Cimetière | devlog 03 (les boss et l'Histoire, l'humanité, le Vide fertile)

Au hasard de discord, j'ai discuté il y a quelques temps avec Thomas Munier de l'intrication qu'il doit y avoir dans Cimetière entre les tâches qui incombent au protagoniste et à la joueuse (explorer, affronter des ennemis, progresser dans la Quête) et la découverte du lore de Cimetière (demander à des PNJ, trouver de vieux textes, interpréter des monuments et autres restes antiques). Le principe est simple : je fais la promesse que s'intéresser au lore, ce n'est pas par pure curiosité sur le bord du chemin, c'est en fait important et utile pour la progression. Cette promesse est importante parce qu'elle évite une dissonance cognitive du genre : je vais explorer et m'intéresser à tout parce qu'il faut bien explorer la préparation de la meneuse, mais au fond ça ne sert pas à grand-chose et - pire - ça augmente mes chances de tomber sur un ennemi et de mourir.

1 À bosser

Mais je réalise que cette intrication est encore trop faible pour le moment, et qu'il faut sans doute que je l'améliore. L'exploration attendue passe par la découverte de faits et d'épisodes historiques (racontés ou devinés) et par une dose de symbolisme qui, par les descriptions, montre l'état du monde. Sur le long terme et à grande échelle, ces découvertes sont effectivement importantes. En effet, la Quête pour le Feu est pour le moins floue et, pour l'accomplir, il faut la comprendre, il faut comprendre ce qu'est le Feu et ce que l'Histoire en a fait. Le Feu existe-t-il encore ? A-t-il jamais existé, qu'était-il ? Que peut-on faire avec ? Où est-il, qui le détient ?

C'est à plus petite échelle que le bât blesse. Le monde est découpé en Domaines, des zones autocontenues qui racontent un bout de l'histoire de Cimetière et qui sont organisées autour d'un épisode historique et d'un "boss". Par exemple, la Seigneurie Balafrée est un manoir fortifié et fendu en deux par une immense noirâtre, suggérant une guerre et des moyens de combat surnaturels, et son boss est le Général sans nom qui dirigeait des troupes ici. En remettant un peu tout bout à bout, on peut comprendre que le Général était aux ordres d'un certain rebelle appelé Rempart, opposé au monarque de Cimetière, et qu'ici s'est joué une bataille entre le monarque et les rebelles. Rempart s'avère être l'un des êtres qui a hérité d'une partie du Feu, donc il est très important, et la Seigneurie Balafrée est la première occasion d'en apprendre un peu sur tout ça.

C'est bien, mais la compréhension de tout ça n'a pas énormément d'impact sur la façon d'appréhender la Seigneurie en elle-même. Et, en particulier, son boss - le Général - n'est qu'un ennemi dur à affronter, et savoir qui était son suzerain n'aide pas. En aucune façon, connaître l'histoire de la Seigneurie Balafrée ne sert sur le moment. J'aimerais qu'il y ait dans Cimetière un impact un peu plus micro : que comprendre l'histoire d'une zone apporte quelque chose d'immédiat. Jusqu'à maintenant, les boss ont presque systématiquement été évités par Valentin, et il est clair que les affronter paraît à la fois très risqué et peu utile.

J'avais quelques pistes pour arranger tout ça, mais aucune ne me convenait vraiment :

Supprimer les boss. Ils sont un reste vidéoludique, bien sûr, et peut-être ne sont-ils simplement pas pertinents dans Cimetière tel quel. On peut avoir quelques ennemis particulièrement marquants qui correspondant à l'idée de boss mais ne pas en faire une attribution aussi systématique qu'actuellement (1 Domaine = 1 Boss).

Mais ce n'est pas tant pour la référence à Dark Souls que je mets des boss, que pour le plaisir d'incarner tout un lieu en un ennemi marquant, et j'ai pour le moment envie de les garder. J'aime l'idée que tout l'esprit d'un lieu se trouve concentré en un être unique et puissant, témoin encore debout - à défaut de vivant - de la gloire passée de Cimetière. Je pense qu'avoir des boss fait simplement partie du cahier des charges de Cimetière. Et je suis assez attaché aux combats tels qu'ils sont joués actuellement ; j'avais des doutes sur la possibilité que les combats d'un jeu OSR soient vraiment intéressants, mais je constate en pratique que ce sont des moments motivants qui me plaisent beaucoup parce qu'ils mettent en avant toute une créativité et une richesse dans les descriptions qui donnent le droit d'outrepasser largement les limites des règles.

