Théorie et méta-théorie de la convergence

Née dans des échanges sur les Courants alternatifs, la théorie du jeu en convergence flotte dans nos sphères depuis un peu plus de deux ans et essaime doucement. Ses bases sont présentées dans un court article de Matthieu Minne, dans le premier Frankenzine [1], et plus en détail par Matthieu et Valentin T. dans un podcast de la Cellule [2]. Elle consiste, simplement, à inspecter les moments de jeu où les actions d'une joueuse se confondent avec celle de son personnage, et elle va de pair avec un projet esthétique : jouer à des jeux qui maximisent les moments de convergence, avec pour objectif la recherche de certaines formes d'immersion.

Dans cet article, je veux revenir sur les bases du jeu en convergence et porter un regard critique sur les détails des fondements de cette théorie, à l'aune notamment des discussions qui sont faites dans le podcast de la Cellule. Je réexpliquerai la majorité des arguments ici, donc son écoute n'est pas absolument nécessaire, mais mon texte sera sans doute plus lisible à quelqu'un qui connaît déjà la théorie de la convergence. En me réappropriant la théorie, je veux enfin l'intégrer à un cadre qui me convient mieux, l'embryon d'une pensée postmoderne au service de la création et de la lecture du jeu de rôle.

Le concept de convergence appelant en creux à définir les situations de non-convergence, cet article devrait si tout se passe bien recevoir une suite rapide explorant les autres facettes d'une question pour l'art - celle de la représentation. 

1 Convergence stricte, convergence conceptuelle

Pour Matthieu Minne dans l'article du Frankenzine, "Un joueur 'joue en convergence' lorsqu'il réalise les mêmes actions que son personnage." L'exemple le plus simple et le plus fort est celui du discours au style direct. Si je prête ma voix à mon personnage, alors les mots que je prononce sont les mêmes que ceux de mon personnage : il y a convergence. Si je décris comment mon personnage zigzaggue entre des astéroïdes aux commandes de son vaisseau spatial, et que je jette le dé pour déterminer s'il s'en sort bien ou pas, je ne suis pas en train de faire la même chose que lui : il n'y a pas convergence.

C'est simple, et cette simplicité sert avant tout un projet descriptif : pouvoir rendre compte, aisément, extérieurement même, d'une situation de convergence ou non. En assistant à une table de jeu, même peu attentivement, je devrais être capable d'analyser ce que fait une personne et de déterminer si cela est censé correspondre à ce que fait son personnage, ou non ; contrairement à l'immersion qui est éminemment subjective et apparaît parfois pratiquement insaisissable pour la théorie, la convergence serait un concept minimal, clair, observable. Telle quelle, cette notion a cependant beaucoup de limites, qui appellent irrésistiblement à un certain dépassement, qui l'étend largement au prix d'un retour à la subjectivité.

Je crois que la limitation la plus importante concerne l'idée d'action. Pour y voir plus clair, posons cette question simple : qu'êtes-vous en train de faire ? Pouvez-vous prendre un instant pour répondre à cette question et tenter de décrire, de la façon dont vous le souhaitez, votre action ?

Si vous ne lisez pas cet article dans des conditions trop inattendues, il y a des chances que votre réponse soit peu ou prou parmi les lignes suivantes : 
- je suis en train de lire un article 
- je suis en train de réfléchir au jeu de rôle
- je suis en train de regarder un écran en scrollant lentement
- je suis en train de déplacer mes yeux et ma main tout en restant assis.
et, quitte à dézoomer un peu, plus hasardeusement :
- je profite d'une soirée de détente sur internet
- je prends une journée pour me renseigner pour mes prochains podcasts
- je bosse dur et j'articule ma vie pro avec ma vie rôliste
- je vis

Beaucoup de ces descriptions sont incompatibles avec les exigences descriptives du jeu en convergence. Cela peut être parce qu'il est fait référence à des processus mentaux inobservables (quelle différence extérieure entre "regarder un écran" et "lire" ?), parce que l'échelle temporelle de l'action est négociable et modifiable (quelle description choisir entre "lire un mot", "lire une phrase", "lire un article", "passer une soirée", etc.). Enfin, cela peut être par le choix de la description d'une action concrète ; si je lis une phrase, puis que je réfléchis, puis que je lis une phrase, puis que je réfléchis, puis que je bois une gorgée de thé, puis que je lis une phrase, etc. alors je vais sans doute composer ces différentes unités en un concept plus global "lire un texte", ignorant le thé non-pertinent et regroupant des actions éclatées en les fondant dans une plus grande unité qui fait sens - de même qu'une suite de petites interventions orales échangées entre deux personnes ne s'appelle pas une suite de monologues, mais un dialogue. Ce point est bien subtilement différent de la seule question de l'échelle temporelle, parce que le dialogue apparaît comme une unité cohérente qu'il faut comprendre comme telle, et qui ne s'explique pas comme une somme de petits monologues mais bien dans la globalité.

Si l'on veut conserver l'optique purement descriptive/observable de la notion de convergence, ces remarques impliquent simplement de préciser une certaine échelle d'observation et d'accepter un socle minimal de présuppositions de l'observateur sur les sujets observés. Ce n'est pas très coûteux : le théoricien qui veut déterminer la convergence à une table donnée se restreint à l'action observable (exit donc "être en train de réfléchir à") et note les actions à une échelle temporelle potentiellement très courte. Il serait même envisageable de l'étendre un peu en posant des questions aux participantes, comme "es-tu en train de lire le texte ?". Pour Valentin, il est important de préciser que la convergence se veut un état de fait, constatable, et pas un processus, avec nécessairement sa part interne. La convergence est sauvée.

Il en résulte cependant une double objection. D'une part, que la convergence est alors une situation très rare : l'immense majorité du jeu de rôle consiste à raconter des actes sans les réaliser véritablement, c'en est presque tout le principe ; le pouvoir explicatif de la convergence sera donc faible. On ne voit d'ailleurs pas très bien quels autres actes que le discours direct fonctionnent. Jeter les dés ou jouer aux cartes, si jamais mon personnage joue effectivement dans la fiction ? Prendre des notes ? Matthieu Minne cite l'exemple d'une joueuse qui lirait un journal, accessoire réel censé être identique à un journal fictionnel trouvé par les personnages, mais l'acte de lecture nous sort déjà de l'observabilité - à moins qu'il ne s'agisse d'une lecture à haute voix, et alors on retombe dans le discours direct. Bref, à bien des égards, il semblerait que la convergence soit bizarrement plutôt taillée pour penser le GN, où le corps impliqué converge beaucoup plus largement. D'autre part, les exemples internalistes ci-dessus donnent à voir la possibilité d'une extension de la définition de convergence, qui prendrait aussi en compte les processus internes : il paraît plus qu'utile de réfléchir à ce que fait une joueuse, non pas dans un sens purement observationnel et matériel, mais également cognitif et sur des unités de temps plus longues, pour la conception de jeux. Par exemple, si je décris un dialogue dans un jeu comme Démiurges en formulant quelque chose comme : "je suis en train d'essayer de convaincre l'autre personnage d'abandonner son projet fou et de penser aux gens qui l'aiment", alors j'atteste en quelque sorte que ce jeu a réussi bien plus que de me faire parler : il m'a mis dans la perspective de m'intéresser à quelqu'un d'autre, à faire ce que je peux pour le toucher. Et ce processus est intéressant à analyser justement sous l'angle d'une sorte de convergence : mon personnage tente de convaincre l'autre et, par les mêmes mots, je (comme joueuse) tente de convaincre le/la MJ par mes arguments.

Le passage d'une convergence strictement observable à une vision beaucoup plus large, acceptant des descriptions internes, est largement fait par Matthieu Minne qui se sert de ce concept pour tenter de penser l'immersion. Son point n'est pas de poser une égalité directe entre l'immersion et la possibilité de jouer en convergence, mais seulement de postuler que la convergence (au sens large) est une voie possible - et efficace au moins dans une certaine perspective de jeu, une esthétique - pour l'immersion. Posons, dès lors, des mots sur cette distinction, et appelons : 
+ convergence stricte ou convergence observable, la convergence au sens le plus restrictif, attachée à la pure description des actions entreprises par les joueuses, comparées à la fiction interprétée ;
+ convergence conceptuelle la notion plus large qui postule de nombreuses façons différentes de confondre la personne et le personnage.

J'ai majoritairement parlé de convergence stricte jusque là, mais la suite de cet article parle plutôt de convergence conceptuelle. Quand je ne ferai pas la précision, c'est donc à celle-ci que je ferai référence.

Reprenons. La convergence (conceptuelle), désormais, c'est une superposition entre soi et le personnage, qui peut dépasser le domaine de l'action et toucher à tout. Voici quelques larges exemples : 
+ je dialogue avec mon MJ pour le convaincre // mon personnage dialogue avec un personnage pour le convaincre
+ un personnage tente une action risquée // une joueuse jette un dé en ayant des chances d'échouer
+ mon personnage se démène pour ne pas mourir // je me démène pour ne pas perdre mon personnage
+ mon personnage aborde tactiquement le combat pour s'en sortir le mieux possible // j'aborde tactiquement le combat en choisissant la meilleure option

Une remarque immédiate est que la convergence semble n'être jamais totale : à une certaine description convergente ("nous faisons des choix tactiques") s'associe des divergences flagrantes ("moi je suis assis sur ma chaise, lui, il se bat et gesticule"). On ne parlera donc plus vraiment d'états de convergence / de non-convergence, car les deux semblent se mêler sans cesse ; l'important est dans la description que l'on en fait.

Pour y voir plus clair, Valentin propose de découper l'expérience du réel en autant de "plans" que nécessaire pour préciser autant que nécessaire où se situe la convergence, et où elle n'est pas. Ainsi, on distinguerait le plan de l'action au sens observable (celui de la convergence stricte) et, par exemple, un plan cognitif qui serait celui de la tâche cognitive que réalise la joueuse. Le jet de dé qui simule une action hasardeuse est convergent sur le plan de l'incertitude (le personnage et la joueuse ne sont pas sûres de ce qui va advenir) et divergent sur celui de l'action (ielles ne font pas la même chose). Cette réflexion par plans est faite en détail dans le podcast de la Cellule ; l'esprit général pourrait se résumer à : on inspecte chaque convergence jusqu'à isoler exactement ce qui converge, et surtout sur quel(s) plan(s) ; le reste est non-convergent. Un critère qui me semble pertinent serait de dire que la description est satisfaisante et terminée dès lors que la description des plans de convergence suffit à rendre explicitement évident ce qui converge, car alors cette chose est unique : si je dis qu'il y a convergence sur les paroles prononcées et leur prosodie, on comprend que la convergence est à comprendre ici comme une égalité entre les mots "je t'aime" prononcés par mon personnage et les mots "je t'aime" prononcés par moi-même. Une fois les bons plans de convergence isolés, il n'y a qu'une unique façon de converger sur ceux-ci, sans ambiguïté.
 
