Jouer poétique (4) : l'objet et l'image, le critère de reformulabilité

J'ai commencé cette série d'articles sur le jeu poétique sans trop savoir où j'allais, dans le but de débroussailler et de mettre au jour des éléments éparses pouvant constituer une pratique de la poésie rôliste. Je n'étais pas même sûr d'avoir déjà joué à des jeux poétiques. Avec un peu plus de recul, il m'apparaît clair que j'ai déjà joué des parties qui correspondent bien complètement à ce que j'appelle maintenant le jeu poétique. Je n'ai pas envie d'isoler une classe de jeux écrits, précis, qui seraient poétiques, il vaut mieux décerner cet adjectif à des parties et des pratiques.

1 Le point sur la reformulation

Je crois que le moment est venu pour une définition, conséquence directe de mon dernier article sur l'objet [1], au moins les parties 1 et 2. J'y défendais l'idée qu'une grande partie des pratiques rôlistes reposent sur le besoin de constituer des objets fictionnels, dotés de propriétés suffisamment claires pour être fonctionnelles. Il faut constituer des personnages, des lieux, des pouvoirs, etc. et que chacun soit assez clair et construit dans l'esprit des joueureuses pour que l'on puisse les manipuler mentalement, sans avoir à demander des précisions. Le critère de cette manipulation, c'est la reformulation : la fiction est d'autant plus solide qu'on s'accorde bien sur les reformulations à son sujet. Une partie du rôle du MJ dans les jeux traditionnels, c'est de servir de point central et de fournir une harmonisation / un jugement sur la reformulation. Par exemple, dans la séquence suivante...
"Je me jette sur lui et j'essaye de le plaquer au sol.
- Ok, donc tu lui fonces dessus en passant sous le nez de ses dix gardes disposés autour de lui, c'est ça ?"
...la reformulation rend plus palpable la situation en redisant la même chose sous un angle très différent. Si lae joueureuse répond "oui, c'est ça", alors tout va bien, on s'accorde sur les objets et leurs propriétés, la reformulation réussie prouve que tout le monde objective la fiction de façon suffisamment similaire pour que l'on puisse continuer à raconter une histoire qui fasse consensus. Sinon, la reformulation a permis de mettre en évidence un raté dans la compréhension mutuelle de la fiction, qui appelle à des précisions supplémentaires.

C'est très bien, mais cela tue la forme. J'avais déjà dit dans un article précédent que le jeu de rôle traditionnel est antipoétique, et je le redis : la reformulation, technique nécessaire à la constitution des objets fictionnels, présuppose que la forme n'est pas importante. Si un même contenu peut être présenté par deux formes différentes, c'est bien que ces formes n'ont pas d'importance, ou en tout cas une importance seconde. Les effets de rhétorique, le choix des mots, serait donc limité à un effet d'ornement, un ajout mineur qui n'affecte pas le contenu fictionnel - lequel est vu comme prioritaire.

2 La poésie contre l'objet

Or, je veux voir la poésie avant tout comme un art formel, où tout est dans la formulation. Dans le jeu poétique, la reformulation est une technique presque bannie. Et comme la reformulation est la technique nécessaire à la constitution des objets fictionnels, fatidiquement, il va falloir renoncer aux objets. La voici, ma définition de la poésie rôliste : jouer poétique, c'est jouer sans objet.

Un exemple radical d'énoncé non reformulable :
"Tu tombes vêtu de rouille et la chute est un vertige, une suspension / Tu sens ton propre sang fleurir à l'intérieur de tes veines et faner / Perdre pétales et corolles et rebourgeonner refleurir refaner / Dans des cycles insensés".
(prononcée par Eugénie dans une partie de La clé des nuages enregistrée : Fin de la rouille, à 33:48)
Tout est très dur à reformuler dans cette phrase. Quelle action a lieu au juste qui puisse être décrite par "la chute est un vertige, une suspension" ? Comment écrire cela autrement qu'en gardant la phrase intacte ? Il n'y a pas un contenu pointé par cette forme, il n'y a que la forme et ses effets, le ressenti étrange que produisent les mots la chute est un vertige.

