le jeu qui s'est à mes yeux particulièrement démarqué de ce point de vue n'est pas issu du courant OSR : c'est Sombre de Johan Scipion. Il n'y a pas de récit partie de Sombre sans qu'on mentionne "ce jet terrible, à ce moment crucial, là, ma dernière chance". Je vais me contenter d'un exemple sorti d'un quickshot : la hache à la main, je m'évertue à réduire en charpie un ancien ami, pris par la rage ; je touche trois tours de suite, alors qu'il rate ses jets. Dans la fiction, il est clair que je suis entrain de le masser. Il ne lui reste plus qu'un point de vie, alors que je suis indemne. En utilisant son dernier point d'Adrénaline, il fait le jeu miraculeux - le mythique 12/6, les vrais savent - qui lui permet de me tuer d'un coup, alors que je rate ma propre attaque. Plus cinématographique, tu meurs : le type presque mort se relève au dernier moment et me fiche son pied de table dans le coeur. Icônique.
4. Egalement, Inflorenza a un système de résolution qui fait que chaque conflit est un moment fort qui influence beaucoup l'histoire. S'il y a un jeu qui réussit à faire de chaque jet de dés un événement protodiégétique en lui-même, c'est bien celui-là. Les exemples sont innombrables, comme celui du conflit à 6 souffrances que j'évoquais plus haut.
5. Dans toutes les parties de La clé des nuages, les suggestions du Mage lorsqu'il répond à "que t'attends-tu à trouver ?" forcent l'énonciation d'une parole protodiégétique. Comme c'est la base principale sur laquelle l'Image construit sa réponse, cela marche à tous les coups.
Remarque. Ce n'est pas évident que l'on puisse forcer sans heurt et sans matériel extérieur (mécanisme, table aléatoire...) la production d'un événement protodiégétique. C'est souvent à des étapes de création obligées qu'on peut être sujet à de violents écrans bleus.
6. À leurs façons respectives, Dogs in the Vineyard et Démiurges s'assurent que chaque conflit ait des retombées, des effets massifs sur la fiction. Brefs, ils sont fortement générateurs de protodiégétique.
J'appelle Texte l'ensemble des signes qui ont été interprétés (consciemment ou non) par au moins une personne autour de la table au cours de la partie. Cela exclut donc tous les faits (qu'ils soient pris pour signes ou non) qui auraient pu être pertinents mais ne l'ont pas été. Le Texte est évalué par une personne (joueuse, critique, analyste...) à un moment donné et n'est donc jamais fermé, au sens où il est toujours possible de repenser la partie à partir de traces ou de discussions et découvrir des éléments de l'expérience qui appartiennent au Texte. En creux, cela veut donc dire qu'on accepte que le Texte, même s'il ne contient que ce qui est pertinent pour l'étude et pas tout ce qui aurait pu être signifiant, n'est jamais évalué dans son intégralité par quelqu'un mais seulement estimé à l'aune de ses connaissances actuelles.
Le concept de signe que j'utilise ici est extrêmement large et peut inclure des objets comme les dés, des situations comme le fait qu'il soit 23h30, etc. Cela peut paraître bizarre, car le temps par exemple n'est pas une entité consciente qui cherche à nous signifier des choses, mais c'est raccord avec une grande idée de la sémiologie : un signe, pour être un signe, n'a pas besoin d'avoir été émis intentionnellement par une personne consciente ; ce qui importe, c'est sa réception concrète et son interprétation. Les druides celtes observant des vols de corbeaux est un bon exemple. En jeu de rôle, il est clair que les signes non-intentionnels que j'ai mentionnés peuvent avoir beaucoup d'influence : le résultat d'un dé a de l'impact même si le dé n'a pas voulu faire tel ou tel résultat ; l'heure qu'il est peut influencer la partie parce qu'il faut finir avant le dernier métro ; etc.