Dans une telle optique, une notion comme la synesthésie de Frédéric Sintès [3] [4] est pensée comme une convergence sur le plan des enjeux, ou des objectifs, ou au moins sur leur structure minimale ; le fait d'isoler uniquement ce plan-là pour trouver un point de rencontre entre les objectifs de la joueuse et ceux du personnage devrait permettre de rendre compte de l'effet de parallèle remarqué par Frédéric, sans pour autant parler de confusion totale. Ainsi, la peur de mourir supposée de mon personnage n'est vraiment pas l'équivalent de ma vague angoisse de le perdre, bien que les deux nous poussent à la même chose (éviter les dangers) ; c'est une convergence dans les objectifs, qui s'accompagne d'une non-convergence psychologique (nos états mentaux supposés divergent).

On peut revenir aussi sur l'exemple du discours direct, qui est certes convergent sur le plan de l'action, mais peut être divergent sur le plan cognitif ; par exemple, je demande à ce que l'on aille chercher du bois pour le feu du matin, mais en tant que joueuse je ne suis pas vraiment mue par l'envie d'un repas chaud - seulement par le désir de mettre en scène un moment de quotidien. Ou sur le plan de la voix : je ne parle sans doute pas avec la même voix que mon personnage... mais faut-il considérer un tel plan, si personne n'y réfléchit, si personne ne s'interroge sur la voix qu'aurait mon personnage ?

Le découpage en de nombreux plans différents peut donner le sentiment d'une perte de cohérence. N'y a-t-il pas, précisément, un lien entre ce que je dis, et ce que je pense, et ce que je veux, et peut-être tout le reste ? Mais la description et l'explicitation de tels liens est précisément un des buts finaux, je pense, d'une théorie large de la convergence : ainsi, l'exemple de la synesthésie autour de la peur de mourir pourrait s'analyser en remarquant que la divergence entre la situation matérielle de mon personnage (pris dans une crise grave dans un univers fictionnel dangereux) et la mienne (au chaud et en sécurité autour d'une table de jeu) explique pourquoi la convergence des objectifs n'induit pas une convergence émotionnelle. La question de savoir vers quel état émotionnel exactement me mène cette interaction est, je pense, au-delà de la théorie.

Une ultime remarque, assez décorrélée du reste mais intéressante pour elle-même : est-il possible, via le GN par exemple, de viser une convergence totale ? De ne laisser aucun interstice de divergence ? Une réponse assez immédiate serait quelque chose du genre : oui, à condition de se jouer soi-même dans sa propre vie. C'est conceptuellement envisageable, bien que l'on sorte sans doute de la notion de jeu pour certain.e.s. J'ai pour ma part l'objection suivante : si je joue à être moi, comme une fiction, alors est-ce que je ne fais pas semblant d'être quelqu'un qui ne joue pas ? N'y a-t-il pas, dans l'idée de me jouer moi-même, une disjonction immédiate entre celui qui joue (moi) et celui qui est joué ("moi" tel que je me le représente) ? Auquel cas, il reste bien une ultime divergence : moi, je joue, alors que "moi" ne joue pas. Il y a deux dépassements de ce constat : 
 
1. soit je cesse de jouer, et alors je converge en étant totalement moi. Le jeu cesse complètement, quoi qu'on entende par "jeu". Ainsi, la distinction entre se jouer soi-même (degré maximal de la convergence, mais non total) et être soi-même (la convergence s'évanouit dans une pure égalité) touche à la limite extrême de ce qu'est un jeu : un jeu est... un jeu ; si on ne joue pas, alors ce n'est pas un jeu. Cette tautologie agaçante est le point de départ de ce que j'appelle le châssis du jeu, l'idée minimale de ce qu'est un jeu, et rejoint la notion de cercle magique - mais c'est une autre histoire.

2. soit j'assume que "moi" est, justement, bel et bien en train de jouer, à être "moi", ou peut-être plutôt à être ""moi"". Un infini jeu de miroir s'enclenche, et "nous" dépassons l'idée de convergence parce que la seule binarité moi/personnage éclate. Bienvenue en Postmodernie !

Quelle que soit la conclusion choisie, gardons à l'esprit qu'il existe au moins cette limite à la convergence, qui est le jeu. Il serait même tentant de définir le jeu à partir de là, comme le résultat d'une divergence primordiale, première, entre la situation ludique et le reste. La divergence est nécessaire au jeu, et ce thème devrait logiquement revenir plus loin dans l'article. Je ferme ici ce vertige digressif.

Voilà qui résume à mon sens les réflexions sur la convergence dont je veux parler ici. D'un côté, la convergence stricte, concept descriptif que je vais laisser entre parenthèses ; d'un autre, la convergence conceptuelle, pensée comme un axe de description de toute l'activité rôliste sur une myriade de plans différents. Passons à une critique plus en profondeur de la convergence conceptuelle.
 

2 Critiques de la convergence

Les deux critiques qui suivent me semblent mettre à mal certains fondements de la théorie de la convergence, sans en saper véritablement le pouvoir opératoire. La première vient de Romaric Briand, et est de nature métaphysique : parler de convergence, n'est-ce pas donner beaucoup trop de réalité à un hypothétique plan fictionnel qui n'existerait pas ? N'y a-t-il pas une pure illusion à dépasser lorsque nous parlons des "paroles prononcées par mon personnage" alors que, précisément, celui-ci n'existe dans aucun monde, et que la seule et unique personne qui parle est moi-même ? Valentin y répond en parlant de croyances, et moi-même en ressortant mon concept d'ontologies discursives. 
 
La seconde est la mienne, et porte sur la quantification et l'analyse des différents plans de convergence, motivée par une question pragmatique, orientée vers la critique artistique. Je m'interroge sur la désirabilité et la faisabilité d'une (hypothétique) description exhaustive, et prends quelques distances vis-à-vis d'un tel projet pour développer une façon un peu différente de penser la convergence.

2.1 L'objection métaphysique
Reprenons une question qui m'est chère et que j'ai évoquée plus haut, celle de la voix. Dans un jeu de rôle, mettons que je dise : "je t'aime", prêtant ainsi ma voix à une vieillarde qui, dans la fiction, prononce ces mêmes mots. L'analyse en termes de convergence consisterait sans doute à accorder la convergence sur les paroles elles-mêmes, ainsi que sur la prosodie - au sens du ton, de l'articulation, du rythme peut-être, auquel je prononce ces mots. Mais pas sur la voix, parce que je ne prétends pas avoir le même timbre que la vieillarde.

Voilà ce que je comprends de l'objection soulevée par Romaric. Ce qui pose problème, c'est que cette analyse semble présupposer deux entités distinctes et parfaitement comparable : la joueuse, personne de chair et d'os, avec une voix bien réelle, et le personnage, personnage fictif dont on fait comme s'il vivait bien réellement dans un monde alternatif. On peut bien dire que la fiction, et le jeu de rôle en particulier, consiste à faire "comme si", et traiter le fictionnel avec sérieux ; mais il est sain de remarquer en même temps qu'en l'absence d'une véritable vieillarde qui parlerait à côté de nous, il n'y a pas de comparaison véritablement possible entre elle et moi. Pour Romaric, on devrait affirmer qu'il n'y a pas de paroles prononcées par la vieillarde, car elle n'existe simplement pas. Il n'y a donc ni divergence sur la voix, ni convergence sur les mots ; la seule chose qui existe, c'est ce que j'ai dit, et la fiction n'est qu'une interprétation de cet acte-là qui a bel et bien lieu dans le monde. Ce que le personnage a dit, c'est ce que j'ai dit, sans écart possible.

Cette objection métaphysique se double d'un constat pratique, cognitif : quid de cette situation (je t'aime, déclamé par une vieillarde) si personne ne se pose la question de la voix de la vieillarde, si tout le monde - pris dans le jeu, pris dans l'action - se représente simplement ces mots prononcés par moi, sans y réfléchir outre mesure ? Il faut certainement un effort cognitif pour penser les paroles que j'ai prononcées et, mentalement, les "corriger" en quelque sorte en les faisant dire par une voix de vieillarde, et cet effort n'est pas toujours fait ; le jeu de rôle, lacunaire et hautement interprétatif, est loin de définir tout, tout le temps, et intégralement - et il en est même constitutivement incapable, je pense que c'est assez clair. À titre personnel, il me semble effectivement délicat de soutenir une telle divergence si elle n'est pensée par personne. D'autres exemples plus éloignés encore mettent à mal l'idée implicite d'une comparaison possible et bien définie entre deux entités propres : la vieillarde et moi-même divergeons en ce qu'elle n'a que 3 souvenirs (les trois phrases que j'ai écrites au début du jeu) alors que j'en ai une multitude ; elle vit dans un univers bizarre et magique, et surtout extrêmement flou et peu défini (est-ce seulement une planète ? en fait, je n'en sais rien) tandis que je vis sur la Terre ; etc. Quel que soit le degré de description du contexte de jeu, par exemple, il est clair que j'arriverai rapidement à ses limites à force de poser des questions, et qu'il y existe sans doute une infinité de divergences totales et radicales, et en même temps absolument informulables puisque portant sur des éléments jamais même mentionnés.

C'est embêtant. 

La réponse de Valentin, opératoire, consiste à restreindre le champ d'analyse aux croyances : je crois que j'ai une certaine voix, je crois que ma vieillarde en a une autre ; ces deux choses sont des représentations mentales, présentes à mon esprit en tant que telles ; elles sont donc homogènes, et je peux les comparer. Il n'y aurait donc pas à se préoccuper des origines métaphysiques de ces deux représentations, et si un plan est impossible à analyser, parce qu'il n'y a rien de formulé d'un côté, alors ce n'est pas grave - on le soustrait simplement de l'analyse.