Mais il n'est pas nécessaire que chaque énoncé ressemble à ce genre de choses étrange pour le jeu poétique. Nous pouvons nous contenter de formulation bien plus claires et logiques, du moment que nous les considérons comme inreformulables. C'est-à-dire, tant que nous acceptons que chaque mot importe, et que nous considérons les énoncés des autres pas seulement en ce qu'ils contribuent à la fiction mais pour leurs effets mêmes. Il ne s'agit pas de se tenir à une clause qui forcerait à immédiatement déconstruire tout objet qui menacerait d'apparaître, mais seulement à ne jamais considérer un signe comme étant sans importance ou purement fonctionnel. En ce sens, la pratique du jeu poétique présuppose le jeu en performance. Enfin, peut-être pour adoucir l'affirmation que le jeu de rôle traditionnel est antipoétique, il reste à voir comme poésie et description obectivante peuvent se juxtaposer, sinon vraiment se mélanger :
"Dans la pièce, il règne une odeur de café et de mensonge."
Cette phrase ajoute l'odeur de café comme une réalité palpable, entrain d'être objectivée (il était question de voler du café, plus tôt dans la fiction). A l'inverse, l'odeur de mensonge est une figure qui appartient à l'inreformulabilité radicale et la poésie ; elle aide à planter l'ambiance de la scène mais n'objective rien. A mi-chemin enfin, le choix du verbe "régner" n'est pas neutre et appartient à cette entre-deux : il peut être pris comme simplement descriptif, aisément remplaçable par "il flotte" ou même "il y a", mais une pratique poétique consisterait à le prendre aussi pour sa connotation impérieuse, dominante, et donc pour ses effets rhétoriques. Dans la suite, cela peut simplement tomber dans l'oubli, ou être repris par un.e autre joueureuse ; cette figure deviendrait alors une interfigure [2].

3 Images

Il reste une problématique à laquelle je veux répondre. Les parties que j'appelle poétiques contiennent tout de même un ensemble d'éléments récurrents, sur lesquels portent plusieurs énoncés pouvant être tout à fait cohérents. Même les Dragonfly Motel les plus fous contiennent sans cesse quelques suites de phrases parlant des mêmes choses. On peut certes accepter que les énoncés qui les produisent soient considérés comme non-reformulables, mais si jouer poétique, c'est jouer sans objet, alors comment appeler ces récurrences a priori cohérentes entre elles ? Je vais utiliser le terme d'images, de même que la tasse qui illustre l'article sur l'objet n'est pas un objet mais une image. Une image peut être commune à plusieurs énoncés et ressembler à un objet, en ce qu'un objet est une collection d'images réorganisées. Dans Fin de la rouille, je réponds à 38:40 :
"J'écoute l'écho / Avec mon visage d'écorce et mes lèvres qui fleurissent, j'essaye dans un son rauque de le reproduire / C'est peut-être l'écho de mon propre son"
Le corps végétalisé est une image. Elle se place en cohérence avec la floraison décrite par Eugénie un peu plus tôt. L'écho également est traité comme un son objectif (bien que la situation fictionnelle dans lequel il intervient soit hautement étrange) : en quelques phrases il est entendu, reproduit, identifié, etc. L'écho est une image.

Mais l'écho n'est pas un objet. On ne peut pas demander s'il est grave ou aigu (= lui attribuer des propriétés objectives). On ne peut pas reformuler les énoncés qui l'introduisent, en remplaçant par exemple "écho" par une description du son en question, qui n'est pas vraiment explicité. Non pas parce que c'est absolument et formellement impossible, mais parce que ces interrogations n'ont pas lieu d'être dans cette pratique-là du jeu de rôle. Bref, le critère de non-reformulabilité est moins une propriété linguistique de l'énoncé qu'une disposition vis-à-vis des énoncés.

Et arrivé là, je constate que le jeu que j'ai écrit, La clé des nuages, pousse les joueureuses à de longs monologues desquels aucune information technique ne doit être comprise avec précision. Par là même, le dispositif du jeu ne laisse pas de place à la reformulation, en la rendant inutile, en ne donnant aucune voix à la personne entrain d'écouter et en ne ménageant aucun espace de compréhension mutuelle. Je refuse d'appeler poétique un jeu si on l'extrait de sa pratique, mais La clé des nuages est aussi près que possible de fournir un dispositif encourageant au maximum le jeu poétique.