Un signe appartenant au Texte peut être caractérisé par un certain nombre de propriétés :
1. Matière. De quelle "matière" est fait le signe ? Par exemple une parole (sans aucun doute le type de signe majoritaire), un outil (dé, feuille de personnage), un signe gestuel (qu'il soit conventionnel, comme ceux de Felondra [3], ou intuitif, comme le fait de hocher la tête pour dire oui sans interrompre quelqu'un qui parle), etc. J'ai l'exemple d'une partie de La clé des songes où la lampe qu'on utilisait pour s'éclairer, puis la lune dans le ciel, ont été explicitement connectées à la fiction, de même que les pyjama qu'on portait et les couvertures avec lesquelles on s'emmitouflait ; ce qui en fait donc bien des éléments du Texte.
Remarque. Il est quand même clair qu'intuitivement, la parole devrait constituer le principal réservoir de signes utilisés pendant les parties rôlistes, d'autant plus que souvent elle paraphrase les autres systèmes de signe : à D&D, chaque jet de dé est suivi de "ok, donc tu réussis / tu échoues". De sorte qu'on pourrait légitimement se dire que tout est dans ce qu'on dit, que le reste est très secondaire voir négligeable. C'est évidemment un choix personnel qui me fait considérer une sémiologie générale du jeu de rôle qui ne se limite pas à la parole, car les cas qui justement ne s'y réduisent pas m'intéressent beaucoup. Il serait toutefois pertinent de définir le texte verbal, sous-partie du Texte qui se limite aux choses dites, et le texte verbal narratif, sous-partie du texte verbal qui ne concerne que les paroles en rapport avec la fiction, évacuant donc les "passe-moi les chips" et autres calculs de bonus. Ceux-ci ne sont pas toujours autonomes, et même pas toujours faciles à définir - dans beaucoup de cas de JEP, il n'y a pas de différence clair entre narratif et non-narratif - mais dans un grand nombre de cas ils demeureront des notions utiles. Je pense qu'en jeu de rôle traditionnel, le texte verbal narratif est ce qui importe le plus, le reste étant vu comme accessoire ou secondaire par rapport à lui.
Remarque 2. En fait, même si tout se réduisait au verbal, l'approche sémiologique serait encore très pertinente. En effet, quand on parle, les signes qu'on utilise sont pour certains de nature linguistique (typiquement les mots), mais certains - parfois les mêmes - sont plus larges que la seule langue. Par exemple il était une fois est une locution qui fait surtout sens parce qu'on l'attribue au genre narratif du conte, c'est un signe du conte ; ou, pour quelque chose de plus rôliste, j'essaye de gravir la paroi est une phrase qu'il faut comprendre en ce que j'essaye de faire... est un appel quasi direct à des règles de résolution, vraisemblablement entre les mains d'une MJ. Il faudrait donc interroger cette phrase non sous l'angle d'un pur fait de langage, mais bien par rapport à des règles (ou plus précisément une idée des règles).
2. Temporalité. À quel moment de la partie le signe intervient-il ? Le signe est-il ponctuel (une parole dite à un moment précis) ? Dure-t-il un certain temps (le d8 qu'on pose sur la table dans... Le D sur la table) ? Est-il répété (jets de dés) ou n'arrive-t-il qu'une seule fois ?
3. Syntagme. Dans quelle "phrase" le signe est-il pris ? Dans quel mouvement de signification s'inscrit-il, vers quoi mène-t-il, d'où vient-il, comment son sens est-il actualisé par les signes qui précèdent, ceux qui suivent et ceux qui se déroulent en même temps ?
4. Système. Ce mot n'est pas à prendre dans le sens de système rôliste. La question est : à quel(s) système(s) de signe(s) le signe se rattache-t-il ? C'est-à-dire : auxquels est-il opposé, par rapport à quoi est-il compris ? En linguistique, je me rattache fort au courant de Saussure, dans lequel chaque terme (pour simplifier, chaque mot) se comprend moins par sa définition positive (une chaise = un truc sur lequel on peut s'asseoir, avec quatre pieds) qu'à sa définition négative ou si l'on veut différentielle (une chaise se définit par rapport au reste de la langue : elle est en relation de similarité avec le tabouret ; de complémentarité avec la table ou le bureau ; c'est un analogue plus pratique du fauteuil ; etc). Dans Inflorenza, un conflit impliquant un jet de 6 dés contre 6 dés a tendance à être vu comme particulièrement majeur, parce que c'est le nombre maximal - on évalue la valeur du combat 6d vs 6d par rapport aux autres jets possibles. Dans le dernier jet d'une fin de campagne que j'ai adorée, une divinité de la forêt renaissante jette tous ses dés et ne fait que des souffrances, un résultat très improbable qui désigne un échec déchirant ; cette coïncidence hasardeuse a scellé sa chute avec une nuance beaucoup plus fataliste que ce que les règles demandaient. À l'inverse, dans Qui a volé le titre, l'acte dans lequel je jette 0 dé pour résoudre un conflit n'a jamais été défini formellement pour avoir un sens spécifique, mais est évalué par rapport à la façon normale de jeter des dés et prend donc tout son sens de façon purement relationnelle.