Je crois que ma propre réponse est dans la même lignée, bien qu'elle aille un peu au-delà de l'idée de croyance. Elle consiste à ressortir du chapeau les ontologies discursives dont je parlais dans mon précédent article [5]. Le personnage existe en tant que discours, et il est possible de répondre à des questions telles que "comment est la voix de mon personnage ?" par deux moyens qui s'entremêlent : d'une part en ce que mon personnage est objectivé, il n'est pas qu'une suite de phrases mais une conception qui regroupe ces phrases, tissée de langue ; donc, le fait que j'aie annoncé : "mon personnage est une vieillarde" induit en soit un certain nombre de propriétés qui vont avec (une voix chevrotante, une peau ridée). Ces propriétés, friables et pas nécessairement cohérentes entre les différentes joueuses, ne sont pas vraiment présentes dans la fiction tant qu'elles n'ont pas été mentionnées, mais... elles ne sont pas vraiment absentes non plus, puisqu'on s'y réfère plutôt facilement lorsque la question est posée ; pour reprendre le terme d'Eco dans Lector in fabula, ces propriétés sont en narcose, implicitement présentes et mobilisables par intertextualité. D'autre part, le discours qu'est mon personnage vit en moi, et si l'on s'interroge sur sa voix, on peut me demander, me reconnaître la légitimité à décréter sur ce sujet ; et je peux alors dire, préciser, si sa voix est plutôt aigüe ou grave, faible, rauque, etc. Et alors, également dans un espace de représentations, ma voix et celle de mon personnage sont comparables ; le discours sur la convergence est donc préservé, au profit effectivement d'une réalité métaphysique des agents impliqués.

Au fond, les positions de Romaric, de Valentin, et la mienne sont assez proches. Nous attestons tous du caractère illusoire d'un "monde fictionnel" palpable et disjoint du nôtre, et nous sommes d'accord, je pense, pour attester de l'importance de considérer ce problème en inspectant particulièrement le langage, les représentations mentales, les processus cognitifs - bref, la pensée avant tout. Pour formuler simplement et un peu schématique la différence entre Romaric et moi-même, je dirai que Romaric a plutôt une position de réaliste et de moderne, effondrant le fictionnel dans le réel ; à l'inverse, je prend une position postmoderne et je cherche en quelque sorte à élever le réel à l'état de fiction que l'on se raconte. Dans les deux cas, réel et fictionnel cessent d'être deux entités disjointes et hétérogènes, mais se rencontrent dans un même lieu, réel pour Romaric (quitte à affaiblir les propriétés sur les entités dites fictionnelles), discursif (c'est-à-dire, sommairement, fictionnel) pour moi.

Bref : convergence, oui - à condition de brancher, à la théorie de la convergence, une théorie au moins sommaire de ce qu'est la fiction, afin de savoir au juste ce que l'on est effectivement en train de comparer.

2.2 L'objection pragmatique
À l'abord d'une nouvelle théorie, qui produit notamment une certaine description des expériences de jeu de rôle, il faudrait sans doute immédiatement se poser la question de ce à quoi sert, ou au moins peut servir, cette description. À quoi et à qui sert la notion de convergence ? Pour Valentin, c'est avant tout un outil descriptif, à visée de comprendre le jeu de rôle ; pour lui et pour Matthieu, c'est une théorie qui sert à penser la conception de jeu, et on en retrouve des bribes dans L'Horloge du Diable et dans les bac à sable du quotidien [6] ; moi, j'y cherche une façon d'analyser mes expériences et d'en parler, ce qui peut servir à la fois la réflexion en général, le game-design et le play-design, et donc l'expérience sur le moment même du jeu. Tout cela pour dire que je cherche à démêler, dans la théorie de la convergence, ce qui pourrait m'être utile du reste - et la discussion sur les différents plans de convergence, pour pertinente qu'elle soit, ne me convainc pas tout à fait.

Une question qui ne me semble pas soulevée, c'est celle de savoir si la multiplication des plans d'analyse aurait pour vocation une description exhaustive du jeu de rôle, ou au moins, disons, la mise à plat de la majorité de son fonctionnement. Si j'analyse l'expérience du jeu à la fois sur le plan des paroles prononcées, des attitudes gestuelles autour de la table, des idéologies politiques, de la gestion émotionnelle, des processus cognitifs... et que je dois inclure dans un ou plusieurs plans chaque convergence observée, alors je postule un très grand nombre de plans nécessaires pour expliquer tout ce qui se passe. On peut repenser à ce "plan de l'incertitude" lorsqu'il s'agissait de voir une convergence entre un personnage qui tente une action risquée et moi en train de jeter un dé, donc de m'en remettre à l'aléatoire. Soit les plans sont également, plus tard, assortis d'un projet d'unification visant à réduire leur nombre (par exemple en fondant ce plan de l'incertitude dans, disons, un plan de la "lecture du monde"... ?), soit ils sont virtuellement en nombre infini, ou en tout cas ils sont inquantifiables. Dans les deux cas, leur explicitation intégrale semble demander un énorme travail d'analyse, et ce sur tous les fronts. Et ce pourrait n'être, finalement, que le travail préliminaire - ou au moins premier dans un sens conceptuel ? - à une analyse des liens entre ces plans, qui resterait à faire. C'est une perspective résolument interdisciplinaire, puisque des plans entiers tombent sous la coupe d'un certain nombre de sciences humaines (linguistique, psychologie...) et se rejoignent dans une grande articulation.

Une façon plus modeste de formuler le projet d'une analyse des convergences, et qui est peut-être celui de Valentin, consisterait à dire que tous ces plans forment seulement un cadre de base dans lequel inscrire des recherches plus spécifiques. On se fixe sur un plan donné, et on regarde comment différents jeux, différentes parties, etc. interagissent avec ce plan, pour un état des lieux certes incomplet mais ouvrant sur d'autres recherches possibles (les connexions avec d'autres plans), sans prétendre tout expliquer.

Un exemple concret serait le développement radical du jeu en convergence que fait Valentin dans sa version du BASQ (Bac À Sable du Quotidien) [6], qui résulte entre autres d'une réflexion sur ce qu'on pourrait appeler le plan informationnel : à quel point les informations dont je dispose coïncident avec celles que possède mon personnage fictionnel. Dans son cadre de jeu (non publié) Démiurges Académie, le personnage principal vient d'être admis dans une université formant les démiurges (c'est-à-dire des humains dotés de pouvoirs exceptionnels, directement tirés de Démiurges de Frédéric Sintès). Il ne connaît rien à la vie sur le campus, et ne sait même pas vraiment se servir de son pouvoir, favorisant un jeu aussi convergent que possible qui pousse à l'exploration : le MJ ne donne à l'avance qu'un minimum d'informations sur le monde et le contexte de jeu, et laisse la joueuse tout découvrir par le prisme de son personnage, en posant des questions, en assistant à des cours, etc. dans le but de susciter un effet de réel.

Il est intéressant de se plonger sur cet exemple pour remarquer, au passage, comment il intègre une idée qui a déjà surgi plusieurs fois dans cet article : l'analyse de convergence semble toujours devoir prioriser, quand c'est possible, le pensé à l'impensé. La convergence informationnelle n'est, évidemment, pas du tout complète : si le personnage vit dans un monde qui n'est pas le nôtre, on peut lui supposer un vaste ensemble de connaissances sur celui-ci, que nous n'avons pas ; et lui-même a vécu une vingtaine d'années avant le début de la partie, que l'on peut résumer rapidement mais qui ne donneront certainement pas lieu à une explicitation exhaustive (ouf !). Mais tous ces faits sont, précisément, rejetés hors du cadre de jeu, car essentiellement non pertinents : le jeu se situe sur un campus universitaire, sans trop de raisons d'en sortir, et traite majoritairement de rencontres avec de nouveaux personnages sur fond de pouvoirs que l'on découvre. Toute l'attention, toute la capacité cognitive de la joueuse est donc mobilisée sur des nouveautés qui la placent de facto en convergence, sans presque laisser la place pour d'infinies divergences en narcose qui n'ont pas de possibilités de s'exprimer. Le cadre de jeu des BASQ n'a pas juste pour fonction de proposer un contenu explorable en convergence, il intègre également - à l'aune d'une réflexion sur la convergence informationnelle - un dispositif qui étouffe de potentiels espaces de non-convergence informationnelle.

Tout cela est bien et fonctionnel, et je vois ce qu'il y a d'opératoire dans la théorie - c'est le principal, disons. Je ressens cependant le besoin de me départir de l'idée d'un ensemble vaste de plans analysables, et d'un travail qui envisagerait, même purement hypothétiquement, que toute recherche serait en quelque sorte un livre à sa place dans la grande étagère théorique de la convergence - comme la brique élémentaire d'un ouvrage certes voué à être immense, mais dont on devine déjà un peu les dimensions et la nature finale. C'est d'autant plus pertinent que, même dans une perspective comme celle de Valentin, on envisage sans doute déjà que l'édifice tout entier changera de forme au gré des découvertes, des nouveaux plans à intercaler, des connexions à établir, mais aussi des échecs et réussites de la méthode, des ajustements demandés par le cadre, etc.
 
Je rêve cependant de quelque chose d'un petit peu différent, qui séparerait aussi peu que possible la définition du cadre et l'analyse de ce qui est amené à le constituer. Je veux pousser au maximum l'idée de ne définir que les catégories dont on se sert, et de les questionner le plus vite possible, en mêlant l'analyse formelle des plans et leur subversion dans un projet esthétique. C'est, en quelque sorte, un marqueur du virage postmoderne que je veux donner à ma théorie, en la recollant directement à mes créations - qu'il s'agisse des jeux que j'écris ou des parties auxquelles je participe. Et c'est aussi la volonté de couper les dernières ambitions scientifiques de la convergence, en présentant cette théorie sous son jour avant tout artistique et philosophique.

3 Les pointes de la convergence

Cette partie est l'ébauche d'une démarche. Elle est critiquable, incomplète, pas tout à fait claire même pour moi. C'est également une large digression qui sort du seul cadre de la convergence, réduite à l'état d'exemple. Je me demande, en somme, quelle perspective méta-théorique prendre.

