Vitesse, urgence et Mantoïdes

Comment rendre en jeu de rôle la sensation de vitesse ? 


Je parle de vitesse au sens de l'action, palpable et tangible ; la rapidité à laquelle peut se dérouler le drama dans un jeu comme MonsterHearts ou MF0 : Firebrands sortent de ce cadre. Dans les fictions linéaires, en particulier les anime japonais, j'aime sentir que l'action est frénétique, que tout se déroule en un souffle et que dans la tempête la conscience vacille. Si c'est un combat, que deux adversaires se perdent dans la technicité et l'enchaînement automatique, quitte à faire émerger comme des pierres saillantes les instants de faiblesse et les erreurs. Citons par exemple Redline, surtout ses cinq premières minutes folles, et Shingeki no Kyojin pour ses séquences de déplacement dans les airs.

Quantité de jeux de rôle proposent de jouer des scènes d'action ! Mais chercher à rendre compte de la vitesse est aussi naturel dans un média vidéo que contre-intuitif dans un média né du wargame. Les jeux de rôle sont par nature tout en contrôle : la fiction ne prend pas vie si on ne fait l'effort d'y participer ; les actes, les paroles de nos personnages peuvent n'émerger qu'après un temps de réflexion si nous le voulons ; le besoin d'agentivité nous pousse à concevoir à des jeux où nous sommes confrontés à toutes sortes de choix, que nous soupesons ensuite. Dans les jeux avec beaucoup de règles tactiques, comme les éditions tardives de Donjons & Dragons, la vitesse est un ensemble de données - initiative, déplacement, actions par tour... - qui sont simulées mais pas du tout corrélées avec une vitesse effective autour de la table. Cela soulève une question pénible - est-ce que la sensation de vitesse est forcément corrélée avec le fait qu'autour de la table, on joue du tac au tac ? Je vais dire oui pour le moment, sans en être complètement convaincu. 

Urgence !

Je crois que l'on peut chercher à rendre cette sensation en jeu : pour le plaisir de jouer frénétiquement, de faire primer l'instant sur la finalité de la fiction, sur le sens profond que l'on donne au jeu. Tout l'inverse de La clé des nuages

Une première forme de vitesse rôliste, qui ne me satisfait guère, c'est l'urgence. Je parle d'urgence quand agir vite est nécessaire pour éviter une conséquence catastrophique ; et une technique simple pour rendre l'urgence, c'est le timer réel que doivent respecter les joueuses. Dans cette veine, citons le scénario Deep Space Gore pour Sombre Zero qui se joue tambour battant en 15 minutes, et peut-être L'Horloge du Diable. Je crois que certaines tables de D&D ont également l'habitude de jouer avec un timer sur chaque action, pour empêcher une réflexion complexe et forcer à prendre une décision rapide, fut-elle mauvaise. L'urgence est génératrice de tension, de précipitation souvent ; c'est un outil puissant mais je n'y trouve pas ce que je cherche.

Emporté par le jeu

J'aimerais des jeux où nous jouerions vite de nous-même, pris par l'envie et l'élan, plutôt que sous la contrainte. J'aimerais que cette vitesse nous dépasse, nous transporte, nous amène à dire et faire ce que nous nous interdisons généralement. Bref, je cherche quelque chose de libérateur, galvanisant. La destination d'un tel jeu pourrait ne plus avoir grand-chose à voir avec ce que je mettais initialement sous la question de la vitesse : je peux faire le deuil de mes combats fins et techniques, trop visuels à mon sens pour être rendus avec fidélité. Cherchons une vitesse qui soit rôliste, adaptée à notre média.

C'est en quelque sorte ce que je voulais tenter avec mon jeu Game Chef Les formidables aventures de Bénilde Maliphant, où enchaîner les scènes le plus vite possible (sous un timer, mais qui ne représente aucune urgence) se faisait en sacrifiant tout le reste. Mon objectif, c'était une sorte d'écriture automatique, la recherche d'un moment de grâce où l'on peut enfin jouer exactement ce qui nous passe par la tête, sans aucune autocensure, sans aucune réflexion. Le jeu est encore brut de décoffrage et n'est pas aussi rapide que je l'espérais ; il faut un peu de temps pour se chauffer et se lancer, ce qui m'apparaît maintenant comme une évidence, mais il m'a quand même donné quelques jolis moments de frénésie agrafistique. 

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Dans le paysage rôliste que je connais, le jeu qui propose l'expérience de vitesse la plus convaincante à mon goût reste encore Mantoid Universe de batronoban. Cela tient beaucoup au fameux "paragraphe des fuck" et aux conseils de maîtrise. Quelque chose comme "une partie doit être un concert de métal sous psychotropes". Et : "jouer fort" plutôt que "jouer juste". C'est peut-être de là que vient Bénilde, et voilà pourquoi le sentiment de vitesse est aussi contre-intuitif en jeu de rôle : il faut sacrifier tellement de choses ! La cohérence, l'intrigue, les personnages eux-mêmes, le monde !

J'aime l'absurdité crasse de Mantoid, où la vie tient à un fil mais on s'en fout, où le monde est condamné mais on s'en fout, où arracher une machine à écrire insectoïde des mains d'un homme-porc drogué armé d'un flingue à saucisses sera probablement votre plus grand exploit. Dont personne ne prendra le temps de se souvenir.

