Vitesse, urgence et Mantoïdes

Comment rendre en jeu de rôle la sensation de vitesse ? 


Je parle de vitesse au sens de l'action, palpable et tangible ; la rapidité à laquelle peut se dérouler le drama dans un jeu comme MonsterHearts ou MF0 : Firebrands sortent de ce cadre. Dans les fictions linéaires, en particulier les anime japonais, j'aime sentir que l'action est frénétique, que tout se déroule en un souffle et que dans la tempête la conscience vacille. Si c'est un combat, que deux adversaires se perdent dans la technicité et l'enchaînement automatique, quitte à faire émerger comme des pierres saillantes les instants de faiblesse et les erreurs. Citons par exemple Redline, surtout ses cinq premières minutes folles, et Shingeki no Kyojin pour ses séquences de déplacement dans les airs.

Quantité de jeux de rôle proposent de jouer des scènes d'action ! Mais chercher à rendre compte de la vitesse est aussi naturel dans un média vidéo que contre-intuitif dans un média né du wargame. Les jeux de rôle sont par nature tout en contrôle : la fiction ne prend pas vie si on ne fait l'effort d'y participer ; les actes, les paroles de nos personnages peuvent n'émerger qu'après un temps de réflexion si nous le voulons ; le besoin d'agentivité nous pousse à concevoir à des jeux où nous sommes confrontés à toutes sortes de choix, que nous soupesons ensuite. Dans les jeux avec beaucoup de règles tactiques, comme les éditions tardives de Donjons & Dragons, la vitesse est un ensemble de données - initiative, déplacement, actions par tour... - qui sont simulées mais pas du tout corrélées avec une vitesse effective autour de la table. Cela soulève une question pénible - est-ce que la sensation de vitesse est forcément corrélée avec le fait qu'autour de la table, on joue du tac au tac ? Je vais dire oui pour le moment, sans en être complètement convaincu. 

Urgence !

Je crois que l'on peut chercher à rendre cette sensation en jeu : pour le plaisir de jouer frénétiquement, de faire primer l'instant sur la finalité de la fiction, sur le sens profond que l'on donne au jeu. Tout l'inverse de La clé des nuages

Une première forme de vitesse rôliste, qui ne me satisfait guère, c'est l'urgence. Je parle d'urgence quand agir vite est nécessaire pour éviter une conséquence catastrophique ; et une technique simple pour rendre l'urgence, c'est le timer réel que doivent respecter les joueuses. Dans cette veine, citons le scénario Deep Space Gore pour Sombre Zero qui se joue tambour battant en 15 minutes, et peut-être L'Horloge du Diable. Je crois que certaines tables de D&D ont également l'habitude de jouer avec un timer sur chaque action, pour empêcher une réflexion complexe et forcer à prendre une décision rapide, fut-elle mauvaise. L'urgence est génératrice de tension, de précipitation souvent ; c'est un outil puissant mais je n'y trouve pas ce que je cherche.

Emporté par le jeu

J'aimerais des jeux où nous jouerions vite de nous-même, pris par l'envie et l'élan, plutôt que sous la contrainte. J'aimerais que cette vitesse nous dépasse, nous transporte, nous amène à dire et faire ce que nous nous interdisons généralement. Bref, je cherche quelque chose de libérateur, galvanisant. La destination d'un tel jeu pourrait ne plus avoir grand-chose à voir avec ce que je mettais initialement sous la question de la vitesse : je peux faire le deuil de mes combats fins et techniques, trop visuels à mon sens pour être rendus avec fidélité. Cherchons une vitesse qui soit rôliste, adaptée à notre média.

C'est en quelque sorte ce que je voulais tenter avec mon jeu Game Chef Les formidables aventures de Bénilde Maliphant, où enchaîner les scènes le plus vite possible (sous un timer, mais qui ne représente aucune urgence) se faisait en sacrifiant tout le reste. Mon objectif, c'était une sorte d'écriture automatique, la recherche d'un moment de grâce où l'on peut enfin jouer exactement ce qui nous passe par la tête, sans aucune autocensure, sans aucune réflexion. Le jeu est encore brut de décoffrage et n'est pas aussi rapide que je l'espérais ; il faut un peu de temps pour se chauffer et se lancer, ce qui m'apparaît maintenant comme une évidence, mais il m'a quand même donné quelques jolis moments de frénésie agrafistique. 