3.1 Penser en pointes
Comme je l'ai déjà mentionné, je ne souhaite pas m'investir dans une perspective qui serait, même temporairement, uniquement descriptive du jeu de rôle. L'idée, encore fantasque, d'une description du jeu de rôle par tous les angles possibles ne m'engage pas parce que je n'ai ni les moyens, ni la persistance, ni les compétences pour la faire émerger ou y contribuer. Je ne veux pas placer ma théorie dans le cadre d'un travail virtuellement infini, quand bien même la part que je recouvrirai serait bien délimitée ; ou plutôt, je veux dès le début un cadre qui permette de penser intégralement le jeu de rôle, qui fasse corps et qui fasse système, quitte à ne prendre qu'un nombre limité de perspectives. Par 'intégral', j'entends une pensée qui puisse donner un sens, ordonner le tout, mais je n'entends pas 'exhaustive'. Ce qui m'intéresse, ce n'est pas tant de pouvoir tout penser en jeu de rôle, mais de produire une pensée orientée, esthétiquement engagée, qui affirme une lecture inévidente mais fertile au moins pour moi et ceux qui accompagnent et partagent ce projet. Pas un recul critique, qui consisterait en une prise de distance scientifique avec le réel, mais plutôt l'inverse, une position jointe d'auteur-théoricienne - une avance critique ?

Si un tel projet peut sembler pécher par ambition plus encore que le précédent, il est ramené au concret par deux bouts :

1. par un engagement postmoderne, notamment influencé par les discussions avec Fabien Hildwein : je ne voudrais poser de définitions, de concepts, d'idées que dans un cadre où elles sont immédiatement critiquables, contestables, transformables. Il n'est pas possible de penser dans le pur mouvement, sans fixer au moins un peu de vocabulaire - et il est clair que j'ai mon jargon... - mais j'accepte qu'aucun concept n'est jamais parfaitement bien défini, cimenté, et qu'il est sain de voir en chacun la possibilité d'une critique. Typiquement, le jeu en performance et le style sont des notions qui ont évolué au cours de la réflexion à leur sujet, qui ne se limite pas à un développement à partir de bases figées ; il pourrait être temps de les réinspecter, à l'aune de réflexions plus tardives, et d'en reprendre les bases. Cet engagement va de pair avec le désir, peut-être pas encore assez mis en avant sur ce blog, de produire un discours situé : je renonce à parler d'un hypothétique universel du jeu de rôle, j'assume une position particulière et je dois - pour clarifier ma démarche - dire plus profondément d'où je parle et, peut-être plus important encore, vers où je vais.

2. par une focalisation sur la création de concepts, et sur l'enrichissement personnel que constitue la théorie. Si je ne souscris pas à l'idée, trop limitée à mon goût, que toute réflexion de théorie rôliste devrait immédiatement servir à créer des jeux, je suis en revanche tentée par l'idée qu'une pensée est validée lorsqu'elle s'avère fertile en pratique pour cellui qui l'applique, que ce soit en affinant son regard sur le monde ou ses créations. Et cet "affinement" n'est pas tant pensé comme, disons, une paire de lunettes qui rendrait le réel plus net, mais comme un nouveau kaléidoscope, un point de vue particulier et engagé dans une direction esthétique privilégiée. Concrètement, c'est ce que j'ai fait avec mon dernier article sur le personnage [5] : je prends le parti d'adopter les ontologies discursives du personnage et du moi comme mes réalités, en sachant qu'il n'y a pas là un socle analytique suffisamment convainquant pour emmener tout le monde avec moi. Ce n'est pas grave, ce n'est pas l'objectif ; l'important, c'est que cette pensée soit fertile. Et c'est comme ça que je veux non seulement voir mes théories, mais celles de toutes les autres personnes qui écrivent sur le jeu de rôle : pas seulement comme des analyses d'un réel supposé commun, mais des pensées-oeuvres, des manifestes esthétiques. Trop de mes articles sont des bases, des fondements, des points de départ, des ouvertures ; l'article sur le personnage me satisfait plus que la plupart des précédents, parce qu'il ne demande pas que d'autres choses viennent ensuite pour justifier son existence, justifier sa pertinence.
 
Dans ce cadre minimal, j'ai commencé à utiliser le terme de pointe pour désigner une réflexion théorique qui isole un certain aspect du jeu de rôle, d'un certain point de vue, en disant : ceci est important. Sur mon blog, une notion comme l'interfigure [7] est l'exemple-type d'une pointe : un concept très spécifique, qui informe l'intercréativité dans le jeu poétique, et qui serait sans doute pratiquement inutile à une grande partie des joueureuses de jeu de rôle. L'interfigure n'est pas tant l'appel à ce que l'on catalogue les interfigures artistiques du jeu de rôle, mais qu'on lise les parties sous cet angle, si on le cherche ; et puisque ce concept m'a été utile, est revenu souvent dans mes discussions et a servi au moins à Eugénie dans son article sur le renversement [8], il a déjà rempli son rôle.

3.2 La convergence comme projet esthétique
Et c'est le moment de revenir à la question de la convergence. L'exemple plus haut de la convergence informationnelle dans le BASQ de Valentin est une pointe parmi quelques autres qui ont servi de briques à son jeu. La pointe la plus importante, sans doute, et centrale dans le projet esthétique qui ressort des discussions de Valentin et Matthieu sur le jeu en convergence, c'est la recherche de la convergence émotionnelle ; ou, en des termes proches, du bleed. Les pointes sont, pour moi, les points de départ de la pensée, non en ce qu'ils seraient des fondements sur lesquels construire ce qui doit venir après, mais en ce qu'ils sont des petites portions de pensée qui nous sont intelligibles et qui émergent de la masse difficile des expériences réelles du jeu de rôle. La pensée doit ensuite développer et expliciter les pointes, les relier, leur donner une consistance intégrale - c'est ça, finalement, une Théorie, toutefois une pointe est déjà une théorie naissante : incomplète peut-être, mais douée de parole. Penser la convergence en termes de pointe, c'est évacuer sa dimension scientifique pour uniquement garder sa nature de théorie artistique.

En ce sens, je me permets donc de reprendre peu ou prou le vocabulaire des plans de convergence de Valentin, en envisageant dès le début que l'analyse d'un plan donné (c'est-à-dire, d'une pointe de convergence, si l'on veut) ne tient pas sa validité de l'insertion dans un édifice théorique hypothétique, mais de son articulation seule avec les concepts qui existent déjà dans sa vicinité et surtout de sa capacité immédiate à contribuer à former un regard théorisant. Je pourrais par exemple vouloir développer la convergence dans l'interprétation des symboles, qui a lieu dans La clé des nuages et dans d'autres de mes jeux. Je m'attends également à ce que Cimetière se révèle fertile à penser avec une analyse des convergences, par exemple dans le parallèle entre le caractère absolument statique du monde (rien ne bouge de soi-même, le personnage principal est la seule chose dynamique) et le fait qu'un jeu de rôle est (en tant que performance) un média où la fiction n'avance que par sa narration, laissant toutes les choses figées dans un silence muet tant que personne ne fait l'effort de narrer.

3.3 Pour la critique
Bien que ce ne soit pas mon intérêt principal, la théorie de la convergence, pensée en pointes ou en plans, pourrait aussi servir la critique de jeux.

Dans une vidéo jamais tournée, je m'interrogeais il y a quelques temps sur la possibilité d'écrire un jeu sur l'escalade. J'étais surtout motivée par une réflexion toute théorique sur les limites du dispositif rôliste, sur ce qu'il permet de représenter plus ou moins fidèlement et ce qui lui échappe tout à fait ; l'escalade m'apparaissait comme un monde difficilement traductible dans les artifices rôlistes, à cause de l'importante de l'effort et du corps, et je crois que c'est avant tout la question de la convergence qui me laissait sceptique. Y a-t-il des convergences pertinentes possibles entre l'expérience d'une rôliste à une table et celle d'une personne en pleine escalade ? 

Certes, les jeux traditionnels contiennent quelques outils pour envisager la question (attrition, fatigue, réussites/échecs...) mais rien que je connaisse ne faisait de l'escalade un gameplay vraiment nouveau, malgré les tentatives par exemple d'un Veins of the earth. Côté alternatif, je vois quantité de jeux qui permettraient de parler de la dimension contemplative de l'escalade, comme Happy Together : on se concentrerait sur la description de paysages à couper le souffle, sur la difficulté de la tâche, le sentiment d'accomplissement, etc. mais sans jamais véritablement l'imiter.

Et puis, j'ai découvert Verticales de Melville, qui raconte une escalade grandiose et mortelle avec une vaste inspiration Horde du Contrevent et qui l'accompagne de deux systèmes de mécaniques, l'un en présentiel utilisant une tour de Jenga comme Dread et Star Crossed (on retire des briques pour dépasser des difficultés, et l'effondrement implique la chute), l'autre adaptée au jeu en ligne impliquant des jets de d54 qui viennent remplir petit à petit une sorte de table de bingo (où la complétion d'une ligne implique la chute). Je n'ai pu tester que la seconde. Ces deux mécaniques, que l'on pourrait qualifier de cumulatives - chaque appel à la mécanique modifie les suivants, rendant le danger de plus en plus concret, soit parce que la tour est de plus en plus branlante, soit parce que le bingo se remplit de plus en plus - présentent chacune une pointe de convergence portant sur la peur croissante de faire un faux mouvement et tomber. La version présentielle semble en plus proposer un exercice physique qui demande, certes, peu d'endurance ou de condition physique, mais une certaine concentration, induisant une tension, et dont l'issue est ou bien la continuation ou bien la catastrophe absolue.

Je ne continuerai pas l'analyse de ce jeu au-delà de l'exemple, mais cette esquisse est un argument pour la théorie de la convergence que je trouve fort. Il pose la question : entre telle idée, disons une activité ou un discours, qu'il m'importe de faire jouer - que ce soit l'escalade ou quoi que ce soit d'autre - où et comment puis-je penser une pointe de convergence ? Comment puis-je penser un jeu qui donne toute sa place à cette pointe, qui la mette en valeur, qui la sublime à la recherche d'une convergence émotionnelle peut-être, ou d'un autre graal ? 
 
 
Voilà qui conclut ce premier article ; je le suspends ici, quitte à être un peu brutal, peu tenté par une conclusion à ce stade. Pour aller plus loin, il manque au moins une bonne moitié de théorie : celle qui décrit les situations qui ne relèvent pas de la convergence, part d'ombre indispensable au jeu en performance. Dans l'article suivant, en face de la convergence, nous accueillerons la multitude des abstractions, situations où l'écart est admis, qu'il soit simplement toléré, nécessaire, assumé, magnifié. Je ne sais pas encore exactement quelle forme cela prendra, mais... hé, il n'est pas impossible qu'on retrouve ce bon vieux Genette au détour ?
 