Que le lore fournisse le moyen d'affronter le boss. C'est une solution assez naturelle qu'on m'a plusieurs fois proposée. Ainsi, pour combattre un boss, il faudrait connaître sa nature, sa raison d'être, ce qu'il a fait, etc.

Si je peux envisager de fonctionner ainsi par énigme de temps en temps (par exemple avec un boss invincible, dont il faut comprendre le talon  d'Achille avant de pouvoir le combattre réellement), l'idée me répugne si elle est systématisée. Elle pourrait être mise en oeuvre de deux façons différentes, pour ce que je vois : soit par la découverte d'un point faible, soit plus narrativement en octroyant des bonus ou en ne permettant un vrai combat que si l'on sait répondre à certaines questions sur le boss.

La première méthode reste à peu près dans les limites de l'OSR. Cela implique de découvrir des "trucs" pour tuer les boss, et je ne suis pas sûr qu'il soit facile de trouver des idées satisfaisantes ; j'ai peur d'un côté très cheesy, et je trouve l'idée plus facile à dire qu'à réaliser concrètement. Une fois de temps en temps, qu'une vieille légende permette d'apprendre que tel chevalier est en fait mortellement susceptible à la lumière du soleil afin de l'utiliser contre lui, pourquoi pas. Mais avoir un point faible notable, c'est un élément de sens, et je ne veux pas d'un Cimetière où l'on peut être certain que chaque ennemi peut être facilement vaincu si on s'en prend à sa faiblesse, comme si le point faible était une sorte de réalité ontologique commune à tous ces êtres. Bref, je ne veux pas faire de chaque boss une énigme avec une réponse fixée par moi ; j'aurais en plus peur que cela diminue l'inventivité dans les combats, parce qu'on saurait alors qu'il est inutile de chercher une bonne idée pour le combat, il suffit de trouver ma bonne idée de meneuse et de l'appliquer.

La seconde méthode est intéressante, plus conceptuelle, et sort peut-être plus nettement de l'OSR. Cela me rappelle un peu l'anime Mononoke (pas la princesse de Miyazaki !) dont le personnage principal, une sorte d'exorciste, affronte des esprits maléfiques à l'aide d'une épée magique qu'il ne peut tirer qu'à condition d'avoir avant tout découvert la Forme, la Vérité et la Raison de l'esprit. Adapter une idée de ce genre est tentant, vu comme elle permettrait de remettre le symbolisme au premier plan. On peut imaginer des règles très narratives qui donnent des bonus ou des règles spéciales contre les ennemis qu'on connait bien. De plus, si c'est à la joueuse de formuler quels sont les éléments importants et quelles vérités elle a comprises au sujet du boss, alors la liberté d'interprétation et de formulation est beaucoup plus large que pour les boss-énigmes avec un talon d'Achille. Ce n'est pas si différent du fonctionnement plutôt organique et flou de mes énigmes ; je pense par exemple à la façon dont, pour dépasser le Seuil dans la première partie de notre campagne, Valentin a usurpé son droit de passage en volant en quelque sorte celui d'un autre personnage. C'est une solution que je n'envisageais pas, mais qui était suffisamment proche de celle à laquelle je pensais, qui était elle-même pensée sous un angle flou pour permettre ce genre de hacks. Je ne sais pas exactement comment il faudrait adapter cette idée pour la rendre exploitable, mais ça a l'air intéressant.

J'ai un morceau de solution entre les mains maintenant. Mais avant de le développer, on va faire une grosse digression sur les intentions de Cimetière, sur son cahier des charges - parce que mes objections à ces idées-là m'ont permis de mieux cerner ce que je veux pour ce jeu, et notamment pourquoi j'ai choisi de passer par l'OSR pour le réaliser.

2 Cimetière doit être un jeu organique

Cette partie aborde la théorie du Vide fertile, qui est expliquée dans cet article de Frédéric Sintès [1] et ce podcast de la Cellule [2].