Remarque. Système + temporalité ajoutent une question subsidiaire, qui m'est particulièrement importante : à partir de quel moment de la partie un certain système de signes est-il mobilisé et considéré comme pertinent ? Dès le début de la partie, en général, on est conscient-e que la parole et l'éventuel matériel (feuilles, dés...) sont importants. Mais parfois certains systèmes n'apparaissent qu'en plein milieu de la partie, quand ils se retrouvent ajoutés au Texte, impliqués par une joueuse.
Ou, plus fréquemment, un système est transformé ou s'enrichit au cours de la partie. Dans ma première instance d'une partie d'InflorItras, je jette un dé pour obtenir un thème sur lequel joueur (jusque là, c'est dans les règles de base), j'obtiens 11 (thème : la Création), et je me mets à reprocher ce résultat de dé à un autre personnage en lui disant que 11 n'est décidément pas une heure convenable. Ce discours reliait les résultats du dé (un d12 !) aux douze heures du cadran des horloges, qui étaient déjà mentionnés dans la fiction à ce moment-là. Ce faisant, je modifie donc un système qui existe déjà (les résultats des d12) en le connectant à autre chose ; c'est une opération de structuration, mais j'y reviendrai sans doute une autre fois. Du point de vue du Texte, il faudrait remarquer à ce moment-là que 1. des signes sont produits (le résultat du dé, le reproche...) et 2. cela implique une transformation du système. Dans le même genre, j'ai déjà agrafé mon post-it de personnage au plateau de jeu de Dragonfly Motel pour indiquer que le personnage résistait à ce qu'on l'arrache ; j'ai déchiré ma feuille de MonsterHearts quand mon personnage a tenté de se suicider, avant d'en recoller certains morceaux pour former sa nouvelle feuille de goule morte-vivante, ce qui faisait de la feuille un élément signifiant plutôt que juste indicatif (donner les indications techniques du jeu et des personnages) ; j'ai altéré le google doc qui servait à noter les personnages dans Qui a volé le titre, ce qui déplaçait sa fonction de purement indicative à fictionnellement significative (une fraction de la partie s'est déroulée à l'écrit, dans une guerre d'édition du doc, et pas à l'oral). Ce sont autant d'exemples de signes qui bouleversent le système dans lequel ils sont exprimés.
5. Conscience. Si le signe a été porté par quelqu'un de conscient, le signe était-il produit consciemment ? Cela paraît évident pour les paroles - et pourtant.. :o) - mais beaucoup de signes relevant de l'attitude corporelle par exemple ne le sont pas. Ensuite, la façon dont le signe a été compris était-elle conforme à l'intention initiale ? Quelle était l'intention derrière le signe ? Et dans tous les cas, que le signe soit émis par un sujet conscient ou non, a-t-il été reçu et interprété consciemment ? Par exemple, dans la partie Après l'orage sur La clé des nuages, je réalise a posteriori (même pas dans le debrief, mais plus tard) que les piliers que j'y ai mentionnés étaient visuellement agencés comme certains piliers bien spécifiques du jeu vidéo Golden Sun dont l'univers visuel m'a beaucoup marqué. Dans Golden Sun, un tel agencement signifie un secret caché, ce qui est fortement significatif.