 
[1] Jouer en convergence, Matthieu Minne dans le Frankenzine
[2] La convergence en jeu de rôle, podcast de la Cellule
[3] [4] La synesthésie et Retour sur la synesthésie, Frédéric Sintès
[5] Mon personnage et moi : existence, distinction, confusion
[6] Le bac à sable du quotidien : un petit guide, Valentin, Manon & Simon Li, Cibou
[7] Jouer poétique (3) : de la figure à l'interfigure
[8] Symétrie, asymétrie et renversement, Eugénie sur JenesuispasMJmais

Mon personnage et moi : existence, distinction, confusion

Impossible de parler de jeu de rôle ou de GN sans mentionner cet être un peu étrange avec lequel nous entretenons une relation particulière, le temps d'une soirée ou sur de nombreuses séances : notre personnage. Beaucoup de choses m'intéressent dans mon rapport au personnage, et à des niveaux très différents. Dans un jeu poétique en performance, je le prends comme un pur outil narratif par lequel transmettre des idées, et je décris ses actions de même que je pourrais décrire le ciel ou les nuages ; dans un GN romanesque visant l'intensité émotionnelle, je m'investis au contraire beaucoup plus profondément en lui pour l'habiter et être habitée par lui. Mais ces deux pratiques du personnage en disent aussi long sur moi ; et, pour éloigné que je puisse me sentir vis-à-vis de mon personnage, je dois encore l'assumer comme ma création ou au moins assumer l'interprétation que je fais de lui pour m'étant propre. Le personnage parle par moi, parle de moi. Qu'est-ce que j'apprends à travers lui ?

Dans cet article, je vais tenter de démêler autant que possible différents liens entre le personnage et moi, et surtout différents lieux de leur rencontre. Je tenterai, au début et à la fin, de donner quelques éléments définitionnels pour l'un et pour l'autre - il faut bien essayer de cerner ce dont on parle ! - mais ces définitions seront mouvantes et ne constituent qu'un point de départ de la réflexion. Je vais sans doute faire quelques redites, par rapport à des articles précédents, en m'efforçant de faire tenir le maximum dans un seul texte.

La question finale que je veux introduire, qui me tourmente depuis longtemps et à laquelle je commence à avoir une réponse qui me satisfait, c'est la suivante : le jeu de rôle est-il une expérience de l'altérité ? Autrement dit : quand j'incarne un personnage, quand il évolue dans un jeu de rôle ou un GN et que je me laisse surprendre par ses actes (ou, d'un autre point de vue, mes actes), est-ce que je me confronte à l'autre, à la différence, est-ce que j'apprends quelque chose de nouveau ? Ou ne suis-je condamné qu'à ressasser mes propres idées, mes propres constructions, sans véritable avancée ? C'est une question qui me paraît très concrète, car j'entends souvent des rôlistes justifier l'intérêt du JDR entre autres par le fait qu'il nous donne l'opportunité de vivre d'autres vies, d'entrer dans la peau d'autres personnes que soi ; bref, qu'il a cela d'enrichissant qu'il constituerait, précisément, une expérience de l'altérité. Et elle me motive tout personnellement, ne serait-ce qu'à cause de mon expérience du GN où certains personnages que j'ai incarnés m'ont semblé des découvertes ou des explorations nouvelles, m'apportant beaucoup de matière pour l'introspection. Ma psychologue connait les noms de Romane, Owen ou encore Harfang, ces personnages qui m'ont profondément marquée et qui m'ont aidée à comprendre toutes sortes de choses à mon sujet.

Oui, mais par quels processus ? Que puis-je espérer découvrir, quelles découvertes le jeu de rôle me permet-il ? Il faut bien s'attaquer aux problématiques que j'ai soulevées un peu plus haut : personnage, qui es-tu et en quoi prétends-tu être distinct de moi ?

Je vais me concentrer sur le JDR, mais je pense que l'essentiel de ce qui suit s'adapte facilement au GN.

1 Ontologies : de l'hétérogène à l'homogène

Quelle est la différence entre moi et mon personnage ? 
Une première réponse spontanée serait la suivante. D'une part, moi, j'existe matériellement : j'ai un corps inscrit dans le réel, j'ai un passé, une activité psychologique basée sur des échanges de signaux entre mes neurones, etc. D'autre part, mon personnage n'existe pas, il n'est que fictif ; s'il meurt, il n'aura pas de tombe, il n'y aura pas de corps. Je suis réel, il est fictionnel, voilà qui est dit et bien dit. Une façon d'accréditer ce point de vue, c'est par exemple d'inspecter les souvenirs de l'un et de l'autre et leur rapport au monde. Si je me souviens être allé en vacances à la mer il y a une dizaine d'année, alors ce souvenir se prétend la trace d'un événement bien réel, et je peux tenter de le prouver dans une certaine mesure, en le rappelant aux proches avec qui j'étais parti à la mer, en retrouver d'éventuelles photos ou gri-gris achetés à l'époque, etc. Un personnage qui aurait un souvenir de vacances, cependant, est beaucoup moins certainement relié à son passé, qui n'est au mieux qu'un texte au sujet d'événements n'ayant pas eu lieu dans le monde matériel ; son passé, comme son existence, sont purement conventionnelles, fictives, invérifiables. La question de savoir si un personnage est bien allé à la mer ou non se règle par des moyens extrêmement différents, non en inspectant les traces réelles laissées par un événement passé, mais en se référant aux textes qui fondent son existence.

Mais j'ai quand même utilisé le terme d'"existence" : bien que n'étant pas fait de chair, je peux reconnaître à mon personnage une certaine façon d'exister. Plus je lui donne de consistance et de cohérence, plus il devient possible de formuler des choses à son sujet que l'on qualifiera de vraies ou de fausses ; c'est un peu cette idée récurrente de construction du personnage comme un objet doté de propriétés et pouvant être reformulé, que j'avais abordé dans un article inspiré d'un peu de phénoménologie [1]. (On peut voir dans l'objectification fictionnelle quelque chose de l'ordre d'une illusion, car ces objets sont in fine soumis à l'arbitraire possible de la fiction, mais il reste encore que le processus d'objectification est bien une donnée importante de l'existence du personnage.) Il s'agit ici de dire que le personnage est tout autant sujet à une ontologie que moi, mais que nos modes d'être sont radicalement, fondamentalement différents, hétérogènes. Mais où existe ce personnage, au juste ? Et qu'est-ce qui lui vaut d'exister ?


On peut tenter de le "situer" en plusieurs instances : 
- le personnage peut être avant tout psychologique, et défini un peu comme un ressenti. Il est une construction mentale, dont je suis maître, quelque chose en moi - un certain processus cognitif, ou un état de conscience, disons.
- par extension, il pourrait aussi être mémoriel : je ne joue mon personnage que les vendredi soirs pendant une campagne récurrente, mais en dehors de ces moments, il persiste dans ma mémoire même si je ne pense pas à lui ; la preuve, si on m'interroge à son sujet, je suis capable de m'en souvenir, d'en parler et de dire à son sujet des choses cohérentes avec les précédentes propositions qui ont été faites à son sujet.
- il pourrait aussi être conversationnel : le jeu de rôle étant une conversation, le personnage existerait à l'intérieur de cette conversation, en ce que je produis des énoncés à son sujet mais aussi que ces énoncés sont pris en compte par les autres. Cette idée est notamment développée par Vivien Féasson dans un article sur l'Eclipse totale du personnage [2] où il montre comment les possibilités de jeu que l'on laisse ou non à mon personnage, en ce qu'elles amoindrissent ou élargissent les énoncés que je puis produire à son sujet, peuvent le faire exister "moins" - jusqu'à ce que je le sente comme s'évanouir, pris dans une fiction où je ne peux plus l'incarner. La façon dont le personnage est inscrit dans la conversation est donc importante pour son ontologie, d'où l'idée d'une existence conversationnelle. Pour le GN, il faudrait un terme un peu différent, puisque le GN ne se réduit pas à la conversation... mais je vais habilement pirouetter et dire qu'un GN est encore un Texte rôliste [3], doté seulement de signes de nature très différentes (pas seulement linguistiques mais également corporels, etc.)
- accessoirement, il peut encore être matérialisé (mais ce n'est pas systématique) par la production d'un texte objectif, comme une feuille de personnage, un historique, etc. Déchirer ou conserver des feuilles de personnages peuvent constituer des actes forts et chargés de sens, et il serait peut-être un peu rapide de ne voir dans ces objets que des projections matérielles d'idées qui vivent parfaitement en dehors d'elles, comme de simples traces pour ainsi dire accidentelles.

Par défaut, il me semble pertinent d'essayer d'appeler personnage tous les objets désignés comme tels et qui existent suivant au moins l'un de ces modes. Ainsi, le personnage d'un jeu solo qui se déroule entièrement dans ma tête n'est que psychologique, n'ayant ni existence conversationnelle ni matérielle (autre que certains influx nerveux dans mon cerveau, certes). Une façon toutefois d'unifier ces différents points de vue, et à laquelle je vais me tenir dans la suite, me semble être d'accorder au personnage une existence discursive : le personnage est un discours, une "façon de parler", en ce qu'il existe avant tout par les énoncés qui sont produits sur lui (énoncés au sens du Texte, donc extensibles au GN) et la structure qui les relie. C'est une idée dont on peut parler, que l'on peut expliciter et faire agir, et qui ne se réduit pas tout à fait aux énoncés faits à son sujet. Les traces matérielles (feuille de personnage...) ont une place dans ce discours, qui s'appuie sur elles et les renseigne ; ma psychologie est fondamentale à la production de ce discours, car le personnage est essentiellement ce que je dis de lui ; et dès que je le partage avec d'autres personnes au cours d'une partie, il acquiert une existence conversationnelle qui me pousse en quelque sorte à renoncer à une possession complète de mon personnage, puisque son existence pourrait être menacée. L'ontologie discursive du personnage est aussi un bon point de départ pour le penser dans une perspective intertextuelle, mais je vais laisser cette idée de côté ici.

On cerne donc un peu mieux le mode d'être un peu particulier du personnage ; il est temps maintenant de se laisser aller à quelques angoisses métaphysiques en opérant un petit instant le même genre de questionnements sur le moi, la personne physique que je suis. Je l'ai décrit rapidement plus haut comme attaché à une existence matérielle, ce qui semble valide mais élusif et imprécis : suis-je mon corps, exactement ? Si je perds absolument tous mes souvenirs, suis-je encore moi ?