aaaaaaAAAAGRHfuckfuckfuck

Dans le paysage rôliste que je connais, le jeu qui propose l'expérience de vitesse la plus convaincante à mon goût reste encore Mantoid Universe de batronoban. Cela tient beaucoup au fameux "paragraphe des fuck" et aux conseils de maîtrise. Quelque chose comme "une partie doit être un concert de métal sous psychotropes". Et : "jouer fort" plutôt que "jouer juste". C'est peut-être de là que vient Bénilde, et voilà pourquoi le sentiment de vitesse est aussi contre-intuitif en jeu de rôle : il faut sacrifier tellement de choses ! La cohérence, l'intrigue, les personnages eux-mêmes, le monde !

J'aime l'absurdité crasse de Mantoid, où la vie tient à un fil mais on s'en fout, où le monde est condamné mais on s'en fout, où arracher une machine à écrire insectoïde des mains d'un homme-porc drogué armé d'un flingue à saucisses sera probablement votre plus grand exploit. Dont personne ne prendra le temps de se souvenir.

L'univers immonde et la proposition de jeu trash de Mantoid ne sont pourtant pas vraiment pour me plaire. Mais à y revenir, je pense que la surenchère de dégueulasseries participe au sentiment de vitesse que je recherche, parce que la désinhibition qu'elle provoque ouvre un canal de discussion et rend plus facile de raconter absolument n'importe quoi. J'éviterai personnellement de creuser dans cette direction, parce que je vois aussi comment le malaise que m'inspirent les aventures dans ce monde-vomi et la brusquerie de cette façon de jouer peuvent produire exactement l'inverse de l'effet recherché... mais je vois mieux combien la barrière qui nous retient de jouer vite est grande, et jusqu'où il faut aller pour la rompre. 

Mantoid m'avait amusé à sa sortie et procuré quelques parties trashouilles et enthousiasmantes, sans particulière envie d'y revenir ensuite. J'ai quand même une idée en tête qui pourrait aboutir sur de nouvelles parties, mais c'est un peu tôt pour en parler. En attendant, cela reste un jeu qui aura eu beaucoup plus d'impact que je ne le croyais sur ma vision du jeu de rôle, parce qu'il m'a donné à voir ce que pouvait être la vitesse. 

Quels autres jeux poursuivent, ou poursuivront, une proposition similaire ?

Gobelins, trolls & dragons : création collaborative en OSR ?

Et si on jouait... à un jeu OSR, où la négociation des règles se ferait cartes sur table en même temps qu'une création collaborative ?

Dans les jeux de la mouvance OSR, j'aime les règles minimalistes qui sont prévues pour être complétées en jeu par la meneuse, qui est souvent invitée à prendre une position d'arbitre surplombant. C'est un exercice qu'il faut aimer mais qui amène un certain plaisir dans le game-design à la volée, tout comme le jeu de rôle est une écriture à la volée. Cela a le défaut de faire peser une certaine responsabilité sur les épaules de la meneuse, même si les techniques pour s'en sortir me paraissent bien démocratisées aujourd'hui. 

J'aimerais faire entrer les joueuses plus avant dans ce processus de négociation. Elles ont toujours leur mot à dire - mais non, attend, j'arrive par derrière, obligé que je l'égorge sans qu'il puisse riposter ! - mais ce canal est fortement dominé par la meneuse qui, à la fin, donnera ou inventera la règle à appliquer (que l'on parle d'une règle formelle ou d'une décision ad hoc qui ne sera peut-être jamais répétée). 

Partant de règles très basiques laissant une certaine flexibilité, je pense qu'on pourrait constituer ensemble toutes les règles importantes du jeu. Commençons avec un simple : "d20 + carac VS difficulté" et réfléchissons ensemble aux quelques briques que nous nous donnons. Les avantages sont-ils représentés par des dés supplémentaires à jeter ? par des bonus fixes ? par des dK ? Puis négocions chaque nouvelle règle, pour former petit à petit un corpus propre à la table. À charge de la meneuse de les utiliser et de les rendre ambivalentes : d'accord, si tu veux, les rapières comme la tienne sont des armes exceptionnelles qui infligent d12 dégâts, mais c'est aussi le cas des armes de ces ennemis qui te font face... Cela devrait participer à la fois de la démarche par laquelle la meneuse forge sa propre pratique de l'OSR, et par laquelle elle s'harmonise avec sa table. Côté joueuses, cela demande une agilité mentale pour alterner régulièrement les points de vues de la conception et du jeu, et forcément un certain intérêt pour les deux.