Le jeu qui utiliserait de telles mécaniques de progression ne serait plus OSR, et ne serait plus Cimetière.

C'est que je veux que Cimetière soit un jeu organique ; il y a sans doute un meilleur terme, c'est juste celui qui me vient maintenant. Comme pour toutes sortes de jeux traditionnels, je veux que ses vrais enjeux, ses aspects les plus intéressants, se développent avant tout sur le long terme et en toile de fond. Je veux prendre le temps de construire doucement, et pas centrer tout le jeu sur un effet unique recherché. Je veux que sa force soit émergente, et même autant que possible unique à chaque campagne, via la philosophie du flow-design (je reviendrai sans doute là-dessus un jour ou l'autre). Je veux que le coeur de jeu consiste bel et bien à explorer des donjons, lutter contre des ennemis ou les fuir, parler avec des gens, réfléchir librement à divers options, sans que des mécanismes trop invasifs ne donnent clairement la direction. Je veux que la joueuse taille sa propre progression à travers les préparations de la meneuse, pas seulement qu'elle en cherche les clés pré-écrites, et tant mieux si cela pousse vers des directions inattendues : un gameplay suffisamment large doit permettre de supporter cela. En un certain sens, je me place à l'encontre du game-design par soustraction - cette idée issue du jeu vidéo, où l'on chercherait à concevoir des jeux en enlevant tout ce qui ne contribue pas au gameplay clé, dont parle Mark Brown dans cette vidéo [3]. Je veux que les questionnements moraux, ou philosophiques, ou esthétiques... émergent, et non que le jeu soit organisé autour d'eux.

Et en ce sens, Cimetière n'est pas du tout un jeu forgien. Plus précisément, au lieu de chercher un Vide fertile, je veux un Horizon fertile : les thèmes et éléments les plus forts, comme le rapport au sens et au nihilisme, à l'Histoire et à l'action, à la moralité et à l'humanité, doivent apparaître comme des formes indistinctes à la limite de la vision, et qu'on ne leur donne de réalité qu'en ayant librement marché dans leur direction - que l'on ait ou non regardé vers l'horizon, que l'on ait ou non eu conscience de ce que ces thèmes se mettent en place et fonctionnent ensemble en système, en spirale même pourquoi pas.

Une façon concrète dont se manifeste, je crois, cette volonté d'un jeu constitué contre le Vide fertile, c'est de regarder le fonctionnement de l'Humanité. Dans la théorie du Vide fertile, si l'on veut que X soit central dans le jeu, alors il faut que son système (au sens forgien, donc au sens de dynamique de table) tourne autour de X, sans jamais le mécaniser de façon directe ; un jeu portant sur la foi, où les personnages auraient un score de foi explicite pouvant augmenter ou diminuer, perd spontanément toute possibilité d'un Vide fertile centré sur la foi. Cimetière est un jeu qui interroge passivement sur ce que c'est que d'être humain, en présentant parfois des situations morales difficiles. Et l'Humanité est aussi justement un score explicite sous la forme d'un dé de risque (entre d4 et d12) qui peut se dégrader quand on meurt (et ressuscite) ; si l'on meurt en n'ayant plus d'Humanité, alors on devient un zombie décérébré, et la campagne s'achève sur cet échec. Toute autre considération n'a aucune place sur la feuille de personnage, aucun impact mécanique, aucune tangibilité hors des pensées du protagoniste. Cimetière me semble fonctionner à l'inverse du Vide fertile : l'humanité est quantifiée, traitée, explicitement mesurée par une mécanique qui est prise dans le système de Cimetière (et se relie, par exemple, à l'aversion aux risques de l'exploration, et aux choix moraux concernant les PNJ que l'on peut tuer pour augmenter sa propre humanité) et dit d'elle-même ce qui est ou n'est pas de l'humanité. Elle amène bien, pourtant, des questions émergentes, mais qui sont reléguées à l'horizon de ce système, à son extérieur. C'est parce que les questionnements moraux sur l'humanité n'ont pas cours dans les règles du jeu qu'elles peuvent prendre une place émergente, lointaine, mais de plus en plus palpable au fur et à mesure que la campagne progresse. 