Je ne vais pas entrer en détail dans ces questions parce que la philosophie classique a eu le bon goût de se pencher largement dessus. Mes références ne viennent pas vraiment de lectures personnelles, mais de vidéos de vulgarisation : je renvoie vers M. Phi qui a par exemple fait des vidéo sur l'identité personnelle ; ça commence ici [4] et l'épisode important est celui-ci [4']. Il en ressort surtout l'idée que ce qui fonde le moi est toujours plus fuyant ; "moi" n'est pas limité à mon corps, "moi" a besoin de se souvenir être moi mais ces souvenirs sont des traces souvent incorrectes et fallacieuses ; etc. au point que l'on peut soutenir l'inexistence du moi. En tant que tel, je n'est pas une personne unique qui traverserait toute sa vie mais une collection d'identités sans cesse mouvantes, et le sentiment d'être soi est surtout attaché aux dynamiques les plus locales dans lesquelles nous sommes pris ; cette année, je suis sans emploi, et je mesure déjà la grande distance qu'il y a entre moi et le thésard que j'étais il y a encore trois mois. J'aime cette vision du moi, car elle m'est finalement assez intuitive mais aussi parce qu'elle se fonde non plus sur les souvenirs de ma vie en tant que trace de mon existence, mais en tant que matériel narratif. "Moi", c'est une fable que je me raconte - mais je ne dis pas seulement ça au sens de l'illusion : c'est littéralement un récit que je me fais à moi-même. En ce moment, par exemple, je me vois comme cette personne qui a enfin arrêté les maths qui le faisaient souffrir pour s'adonner à des choses plus intéressantes : je mets en perspective ma vie et mon existence présente à travers une histoire, une simplification du réel dotée de sens. Ontologiquement, je suis le récit de moi-même. Et en bordure de ces réflexions, j'ai envie de citer la vidéo de Lille et Valentin sur l'Honnêteté radicale [5], où Lille aborde notamment cette habitude systématique que nous avons de narrativiser nos vies ; une condition de l'honnêteté radicale semble être d'accepter de se tourner sans complaisance sur les arrangements narratifs par lesquelles nous donnons du sens à nos vies. C'est peut-être pour ça que les théories de la fiction m'intéressent autant - parce qu'elles sont aussi des théories de la constitution du moi : je ne peux exister à moi-même qu'à l'aide des discours que je produis intérieurement à mon sujet. 

Et le corps dans tout ça ? Il est une trace matérielle, un dispositif biologique complexe qui est relié à moi, c'est vrai, mais il n'est plus vraiment moi. En quelque sorte, il me matérialise et je m'y relie un peu de la façon dont mon personnage est relié à la matérialité de sa feuille de personnage.

Sortons de cette bulle métaphysique avec en poche cette nouvelle vision du moi. Ah ! Mais si je ne suis que ce tissu d'histoires que je me raconte, alors suis-je encore si radicalement différente de mon personnage ? Il va être plus que délicat d'acter une différence vraiment radicale entre vie et fiction, si la vie est elle-même une fiction que l'on se raconte. Et en tant qu'être qui assure son existence par des discours, je me suis placée dans une ontologie discursive, très semblable à celle que j'ai accordée à mes personnages. Il y a bien des différences, c'est vrai : en quelque sorte le moi préexiste encore à mes personnages de jeux de rôle, puisqu'il les construit ; il est directement soumis aux influx nerveux d'un corps matériel qui n'est pas, semble-t-il, celui de mon personnage ; etc. Mais le fossé entre le personnage et moi s'est considérablement réduit : en lieu d'ontologies hétérogènes, voilà que nous partageons maintenant des ontologies discursives, de même nature. Nous sommes, lui et moi, tissés de discours.

Et puisque nous sommes homogènes, nous avons potentiellement les moyens d'investir de mêmes espaces. C'est que je vais maintenant analyser : des espaces où nous nous rencontrons, mon personnage et moi, où nous nous distinguons plus ou moins artificiellement, et surtout où nous nous chevauchons parfois.

2 Les rencontres

Dans cette partie, je vais m'attacher à remarquer quelques espaces où la confusion arrive parfois pour en tirer des conclusions sur l'interaction moi/personnage ; je vais tâcher d'être concret et d'exemplifier au maximum. L'enjeu est double : voir comment se déploie en pratique cette relation moi/personnage, d'une part, et d'autre part comprendre les mécanismes par lesquels se distinguent l'un et l'autre - et leurs défaillances. En comprenant mieux comment s'organise la relation moi/personnage, j'espère préparer le terrain pour la question finale, celle de l'altérité.

2.1 La voix dans le JDR sur table

Une partie de jeu de rôle est une conversation. Quand je veux faire exister quelque chose au sujet de la fiction, au sujet de mon personnage, je dois parler. C'est donc ma voix qui est l'organe principal que j'utilise pour lui donner corps, et cet organe est le premier de ces lieux de chevauchements dont je veux parler. (Une réflexion très similaire fonctionne sur tout autre système de signes conventionnés que j'utilise pour m'exprimer, sans ma voix : langue des signes, écriture dans un jeu textuel...)

Il paraît clair que certaines choses que je dis sont de mon fait, et d'autres de celui de mon personnage. "Quand est-ce que vous voulez finir la partie ?" est l'exemple-type de la phrase absolument dite par moi, tandis que "Mon roi, vous m'ordonnez de tuer un innocent ; je ne puis obéir" - c'est-à-dire, le discours direct - est issu de mon personnage. On peut déjà faire le constat que cette voix est évidemment produite par mon larynx, mes cordes vocales, etc. et donc absolument liée à mon corps, mais je vais laisser cela de côté pour le moment : j'aurai plus à en dire un peu plus tard.

Étendons-nous un instant sur le discours direct, ce moment où je prête ma voix au personnage. Imaginons qu'à ma table, je prononce quelque chose du genre : 
"Ha ! Ces... pèlerins... n'ont eu que ce qu'ils méritaient, pour avoir suivi cet immonde... heu... il s'appelle comment déjà ? Ah oui... pour avoir suivi cet immonde Valério, qui les traînera en enfer !"
Pendant un court instant ici, se sont mélangées nos voix : le discours direct de mon personnage s'est brièvement effondré le temps que je demande une précision. On peut assez bien distinguer les mots prononcés par le moi et par le personnage, mais il y a un hic : l'intonation. En enlevant la précision que j'ai demandé, il reste quelque chose du genre : "cet immonde..." qui a été interrompu et, en quelque sorte, coupé au monde (on reprend juste après avec "...pour avoir suivi cet immonde Valério". Si vous jouez avec moi, j'attends de vous que vous supprimiez mentalement cette hésitation, et que vous la remplaciez par la phrase que je prononce finalement une fois que je me suis souvenu du nom de Valério. C'est une façon de montrer concrètement que le personnage est bien plus que les seuls énoncés à son sujet, mais relève bien d'une pratique interprétative : vous avez reconstruit une interprétation de ce qu'aurait "vraiment" dit mon personnage. Inutile qu'il ait une existence matérielle, ou même que ces mots aient été exactement prononcés, pour qu'ils l'aient été dans la fiction selon vous. C'est ce que cela implique, d'avoir une ontologie discursive : le discours (en tant qu'idée, en tant que mode de production des énoncés) se tient plus largement que ses seuls énoncés, puisqu'il pousse chaque personne à l'interpréter.

Et puis imaginons que je sois fin et doté d'une petit voix aigüe, quand mon personnage - un colosse au thorax épais comme une montagne - parle sans doute avec une grave voix de coffre qui fait résonner les poitrines. Même chose : on considérera comme non-pertinent le timbre de ma voix ; au mieux, je l'imiterai en rendant ma voix plus grave, mais ce sera seulement le signe de ce que mon personnage a la voix grave. En tant qu'entité discursive, mon personnage a donc une voix grave que l'on infère à partir de la voix que je lui prête, mais non directement des sons que je produis. Par contre, on continuera à lui attribuer des intonations, une prosodie ("ces... pèlerins...") qui vient de moi : la parole est entendue et mentalement ajustée pour devenir complètement celle de mon personnage, suivant ce qui est su de lui.

On peut conclure en disant que mon personnage et moi-même avons deux voix différentes, l'une réelle et matérielle, l'autre imaginaire - mais ça ne me semble pas rendre justice à tous les moments où je parle pour mon personnage, et où tout le monde peut se contenter de prendre directement cela comme la voix de mon personnage, sans la rectifier mentalement, ou en le faisant inconsciemment. Il me semble plus juste de dire que nous partageons la même voix, et que la différence se joue uniquement sur l'interprétation de ce qui est dit à travers elle. Ainsi, la voix est bien le premier lieu de rencontre entre moi et mon personnage.

2.2 La langue

Ce processus de reconstruction peut se perdre dans des situations plus abstraites. Mettons maintenant qu'avec la voix de mon personnage, je dise : 
"L'Empereur veut m'envoyer en mission. Je sens qu'il compte enfin sur moi, c'est plutôt cool."
Le mot cool est un peu déplacé, puisqu'il vient clairement du français familier tel qu'on le parle au XXIe siècle et relève d'un emprunt direct à l'anglais ; or, mon personnage vit dans un univers fantastique où l'Angleterre n'existe certainement pas. On me passera sans doute cette petite curiosité linguistique, en imaginant que mon personnage a plutôt utilisé un autre mot... Mais lequel ? Si cette existence discursive que je prête à mon personnage nous suffisent à considérer que ce n'est pas le mot que j'ai utilisé, elle ne constitue en revanche pas une recette de cuisine univoque qui permet exactement de reconstruire la parole "réelle" - c'est-à-dire, absente - de mon personnage. Il est en quelque sorte condamné par les limitations et de ma voix, et de mon discours.