Cela pourrait se faire en même temps qu'une création collaborative d'univers, pour commencer une campagne ou une partie par une tempête de cerveaux qui fixe ce qu'on va jouer en même temps que comment on va jouer et sur quel ton. J'ai une idée que j'aimerais tester : commencer la séance par la création de 3 ennemis-types (Gobelin, Troll, Dragon), par la meneuse, visible des joueuses. Dans l'esprit,
+ le gobelin doit être un ennemi facile à affronter dès le début - seul, un PJ devrait avoir de bonnes chances de gagner ;
+ le troll devrait être coriace pour des personnages de niveau 1, mais jouable s'il affronte seul le groupe entier et qu'une stratégie a été pensée pour déjouer sa capacité spéciale (la régénération bloquée par le feu ou l'acide) ;
+ le dragon devrait être un adversaire mythique que l'on ne peut que fuir au niveau 1

Ces trois monstres pourraient changer complètement selon l'univers. Si c'est une campagne contre des monstres maritimes lovecraftiens, va pour un poissonoïde, un géant des mers et un kraken. Construire leur statblock en ouvert, c'est montrer à quoi il faut s'attendre, donner une première porte ouverte sur la façon dont on compte représenter la difficulté de la campagne - et la discuter en même temps avec la table. En quelques sortes, j'imagine transformer le fameux exemple du dragon à 16PV de Dungeon World en une règle de création.

En jeu, ils serviront de profil de base pour les monstres de la meneuse. Beaucoup d'habitué.e.s de l'OSR n'en ont pas besoin, mais à titre personnel c'est le genre d'outil qui m'aide bien. Je me base sur un nombre très restreints de profils typés et je change une stat ou un pouvoir pour obtenir quelque chose qui convienne à mon besoin. Ils seront aussi les monstres considérés comme habituels et bien connus des PJ, sans besoin d'infodump. 

Je ne sais pas quand j'aurai l'occasion de formaliser et tester cette méthode "gobelins, trolls & dragons" mais Macchiato Monsters (Eric Nieudan) me semble une bonne base pour tenter le coup, pour ses règles simples et très arbitrables. Dragon de Poche 2 (Le Grümph) également, puisqu'il propose déjà de travailler avec la matière que produisent les joueuses.

Et si on oublie toute la partie négociation et création collaborative, est-ce que présenter un donjonverse en dévoiler ses Gobelins / Trolls / Dragons (au sens : présenter un trio d'ennemis-types, quels qu'ils soient) ne serait pas une bonne idée ?

Les clés et les nuages (1) : énigmes, principe de Czege, synesthésie

Je reviens de la convention Eclipse où j'ai pu tester La clé des nuages plusieurs fois, pour le moment seulement avec des ami.e.s. Le jeu dépasse largement mes espérances, malgré des parties très bancales, et me conforte dans l'idée que le matériau de base est bon mais demande encore un vrai travail. Je découvre tout juste ce que le jeu symboliste peut faire, et sans surprise le jeu fonctionnait le mieux quand je jouais avec mon compagnon théoricien Valentin. Cela veut dire, je pense, que le symbolisme dans La clé des nuages n'est pas assez inhérent au jeu, mais amené par compensation par les participant.e.s qui savent déjà ce dont il s'agit. 

Le développement du jeu fait son petit bonhomme de chemin, mais en attendant, je commence à comprendre comment son gameplay de base fonctionne. J'ouvre ici ce qui devrait être une série d'articles, Les clés et les nuages, qui auront pour but soit d'analyser ce que le jeu fait, soit de réfléchir à ce qu'il devrait faire et au moyen de le développer dans cete direction.

Voici donc un premier billet au sujet d'un mécanisme important du jeu, les énigmes, à hauteur de ce que j'en comprends actuellement. Car, à l'extrême inverse d'un Frédéric Sintès publiant un jeu dont chaque aspect est le résultat d'une minutieuse réflexion théorique, j'ai le sentiment de découvrir mon propre jeu sans comprendre grand-chose à sa genèse ! De fait, il faut donc bien garder à l'esprit que mon analyse est faite a posteriori, et n'explique qu'assez peu des idées que j'aurais suivies pour l'écrire. 