Remarque. La question de ce qui est conscient ou non est très compliquée, et je vais vastement la laisser de côté. Mon objectif sera de tirer tout ce qu'on peut comme sens d'une partie, mais pas de reconstruire ce qui a été fait ou ressenti inconsciemment par les participant-es. Je me tiendrai aux principes suivants :
- je suis capable de dire ce qui a été conscient pour moi ;
- je peux savoir si quelque chose était conscient pour quelqu'un d'autre si je lui demande, c'est typiquement ce qu'on fait en debriefant La clé des nuages ;
- je peux dire que quelque chose a eu un impact inconscient si, à un moment donné, la personne concernée le conscientise, comme l'exemple des piliers de Golden Sun que j'ai compris plus tard. Si la conscientisation n'a jamais lieu, je m'interdis de dire que quelque chose d'inconscient a eu effet.
C'est modeste, mais tout ça implique quand même de courir le risque d'illusions rétrospectives, donc je ferai aussi peu référence que possible à cet axe psychologique de l'analyse des signes rôlistes, que je ne maîtrise pas du tout. En particulier, la question de l'intentionnalité sera évacuée dès lors que je ne parlerai pas de moi ou de quelqu'un qui a explicitement formulé ses intentions ; et même lors, elle restera secondaire. (Il y a une question de mort de l'Auteur là-derrière, mais je ne développe pas).
J'espère que les exemples que j'ai mentionnés suffisent à montrer la pertinence de ces quelques axes d'analyse. J'essayerai à l'occasion de faire l'analyse approfondie d'une partie pour tenter au moins une fois l'exercice complexe qui consisterait à décrire aussi exhaustivement qu'on en est capable le Texte d'une partie donnée, à partir d'un enregistrement et de souvenirs.
En définissant le Texte pour remplacer la notion de récit, on a peu parlé de fiction ; on a seulement suggéré de quoi étaient faites les "phrases" rôlistes. Par comparaison, l'analyse des récits en littérature est souvent déjà l'occasion de poser de nombreuses questions d'ordre narratif : quels événements sont racontés ? dans quel ordre ? comment ? etc. Une raison pour ce hiatus, c'est que l'analyse structurale des récits comme elle est faite par exemple par Barthes et Genette suppose déjà à peu près comprise la structure de la langue, et n'utilise souvent la linguistique que comme base pour évaluer des choses plus larges (la linguistique s'arrête à la phrase) : dans l'article L'analyse structurale des récits de L'aventure sémiologique de Barthes, il parle de construire comme une "seconde linguistique" pour évaluer des segments plus grands que les phrases. Alors qu'en jeu de rôle, je crois utile et sain de commencer au moins succinctement par une description sémiologique basique du jeu de rôle, car je ne crois pas que les différents moyens de signifier que nous utilisons soient bien établis et compris. Mon approche est donc très proche de celle de Vivien Féasson quand il appelle à constituer une grammaire du jeu de rôle [4], qui parle d'ailleurs de "phrases rôlistes" ; il n'étudie pas les signes en eux-mêmes (il se limite je crois à ce que j'ai appelé le texte verbal) mais il étudie leur succession, la façon dont on échange à une échelle locale (propositions/validations) pour voir comment petit à petit nous construisons du sens et avec quels effets.
Remarque. Dans le reste de cet article, je vais surtout regarder la question de la narrativité (l'histoire, sa formation...) mais il faut voir que l'approche sémiologique est aussi très adaptée à l'évaluation des figures et des interfigures dont j'ai parlé dans mon dernier article [5]. C'est en fait le socle sur lequel j'aimerais édifier aujourd'hui l'essentiel de mon apport théorique.
Maintenant que tout cela est dit, entrons quand même dans des considérations plus narratives qui motivent le reste.