Mais au fait : on ne parle certainement pas français non plus, dans ce monde de fantasy, n'est-ce pas ? Sans doute pouvons-nous imaginer nos personnages parler dans un dialecte à eux, propres à ce monde-là, structurellement proche du français ; mais cela devient difficile à conceptualiser. C'est un effort que nous faisons assez peu, je crois. Cela révèle une autre limite du personnage discursif, non plus interprétative mais cognitive : je ne peux pas penser à tout en même temps, je ne peux pas tout redresser par la pensée à chaque phrase puisque je focalise déjà ma cognition sur d'autres tâches plus importantes à cet instant précis. De même que la voix grave du personnage que j'interprète risque de disparaître de vos interprétations de lui si je ne la rappelle pas régulièrement ; une telle technique s'apparenterait directement à ce que Vivien appelle le renforcement [6], et qu'Eugénie voit comme un élément de style [7] : l'insistance nécessaire sur un détail si l'on souhaite qu'il ne disparaisse pas sous la surcharge cognitive. Peut-être faut-il voir ici le fait que la part psychologique dans l'existence du personnage (le ressenti, la représentation intérieure) agit sur le personnage en tant que processus discursif, en ce qu'il peut affaiblir voir complètement gommer certains traits si ceux-ci cessent d'être présents à l'esprit.

2.3 Les discours sur les actes fictionnels

Laissons de côté le discours direct. Pour faire agir mon personnage dans un jeu de rôle, cela passe généralement par des phrases à l'indicatif du type : "j'essaye de m'orienter pour retrouver le nord" ; "je me rapproche de lui doucement, avec un sourire malicieux" ; "je lui demande s'il connaît Valério" ; etc. Ces phrases mêmes sont directement des connexions entre moi et mon personnage, des terrains de chevauchement. En effet, qui prononce "je" dans ces cas-là ? Ce n'est certainement pas mon personnage qui parle, puisque je ne prends pas sa voix et que je ne m'imagine pas qu'il est entrain de se dire à lui-même, même intérieurement, ce qu'il est entrain de faire ; mais le "je" ne semble pas non plus pouvoir se référer à moi assis à la table, puisque je ne suis techniquement pas entrain de m'orienter pour retrouver le nord ou de me rapprocher doucement de qui que ce soit : je suis à une table de jeu de rôle entrain de parler. Ce paradoxe culmine dans des échanges au sujet de choses que les personnages ne savent pas : imaginons que les autres personnages à la table aient découvert que le dénommé Valério est en réalité un sombre nécromant, et que le mien soit face à un commanditaire qui nous demandait de nous informer à son sujet. L'échange suivant pourrait avoir lieu :
"Ben du coup, tu lui dis pas pour les pouvoirs de Valério ? 
- Ah non mais moi je ne sais pas qu'il est nécromant !"
"Je ne sais pas que" : n'est-ce pas une affirmation complètement contradictoire ? Si je ne le sais pas, comment puis-je le dire !

Tout devient beaucoup plus clair si l'on parle à la troisième personne : mon personnage fait, mon personnage ne sait pas que... etc. C'est d'ailleurs une habitude de certaines personnes, ou une technique prônée par certains jeux (Perdus sous la pluie de Vivien Féasson pousse à alterner le je et la 3e personne), qui produit généralement un effet de distanciation. Je trouve particulièrement intéressant le fait que cette troisième personne soit aussi facilement remplacée par un "je" par beaucoup de personnes. C'est un "je" au croisement entre lui et moi, qui révèle bien sûr le lien toujours plus fort qui nous unit - c'est-à-dire qu'il est, au fond, une part de moi que je fais agir en marionnettiste. Tout se passe comme si on traitait le personnage comme une extension de soi, pas exactement soi mais contigu à soi, de la même façon dont on parle de son avatar dans un jeu vidéo : "j'ai vaincu le boss, je suis allé à gauche, j'ai trouvé le coffre", etc.

Ici comme dans les exemples précédents, il me semble toujours plus clair que la distinction entre soi et le personnage demande systématiquement un effort (de changement de voix, de niveau de langue, de personne, etc.) qui peut facilement s'évaporer si l'on n'y pense plus. Notons quand même que cet écart peut être systématisé et intégrer l'habitude, si l'on se force à ne parler qu'à la troisième personne par exemple.

2.4 Les discours sur le monde

Mes personnages ont souvent une vision du monde - une idéologie, disons - qui apparaît très différente de la mienne. Ce barbare rude et brutal que j'incarne dans Bloodlust ne partage absolument pas mon pacifisme et mon attrait pour la discussion plutôt que le conflit. Ce trait-là ne devrait pas être très difficile à maintenir présent à mon esprit.

Mais il peut facilement arriver, dans des situations un peu imprévues, que nous prêtions à nos personnages toutes sortes de traits moraux ou de discours sur le monde qui proviennent bien plus directement de nos propres représentations que de celles qu'on pourrait attendre de sa part. J'ai souvenir, ainsi, d'une partie de Dogs in the Vineyard où l'un des principaux "crimes" qui avait secoué la communauté dans laquelle nous intervenions était une relation sexuelle entre deux personnages masculins, considérée comme hautement nocive et malsaine par les enseignements des Dogs. Spontanément, notre table a fait son possible pour que l'affaire s'ébruite le moins possible, et pour que les deux amants puissent s'échapper avant de subir un inévitable lynchage. Bref, nous avons prêté à nos personnages, par réflexe, une idéologie plutôt progressiste qu'ils n'avaient pas vraiment de raison d'adopter, sans du tout penser à les faire souscrire à la forte homophobie de cet univers pseudo-mormon.

Nos personnages héritent directement de nos représentations, dans de tels cas ; nous pensons de la même façon, ou plutôt, un seul être pense et en lui se confondent le personnage et le moi. C'est ainsi qu'il faut comprendre ces moments de chevauchement, je crois : non comme la superposition de deux choses identiques, mais comme le retour à une unité - moi ? nous ? - de laquelle nous ne nous sommes pas assez explicitement écartés. Car ici à nouveau, l'écartement idéologique est un effort à faire, qui peut disparaître quand on ne le regarde pas.

Mais quid des personnages aux idéologies très différentes des nôtres ? Supposons qu'en tant que maître de jeu, j'incarne une succession de nazis qui soient tous aussi sadiques et fanatiques les uns que les autres, aimant tuer et torturer car ils détestent viscéralement leurs ennemis. Une joueuse pourrait me faire la remarque que cette représentation que j'en fais est un peu à côté de la plaque : certes, la haine antisémite guidait leurs actes, mais certains se trouvaient au moins momentanément frappés de dégoût par leurs propres actes, et ne présentaient pas toujours cette nature monstres purs derrière la façade de l'horreur. Supposons de plus que je n'ai pas fait le choix d'une telle attitude délibérément et pour des raisons esthétiques, mais parce qu'il me semblait crédible, parce que c'est sincèrement ainsi que j'imagine les nazis. Quelle que soit la vérité sur la question, sur le comportement des nazis historiques, il apparaît clairement que ce qui anime ces personnage-là relève non pas de l'idéologie nazie en tant que telle mais seulement de la représentation que je m'en fais. Cela vaut en fait pour tout, et s'impose avec la force d'une tautologie : je ne peux mettre en scène que ce que je me représente à moi-même ; je ne peux pas faire exister ce qui m'est inconcevable. L'extrême difficulté à jouer des personnages très éloignés des humains (par exemple, des exoplanètes conscientes et immortelles n'ayant pas de notion de volonté ou de raison d'être) est également témoignage de ce simple fait que tous mes personnages sont absolument prisonniers de mon propre champ de représentations, que je leur prête (sur un sujet ou un autre) la mienne ou une autre que je me représente à moi-même.

En somme, aussi éloigné de mes valeurs et de mon idéologie qu'il puisse l'être, un personnage reste défini à l'intérieur d'un champ de représentations qui est uniquement le mien. Ou, à la rigueur, qui est négocié et contesté par les représentations que les autres joueuses projettent sur lui, et qui m'influencent dans une certaine mesure, à nouveau par la nature discursive du personnage. Ceci nous confère donc une unité dans le système plus vaste de mes représentations du monde : il serait inexact de dire que le personnage et moi-même avons des conceptions du monde radicalement différentes ; plutôt, je dirais que nous occupons des lieux différents dans un même espace représentatif, qui peuvent être totalement séparés, s'intersecter ou se confondre par moments.

2.5 Les émotions

De sous-partie en sous-partie, j'avance vers des éléments de distinction ou de confusion qui me semblent de plus en plus importants. Celle-ci est peut-être l'une des plus importantes, mais aussi l'une des plus traitées - toute la théorie du bleed, par exemple, est une théorie du chevauchement des émotions entre mon personnage et moi. Par ailleurs, plusieurs autres éléments de cette partie (voix, langue...) nous ramenaient tous plus ou moins directement à mon corps, et l'émotion est l'occasion de ressusciter une dernière fois l'idée d'une ontologie hétérogène (mon existence matérielle vs. son existence discursive) pour préciser comment je m'en éloigne une nouvelle fois.

J'ai des émotions, mon personnage a des émotions. Les miennes semblent intimement liées à un phénomène chimique qui a lieu dans mon cerveau, et mènent à une certaine expérience consciente - ce que les philosophes de l'esprit appellent un qualia, semble-t-il ; si j'ai l'émotion de la colère, je ressens la colère. À l'inverse, mon personnage a des émotions qui n'auraient pas de matérialité, et seraient déterminées par des considérations fictionnelles ; la colère de Sahal la Sorcière ne s'accompagne d'aucune expérience consciente de la colère. Si j'annonce en rigolant que Sahal hurle et jette des éclairs et des malédictions autour d'elle dans un accès de fureur, il paraît clair que nos émotions ne se situent pas sur le même plan et qu'une seule (mon amusement) existe matériellement, sans aucun rapport avec la fureur "ressentie" par mon personnage.

Cette séparation qui pourrait être limpide se désagrège particulièrement dans les GN qui visent l'intensité émotionnelle. Si, au milieu d'un jeu, l'amant passionnel de mon personnage meurt brutalement, alors je suis touché et je me sens envahi par le désespoir ; une émotion très forte me saisit. Cette émotion, je la ressens comme étant celle de mon personnage - ne serait-ce que parce que je me sens mon personnage à ce moment, je prétends être lui. Si on lit cette situation à l'aune d'une distinction radicale entre le personnage et moi, alors il faudrait dire : mon personnage se sent désespéré au sens où les éléments fictionnels qui ont été mis en scène (la mort de mon amant) conduit naturellement à ce résultat ; et, par ailleurs, moi, je ressens une émotion de désespoir, qui n'est pas du tout celle de mon personnage mais bien la mienne puisqu'elle est caractérisée par un qualia. En soit, cette situation est peu satisfaisante : il faudrait expliquer séparément en quoi je ressens du désespoir et en quoi mon personnage est désespéré sans faire le moindre lien entre ces deux faits, puisqu'ils font partie de mondes hétérogènes. J'insiste : si, au premier paragraphe de cette sous-partie, on a soutenu que l'émotion du personnage est un pur fait narratif ("Sahal la Sorcière est furieuse") là où mes émotions sont des faits matériels (des sensations, des qualias), alors quand je ressens durement la mort de mon amant, il faudrait soutenir que ceci est totalement mon émotion et absolument pas celle de mon personnage.