Dans Cimetière, les mécaniques ne parlent que de la gestion des ressources - c'est un des principes de l'OSR du Grumph, et c'est une idée que je considère fondamentale dans ce jeu. Le système de Cimetière porte sur le dungeon crawling et il est plein ; ses thèmes et questionnements doivent se développer à son horizon, non en son centre.

Mais tout de même, une petite nuance avant de clore cette partie. Tout ça n'empêcherait pas, sans doute, une interprétation du fonctionnement de Cimetière en termes de Vide fertile, à condition de chercher un autre "centre" que l'humanité telle que je l'ai décrite. Mais il faut bien voir que toutes ces histoires de moralité sont centrales dans la campagne que je fais actuellement en grande partie à cause d'un pouvoir dont dispose Valentin, qui est celui de tuer des PNJ pour s'accaparer leur Humanité. Ce pouvoir n'est pas automatique dans Cimetière, c'est juste le résultat d'une allégeance possible ; ça aurait pu être autrement, c'est totalement contingent au jeu. C'est un particularisme. Et Cimetière vise à ne produire que des campagnes qui sont des particularisme, sans unité forgienne du jeu.

3 Mémoires de Cimetière

Je ferme cette vaste (et constructive !) parenthèse pour revenir à mon problème concret de place des boss dans Cimetière. Pour les raisons que j'ai évoquées, je crois qu'il vaut mieux que je garde les combats contre mes boss pratiquement tels quels. Pour les rendre plus abordables et jouables, je vais faire appel plutôt à la mise en scène et à la génération de contenu dans les Domaines du jeu, afin que l'inventivité de la joueuse soit plus aisément mise à contribution. Les combats les plus intéressants requièrent des environnements et des scénographies qui permettent une multitude d'approches différentes. Il y aura sans doute des boss-énigmes, ou au moins des boss pour lesquels connaître leur histoire permet de révéler un talon d'Achille, mais ce ne sera pas systématique - et donc, ce ne sera jamais une promesse sur laquelle compter, seulement un particularisme local.

Le problème qu'il reste à résoudre, finalement, c'est surtout la raison de les affronter. Il y a une raison d'explorer les Domaines (comprendre la Quête pour le Feu), mais il n'y en a par défaut pas vraiment de tuer les boss. J'avais envisagé au début de le forcer en imposant la mort du boss pour pouvoir progresser vers la zone suivante, mais j'ai peur que cela limite trop la liberté de la joueuse et mène à des blocages trop radicaux lorsque les boss paraissent invincibles. Ce qui, en plus, peut être réellement le cas si j'ai mal dosé mon équilibrage. Il vaut mieux que l'on puisse continuer sans les vaincre, quitte à revenir les affronter plus tard quand on pense avoir les moyens de le faire.

Voilà ce que je compte implémenter : dans ce monde de cadavres ambulants qu'est Cimetière, quelques êtres très spéciaux sont devenus des Âmes Éternelles. Cela ne les empêche pas de devenir des mort-vivants décérébrés, mais ils gardent en eux le témoignage d'un fait particulier, d'une histoire importante : un Souvenir. Tuer un tel être permet de s'accaparer son Souvenir, ce qui est à la fois un bonus technique (+1 dans une stat) et une information importante (en fait, la vraie nature du feu est....). Ainsi, tuer un boss (= une Âme Éternelle), c'est potentiellement acquérir une pièce du puzzle qui manque, et comprendre quelque chose d'important sur le monde. C'est aussi un accès bref et fugace à ce qu'a été Cimetière, il y a très très longtemps. C'est donc à la fois une récompense technique (un bonus permanent), informationnel (un moyen de progresser dans la Quête) et émotionnel (on a une vision subjective de quelqu'un qui a vécu, et dont on vient de terminer l'existence), ce dernier point contribuant à la constitution de l'Horizon fertile. Et il est facile pour moi de pointer vers ces boss afin de dépasser certains grands mystères, car ils disposent sans doute de savoirs qui leurs sont uniques et que personne d'autre ne peut détenir.

Problème résolu, je crois ; à tester, maintenant.

TODO 06.10 :
- Terminer la rédaction des règles de résolution de base de Cimetière...
- ...et préparer leur complète réécriture prochaine : la forme n'est vraiment pas satisfaisante
- introduire les Âmes Éternelles dans la création des Domaines