4 La détermination subjective de l'histoire
Dans la notion d'histoire appliquée à la littérature écrite, j'avais souligné le fait qu'elle est le résultat d'une sorte de "résumé" des épisodes importants, qui suppose donc qu'un sujet fasse le tri. D'un même récit on peut donc extraire (subjectivement) beaucoup d'histoires différentes, voir même plus ou moins incohérentes si on n'a pas du tout retenu les mêmes choses. Plutôt que de considérer qu'un récit raconte une histoire qu'il faudrait pouvoir isoler, je préfère l'idée que d'un récit soient extraites des histoires associées autant que nécessaire à la grille de lecture qui l'a produite. Le Seigneur des Anneaux raconte-t-il l'histoire des peuples qui s'unissent pour sauver un monde dont ils héritent, ou qui s'unissent pour construire ensemble un futur désirable pour les mortels ? Dis-moi quelle est l'histoire du Seigneur des Anneaux et je te dirai qui tu es. (Dans un article annexe [6], je m'étais demandé selon quelles modalités on peut dire que deux récits différents racontent la même histoire ; cela pose le même genre de questions. Cela permet notamment de voir deux histoires différentes issues du même récit comme deux réductions différentes du même texte.)En jeu de rôle, l'idée selon laquelle chacun-e se fait sa propre histoire est assez répandue. Elle est notamment défendue par Romaric Briand dans Le Maelström [6], où la fiction n'existe pas au sens où non seulement chaque personne raconte différemment la même partie, mais en plus les événements qui la constituent semblent différer d'un point de vue à l'autre. Par exemple parce que certaines choses ont pu se passer quand on n'écoute pas, ou parce qu'on interprète complètement différemment les mêmes événements. Les apartés sont un cas radical, et c'est encore plus clair si on veut étendre les notions développées ici au GN (après tout, rien ne l'interdit ; on a même dit qu'on prenait en compte la gestuelle !).
Mon positionnement est dans la continuité de tout cela. Je pense qu'on peut expliquer quels ont été les événements importants d'une partie, ce qui constitue donc son histoire, et que cette histoire est doublement subjective : elle dépend de la personne qui la dégage à la fois en ce que cette personne a plus ou moins perçu ces événements, et en ce qu'elle décide de les trier pour distinguer ce qui est important ou non. Sans précisions, on pourrait aussi appeler histoire l'ensemble aussi large que possible des événements qui se sont passés, tout en gardant à l'esprit qu'il est en soi évalué par une certaine personne.
Une nuance tout du moins : comme en littérature écrite, on pourrait tenter l'exercice (sans doute impossible à terminer, mais portant une valeur en soi) de décrire aussi factuellement que possible les événements de l'histoire, objectivement, à partir du texte. Tout comme il est indéniable que Ulysse rentre chez lui en bateau dans L'Odyssée, on peut espérer qu'une partie au moins des événements d'une partie de jeu de rôle fassent consensus. (Beaucoup de mots pour dire quelque chose de simple, mais au moins on sait de quoi on parle !)
En fait, cela pourrait même constituer un axe d'analyse collaborative : discuter pour voir à quel point nous nous accordons sur ce qui s'est effectivement passé, et quelle est la nature des événements sur lesquels nos avis divergent. Même si tout le monde assiste à tout, il faut s'attendre à voir des disparités plus grandes dans des jeux comme Dragonfly Motel où les faits demandent une large couche d'interprétation avant même d'exister que dans des jeux moins embrouillés.
5 La génération de l'histoire à l'instant : le contenu protodiégétique
Mais tout ça nous dit ce que l'histoire est ou n'est pas, c'est-à-dire, à condition de prendre l'ensemble des choses dites à la fin de la partie. Il me semble qu'il serait plus utile de pouvoir dire comment l'histoire se constitue au cours de la partie, comment cette grande phrase rôliste se forme petit à petit.Il n'est évidemment pas raisonnable de traiter intégralement cette question en quelques paragraphes. Comprendre comment se co-construit l'histoire dans une partie, ce serait notamment comprendre l'interaction entre la fiction, les règles, les participant-es... et ça pourrait constituer en soi un axe entier d'analyse du jeu de rôle, même s'il ne dit pas tout. Je vais ici me contenter de partir d'un constat général.