L'univers immonde et la proposition de jeu trash de Mantoid ne sont pourtant pas vraiment pour me plaire. Mais à y revenir, je pense que la surenchère de dégueulasseries participe au sentiment de vitesse que je recherche, parce que la désinhibition qu'elle provoque ouvre un canal de discussion et rend plus facile de raconter absolument n'importe quoi. J'éviterai personnellement de creuser dans cette direction, parce que je vois aussi comment le malaise que m'inspirent les aventures dans ce monde-vomi et la brusquerie de cette façon de jouer peuvent produire exactement l'inverse de l'effet recherché... mais je vois mieux combien la barrière qui nous retient de jouer vite est grande, et jusqu'où il faut aller pour la rompre. 

Mantoid m'avait amusé à sa sortie et procuré quelques parties trashouilles et enthousiasmantes, sans particulière envie d'y revenir ensuite. J'ai quand même une idée en tête qui pourrait aboutir sur de nouvelles parties, mais c'est un peu tôt pour en parler. En attendant, cela reste un jeu qui aura eu beaucoup plus d'impact que je ne le croyais sur ma vision du jeu de rôle, parce qu'il m'a donné à voir ce que pouvait être la vitesse. 

Quels autres jeux poursuivent, ou poursuivront, une proposition similaire ?

Gobelins, trolls & dragons : création collaborative en OSR ?

Et si on jouait... à un jeu OSR, où la négociation des règles se ferait cartes sur table en même temps qu'une création collaborative ?

Dans les jeux de la mouvance OSR, j'aime les règles minimalistes qui sont prévues pour être complétées en jeu par la meneuse, qui est souvent invitée à prendre une position d'arbitre surplombant. C'est un exercice qu'il faut aimer mais qui amène un certain plaisir dans le game-design à la volée, tout comme le jeu de rôle est une écriture à la volée. Cela a le défaut de faire peser une certaine responsabilité sur les épaules de la meneuse, même si les techniques pour s'en sortir me paraissent bien démocratisées aujourd'hui. 

J'aimerais faire entrer les joueuses plus avant dans ce processus de négociation. Elles ont toujours leur mot à dire - mais non, attend, j'arrive par derrière, obligé que je l'égorge sans qu'il puisse riposter ! - mais ce canal est fortement dominé par la meneuse qui, à la fin, donnera ou inventera la règle à appliquer (que l'on parle d'une règle formelle ou d'une décision ad hoc qui ne sera peut-être jamais répétée). 

Partant de règles très basiques laissant une certaine flexibilité, je pense qu'on pourrait constituer ensemble toutes les règles importantes du jeu. Commençons avec un simple : "d20 + carac VS difficulté" et réfléchissons ensemble aux quelques briques que nous nous donnons. Les avantages sont-ils représentés par des dés supplémentaires à jeter ? par des bonus fixes ? par des dK ? Puis négocions chaque nouvelle règle, pour former petit à petit un corpus propre à la table. À charge de la meneuse de les utiliser et de les rendre ambivalentes : d'accord, si tu veux, les rapières comme la tienne sont des armes exceptionnelles qui infligent d12 dégâts, mais c'est aussi le cas des armes de ces ennemis qui te font face... Cela devrait participer à la fois de la démarche par laquelle la meneuse forge sa propre pratique de l'OSR, et par laquelle elle s'harmonise avec sa table. Côté joueuses, cela demande une agilité mentale pour alterner régulièrement les points de vues de la conception et du jeu, et forcément un certain intérêt pour les deux.

Cela pourrait se faire en même temps qu'une création collaborative d'univers, pour commencer une campagne ou une partie par une tempête de cerveaux qui fixe ce qu'on va jouer en même temps que comment on va jouer et sur quel ton. J'ai une idée que j'aimerais tester : commencer la séance par la création de 3 ennemis-types (Gobelin, Troll, Dragon), par la meneuse, visible des joueuses. Dans l'esprit,
+ le gobelin doit être un ennemi facile à affronter dès le début - seul, un PJ devrait avoir de bonnes chances de gagner ;
+ le troll devrait être coriace pour des personnages de niveau 1, mais jouable s'il affronte seul le groupe entier et qu'une stratégie a été pensée pour déjouer sa capacité spéciale (la régénération bloquée par le feu ou l'acide) ;
+ le dragon devrait être un adversaire mythique que l'on ne peut que fuir au niveau 1

Ces trois monstres pourraient changer complètement selon l'univers. Si c'est une campagne contre des monstres maritimes lovecraftiens, va pour un poissonoïde, un géant des mers et un kraken. Construire leur statblock en ouvert, c'est montrer à quoi il faut s'attendre, donner une première porte ouverte sur la façon dont on compte représenter la difficulté de la campagne - et la discuter en même temps avec la table. En quelques sortes, j'imagine transformer le fameux exemple du dragon à 16PV de Dungeon World en une règle de création.

En jeu, ils serviront de profil de base pour les monstres de la meneuse. Beaucoup d'habitué.e.s de l'OSR n'en ont pas besoin, mais à titre personnel c'est le genre d'outil qui m'aide bien. Je me base sur un nombre très restreints de profils typés et je change une stat ou un pouvoir pour obtenir quelque chose qui convienne à mon besoin. Ils seront aussi les monstres considérés comme habituels et bien connus des PJ, sans besoin d'infodump. 

Je ne sais pas quand j'aurai l'occasion de formaliser et tester cette méthode "gobelins, trolls & dragons" mais Macchiato Monsters (Eric Nieudan) me semble une bonne base pour tenter le coup, pour ses règles simples et très arbitrables. Dragon de Poche 2 (Le Grümph) également, puisqu'il propose déjà de travailler avec la matière que produisent les joueuses.

Et si on oublie toute la partie négociation et création collaborative, est-ce que présenter un donjonverse en dévoiler ses Gobelins / Trolls / Dragons (au sens : présenter un trio d'ennemis-types, quels qu'ils soient) ne serait pas une bonne idée ?