Pourtant, en jeu, je ne vais pas me poser la question et je vais vivre cette émotion comme celle de mon personnage, comme si j'étais lui. C'est donc bien qu'aux émotions du personnage, j'accorde le droit d'avoir des qualias ; je fais donc de mon propre ressenti émotionnel encore un lieu de la rencontre entre moi et le personnage. Comme dans le cas de la voix, je vais conclure qu'il n'y a qu'un dispositif matériel (ma capacité émotionnelle, disons), et que mon personnage et moi sommes seulement plusieurs discours différents capables d'interpréter les mêmes qualias. Dans la perspective de l'ontologie discursive, je dis de mon émotion qu'elle ne se réduit pas aux qualias : elle est aussi, avant tout, un discours sur elle-même. Je ne ressens pas juste de la colère, je dis que je suis en colère, et j'attribue à cette colère une source, une raison peut-être, un discours au moins.

Quant à Sahal, elle était bel et bien furieuse, sans que cela ne soit connecté à un qualia - de même qu'elle est réellement sorcière, sans que cela ne soit forcément écrit sur sa feuille de personnage. Et n'est-ce pas finalement assez proche de ma position lorsque je dis que je suis très en colère contre mon gouvernement et ses dérives autoritaires, quand bien même je ne le ressens pas activement sous la forme de qualias, mais je me contente de le penser et le formuler ?

3 L'altérité

3.1 Bilan des rencontres

La voix, la langue, les discours sur les actes fictionnels, les discours sur le monde, les émotions : cinq lieux de rencontre, parmi sans doute bien d'autres ; je ne prétends pas avoir été exhaustive. J'ai surtout voulu développer suffisamment d'applications de ce que l'ontologie discursive dit sur la relation moi/personnage pour montrer que dans de nombreux aspects, un même schéma se forme. Celui-ci va me permettre de traiter assez facilement et directement la question de la possibilité d'une expérience de l'altérité dans le jeu de rôle, sous la forme d'un bilan de ce qui a été dit plutôt que d'un nouveau développement.

Résumons donc. Sur le lien moi/personnage, voilà ce qu'il me semble possible d'inférer : 
1. Nous existons dans un espace commun et au contact d'éléments communs : corps et autres matérialités, espace de représentations, etc. dans lesquels nous nous investissons différemment. Cet espace commun donne à nos existence une homogénéité qui nous rend comparables et semblables.

2. La confusion entre nous est un point de départ, un état fondamental indissocié. La distinction, elle, est un processus actif, qui peut être systématisé mais qui demande au moins un petit effort cognitif. En particulier, la confusion et la distinction ne sont pas des états qui s'alterneraient l'un l'autre : la distinction est un processus actif et la confusion est un fondement auquel on revient par défaut.

3. La distinction comme effort cognitif induit une limite : nous ne pouvons pas être distinct de notre personnage d'une infinité de façons signifiantes, il va falloir mettre en avant un ensemble de traits explicitement et activement différents et accepter qu'une immense part du non-interrogé soit juste directement tirée de nous-même. Le personnage est différant, c'est au mieux un être qui diffère - activement - d'un point de départ qui n'est autre que nous-mêmes. C'est, d'ailleurs, probablement le point sur lequel j'accorderais enfin un peu d'hétérogénéité au personnage par rapport à moi, en ce que je le précède systématiquement - j'existe avant lui, et il est défini par la façon dont il diffère de moi, dans un espace qui nous est commun.

4. Il résulte donc que mon personnage, existant dans le même espace que moi et homogènement à moi, ne constitue pas une expérience de l'altérité, puisque je ne découvre à travers lui que ce que je peux lui attribuer, qui fait déjà partie de moi.

3.2 Le miroir et le retour de l'Autre

Cette conclusion me convainc assez, mais je la trouve tout de même lacunaire. Si la découverte est impossible, alors comment expliquer simplement le sentiment de découverte que je fais facilement en jeu de rôle et en GN, lorsque mon personnage agit d'une façon qui m'étonne ou me fait réfléchir ? Je vois deux explications complémentaires de ce fait.

La première se cache justement dans la polysémie de réfléchir : le personnage, et plus généralement l'art, ont un effet de miroir. Il serait sans doute orgueilleux de prétendre que je me connais parfaitement, que je sais exactement et dans les moindres détails qui je suis ; d'ailleurs, si je suis une histoire que je me raconte, alors il est clair que mon identité est un concept mouvant, changeant, sujet à divers bouleversements, qui s'écrit au fil de ma vie. Ainsi, beaucoup de choses auxquelles me poussent mes propres pensées et ma propre identité peuvent me surprendre, même sans rapport au personnage, par un simple effet combinatoire ou révélateur : par l'introspection, je découvre que certaines idées que je porte aujourd'hui ne sont pas très cohérentes avec d'autres qui m'appartiennent aussi. Mon anarchisme linguistique se marie mal avec mon rigorisme sur l'usage des termes shônen ou manga, par exemple. Plus profondément, ma vision très négative des mathématiques comme d'un immense champ de réflexions inutiles ne se marie pas bien avec une certaine fascination pour la mathématisation du réel en physique. Il y a d'autres contradictions, ainsi, que j'ai relevées et trouvées par la combinaison de choses qui étaient déjà en moi ; et parfois, ce qui résulte de ces combinaisons est une pensée qui paraît toute nouvelle, comme quand je réfléchis à ce que je ferais dans une situation inédite, bizarre et jamais rencontrée, et qui me fait découvrir en moi des intuitions que je n'aurais pas cru avoir. Bref, l'altérité n'est pas nécessaire au sentiment de découverte, car même à partir d'un matériau discursif connu il reste la possibilité de trouver de nouvelles idées comme des combinaisons. En jeu de rôle, le personnage et ce qui lui arrivent fonctionnent comme un miroir, me donnant à voir des conséquences de mes idées, des combinaisons inattendues. Comme je fais l'effort de le distinguer de moi, je peux me laisser aller à penser que ce à quoi il mène n'est pas moi, puisque lui-même n'est pas moi - et donc, je découvre, par exemple lorsque mon personnage de Dogs commet des actes affreux et inattendus en suivant des idéaux et des amours qui me semblaient pourtant raisonnables. Ou lorsque mon personnage de GN s'emporte contre son amant qui prend des risques inconsidérés, alors que je pensais cet amour pur et que je me croyais incapable d'amener le moindre conflit à travers lui, secouant à la fois les convictions du personnage et les miennes propres.

La seconde adoucit les conclusions que j'ai faites plus haut en rappelant que ce que je traîne depuis le début de cet article comme l'ontologie discursive implique un certain partage du personnage dans un espace commun (fictionnel, conversationnel). Car mon personnage, comme discours, peut évidemment être influencé par les autres joueuses : en ce qu'elles augmentent ou restreignent ses possibles, en ce qu'elles créent des situations nouvelles poussant à la combinaison, en ce qu'elles réagissent d'elles-mêmes et non pas forcément conformément à mon propres espace de représentations, etc. Or, si ces influences bousculent et contredisent un petit morceau de mon espace de représentations, alors la scène de théâtre change un peu et il y a bien là un petit peu d'une véritable découverte, qui n'existait pas en germe dans ma propre pensée. Ici, le personnage n'est pas tant l'Autre, que le vecteur par lequel l'Autre me touche ; l'Autre, c'est plutôt l'autre joueuse, l'autre personne qui constitue effectivement et réellement mon altérité.

3.3 Altérité

Pour reformuler et intégrer ces deux objections à ma conclusion, je vais donc plutôt admettre que le jeu de rôle permet dans une certaine mesure, et avec des restrictions dont il faut être conscient.e, deux expériences de l'altérité.

La première est interne, c'est une altérité dans un sens faible : c'est l'effet de miroir, c'est le fait que le personnage me permet de me voir moi-même comme un autre. Je l'évalue non en tant qu'autre, mais en tant que différance, de sorte qu'il me révèle à la fois une fraction de mon propre espace de représentation, et continue sous mes yeux les conséquences d'une certaine expérience de moi-même dont je n'étais pas consciente. Je est un autre.

La seconde est externe, c'est bien une altérité radicale - mais pas celle du personnage : celle des autres êtres humains avec qui je partage un moment de jeu. Ici, le personnage agit à la fois comme cette différance de moi, et comme l'interface en quelque sorte par lequel la conversation du jeu parle de moi, par la façon dont elle affecte les déterminants de mon identité discursive. Elle a pour immense limite l'intelligibilité des autres à moi-même, puisque je ne puis intégrer et comprendre ce qui est suffisamment autre pour m'être incompréhensible ; mais elle garde, je crois, la possibilité de m'apporter au moins un grain, une infime portion de cette altérité radicale que je peux vouloir rechercher. Parce que mon amant n'a pas agit comme je l'aurais cru, parce que j'ai vu sa colère quand j'attendais sa tristesse, parce que mon Mage n'a pas trouvé la sérénité cherchée mais une nouvelle souffrance sur sa route, etc. Parce que l'autre n'a pas les mêmes représentations que moi et, quelques rares fois, ce qu'il fait est tellement nouveau et inexplicable qu'il force un dépassement de ma pensée, il me pousse à former un nouveau concept ou à faire l'expérience d'une nouvelle émotion.



Voilà ce que j'en suis venu à considérer comme les deux altérités du jeu de rôle, qui expliquent pour moi et jusqu'à maintenant tout le sentiment de découverte que je trouve. J'ai conscience que cette réflexion théorique peut être à la fois peu intuitive par certains aspects, et pas toujours très convaincante : il y a des trous, quelques problèmes que j'ai laissés sur le bord de la route. Je la soumets à la critique, parce que je la crois néanmoins pertinente ; elle nourrit à la fois mes réflexions sur le jeu de rôle et sur le moi.

J'espère que vous y aurez trouvé, vous aussi, un peu de votre altérité en arrivant au bout de ces lignes.