Un mouvement que je vois souvent dans les jeux peu ou pas scénarisés, et qui m'avait poussé à écrire un article de narratologie vidéoludique [7], c'est le fait qu'à un moment donné un élément - pas forcément même un événement - d'une ampleur assez modeste se trouve devenir le point-clé sur lequel se construisent beaucoup de choses dans l'histoire. Plus généralement, je crois que les signes qui surviennent pendant une partie peuvent être tracés en terme de postérité et de reprise au cours du Texte, et qu'on peut évaluer dans une certaine mesure de l'impact qu'ils ont eu - au moins de l'impact visible, tant pis pour l'inconscient. J'appelle ça un élément protodiégétique : un élément qui a inspiré et donné naissance à un pan de l'histoire, ou qui a bouleversé le déroulement de ce qui était attendu. On ne peut pas toujours définir sur le moment ce qui constitue un élément protodiégétique, il faut l'analyser après un certain temps (éventuellement toute la partie) pour savoir s'il a eu une influence mesurable ou non ; encore qu'il y ait un certain nombre de cas où c'est immédiatement évident (par exemple la mort d'un PJ).
On pourrait objecter qu'une grande partie des signes produits pendant une partie sont sûrement dans un statut flou, pris dans la grande spirale de la partie de sorte qu'ils sont féconds mais jamais seuls et toujours issus plus ou moins de ce qui précède. Je répondrai que ce concept est spécifiquement fait pour distinguer les éléments qui ont eu une influence nette, dont l'importance a posteriori est susceptible de faire consensus. En ce sens, le protodiégétique est sujet à des degrés, entre ce qui n'influence qu'un peu la scène en cours et ce qui impacte toute la partie. Il faudrait une vision plus claire de la temporalité en jeu de rôle pour caractériser ces degrés, je vais donc rester très approximatif pour le moment. Je postule que les événements protodiégétiques sont des observables des parties de jeu de rôle : on peut les détecter dans un enregistrement de partie et les mettre en évidence, encore qu'ils soient subjectifs.
Voici quelques exemples tirés de mon vécu.
1. Dans la première partie d'Ecorce que j'ai jouée avec Thomas Munier, j'avais décidé que mon personnage serait un corax (homme-corbeau) portant avec lui une cage cassée de laquelle je m'étais échappé il y a longtemps, et que mon but dans la vie était de libérer tous les corax emprisonnés. Cela a plu à mon voisin, puis à l'essentiel de la table, et il s'est décidé que tel était le but de toute notre troupe : libérer les corax emprisonnés dans une barge appelée la Nef des fous. Impact indéniable : si je n'avais pas dit ça, la partie aurait forcément été radicalement différente.
2. Rebelote dans ma seconde partie d'Ecorce où mon personnage portait une tablette d'argile sur laquelle était écrit un sort qu'il ne savait pas lire. Dans les cinq premières minutes de la partie, j'ai voulu savoir comment la déchiffrer, et on m'a parlé d'un peuple vivant dans la boue qui l'avait produite. J'ai voulu aller les chercher pour apprendre et, à nouveau, la partie que nous avons jouée a été le voyage vers la tribu de la boue - qui n'aurait jamais existé si je n'avais demandé l'origine de ma tablette, ce n'était pas du tout une préparation de Thomas.
Remarque. Il est encore un peu tôt pour parler de conception de jeux, mais il est clair que créer les conditions fertiles et les outils nécessaires pour provoquer le protodiégétique est typiquement un but que peut chercher un jeu. Dans des mots plus simples, c'est ce qu'on met souvent sous le terme d'inspiration : tables aléatoires, concepts de personnages, couleur, etc.
On peut d'ailleurs interroger l'importance de l'essentiel des règles en termes protodiégétiques. Dans tous les jeux qui contiennent un système de résolution, les moments où l'on jette les dés (ou autre) est typiquement un moment de tension susceptible de produire des événements protodiégétiques. D'ailleurs, des commandements du genre "ne jamais faire de jets si les différents résultats possibles ne sont pas intéressants" sont assez clairement orientés vers la construction d'événements protodiégétiques.
Continuons suivant cet axe ma petite liste d'exemples :
3. Beaucoup de jeux OSR ont des règles de combat simples et létales, avec l'idée qu'un mauvais jet de dés peut faire basculer la vie d'un personnage ; la létalité, en voilà un générateur de protodiégétique. C'est notamment le cas d'Into the Odd, mais le jeu qui s'est à mes yeux particulièrement démarqué de ce point de vue n'est pas issu du courant OSR : c'est Sombre de Johan Scipion. Il n'y a pas de récit partie de Sombre sans qu'on mentionne "ce jet terrible, à ce moment crucial, là, ma dernière chance". Je vais me contenter d'un exemple sorti d'un quickshot : la hache à la main, je m'évertue à réduire en charpie un ancien ami, pris par la rage ; je touche trois tours de suite, alors qu'il rate ses jets. Dans la fiction, il est clair que je suis entrain de le masser. Il ne lui reste plus qu'un point de vie, alors que je suis indemne. En utilisant son dernier point d'Adrénaline, il fait le jeu miraculeux - le mythique 12/6, les vrais savent - qui lui permet de me tuer d'un coup, alors que je rate ma propre attaque. Plus cinématographique, tu meurs : le type presque mort se relève au dernier moment et me fiche son pied de table dans le coeur. Icônique.
4. Egalement, Inflorenza a un système de résolution qui fait que chaque conflit est un moment fort qui influence beaucoup l'histoire. S'il y a un jeu qui réussit à faire de chaque jet de dés un événement protodiégétique en lui-même, c'est bien celui-là. Les exemples sont innombrables, comme celui du conflit à 6 souffrances que j'évoquais plus haut.
5. Dans toutes les parties de La clé des nuages, les suggestions du Mage lorsqu'il répond à "que t'attends-tu à trouver ?" forcent l'énonciation d'une parole protodiégétique. Comme c'est la base principale sur laquelle l'Image construit sa réponse, cela marche à tous les coups.
Remarque. Ce n'est pas évident que l'on puisse forcer sans heurt et sans matériel extérieur (mécanisme, table aléatoire...) la production d'un événement protodiégétique. C'est souvent à des étapes de création obligées qu'on peut être sujet à de violents écrans bleus.
6. À leurs façons respectives, Dogs in the Vineyard et Démiurges s'assurent que chaque conflit ait des retombées, des effets massifs sur la fiction. Brefs, ils sont fortement générateurs de protodiégétique.
Remarque. Les mécanismes fertiles pour la génération du protodiégétique me semble extrêmement fréquents dans les jeux forgiens et plus généralement les mouvances indépendantes qui en sont issues, où on attend des règles qu'elles prennent en charge toute une part du développement qui revenait au MJ. Ce n'est pas universel en jeu de rôle : dans les jeux classiques, les règles de résolution sont facilement mises en sourdine et secondaires dans la génération de l'histoire... encore que je ne compte plus le nombre de récits de parties qui impliquent crucialement, à un moment ou un autre, un échec absurde qui a bouleversé le déroulement attendu des événements fictionnels. Les échecs et réussites critiques comme protodiégétiques majeurs, en voilà un bel axe d'analyse du jeu de rôle rigolard.
Mais arrêtons la liste ici. Pour des exemples plus précis, il faudra attendre d'écrire des critiques portant sur des parties concrètes, enregistrées et écoutables par tous-tes.
À bientôt, j'espère, pour la suite !
Mais arrêtons la liste ici. Pour des exemples plus précis, il faudra attendre d'écrire des critiques portant sur des parties concrètes, enregistrées et écoutables par tous-tes.
À bientôt, j'espère, pour la suite !
Références
[1] Le jeu de rôle sur table : une forme littéraire intercréative de la fiction ? (Coralie David - Sciences du jeu)
[2] Jouer en performance ( Eugénie et moi - Je ne suis pas MJ mais)
[3] Les signes gestuels : petit mode d'emploi (Felondra - Une pincée de Fel')
[4] Pour une grammaire du jeu de rôle (Vivien Féasson - Contes & histoires à vivre)
[5] Jouer poétique (3) : de la figure à l'interfigure (ici)
[6] Le Maelström (Romaric Briand)
[7] Pour un décentrement du récit dans la narratologie vidéoludique (ici)
[8] La Règle et le Jeu (Valentin T.)
[4] Pour une grammaire du jeu de rôle (Vivien Féasson - Contes & histoires à vivre)
[5] Jouer poétique (3) : de la figure à l'interfigure (ici)
[6] Le Maelström (Romaric Briand)
[7] Pour un décentrement du récit dans la narratologie vidéoludique (ici)
[8] La Règle et le Jeu (Valentin T.)