Note : encore un article lourd de prérequis... Dans la suite, j'introduis et j'explique ce qu'est le principe de Czege pour moi, mais je brasse aussi les termes de synesthésie (Frédéric Sintès) et de maelström (Romaric Briand) sans les expliciter.

Le principe de Czege

Je me demandais si la remarque allait m'être faite, et à Eclipse, ça n'a pas raté : dans La clé des nuages, la mécanique des énigmes flirte avec les limites du principe de Czege, et quelques frictions en naissent.

Le principe de Czege, c'est simplement l'idée que si une joueuse pose et résout en même temps les difficultés auxquelles se confronte son personnage, le jeu n'est pas fun. Si je décris le dragon qui m'assaille et la façon dont je l'exécute brillamment, je n'ai pas l'impression d'accomplir grand-chose et cela ne sera pas une péripétie passionnante. Rappelons que la simultanéité est importante : si je vainc maintenant le dragon que nous avons collectivement ciblé comme grand ennemi en début de partie, les deux moments sont suffisamment éloignés dans le temps pour que le plaisir de la victoire soit tout à fait possible, après tout ce qu'on a vécu pour arriver jusque là. 

C'est une idée assez naturelle, qui a sûrement servi pendant les balbutiements des jeux alternatifs qui cherchaient d'autres moyens de raconter des histoires ; mais je ne suis pas convaincu qu'elle résolve autre chose que des problèmes de game-design basiques. C'est vrai que choisir de dépasser ses propres obstacles ne procure aucune sensation d'accomplissement en jeu, mais cela revient simplement à dire que l'enjeu de la scène n'est plus l'accomplissement ; il s'est déplacé. Voilà qui pourrait faire une jolie reformulation du principe de Czege :
"Si une joueuse invente puis surmonte en même temps les obstacles que rencontre son personnage, alors le dépassement de ces obstacles ne constitue pas un enjeu pour la joueuse."
La nuance fait sens quand on s'intéresse à certaines formes de jeu en performance, quand le but par exemple est de dire quelque chose de beau, ce qui constitue un enjeu bien réel et tangible.

Il faut quand même dire qu'en faisant ce choix, on se prive de formes de synesthésie classiques, lorsque l'enjeu d'un personnage (trouver un moyen de vaincre l'adversité) est parallèle à celui de la joueuse (trouver un moyen de dépasser le problème posé par, par exemple, la MJ). D'autres parleraient d'un risque de dissonance ludo-narrative, c'est-à-dire la sensation que ce que l'on fait en tant que joueuse et ce qui se déroule dans l'histoire ne disent pas du tout la même chose. Mais ce n'est pas une fatalité ; toutes sortes de propositions de jeu peuvent rendre fonctionnelles des mécaniques dans lesquels on résout sa propre adversité. Et justement..

Synesthésie maelströmique : la création de sens est un enjeu

Voyons le cas de La clé des nuages. La seule forme d'adversité que rencontre le Mage, ce sont les énigmes posées par l'Image qui peuvent être des obstacles clairs et nets, typiquement des portes fermées. Ces énigmes peuvent ensuite être résolues par le Mage de n'importe quelle manière, la joueuse décrivant ses actions et expliquant pourquoi elles fonctionnent sans droit de regard de la part de l'Image ni jet de dé conditionnant la réussite. On n'est pas stricto sensu dans un cas d'application du principe de Czege, puisque l'obstacle ne vient pas de la joueuse du Mage, mais on peut voir une parenté certaine puisque l'adversité est en fait complètement factice, n'importe quelle solution fonctionnant sans que l'Image ne puisse y opposer quoi que ce soit. 

Comme je le dis plus haut, l'idée est que l'enjeu est autrepart que dans le dépassement de la difficulté. Dans La clé des nuages, le Mage est le créateur du sens. Il comprend intuitivement les symboles, voir même la raison d'être des ruines. La joueuse qui l'incarne, à travers sa résolution d'une énigme, explique l'usage d'un symbole, donne à voir la façon dont pense le Mage et donc le dévoile tout autant qu'elle dévoile le fonctionnement des ruines. L'enjeu est donc de trouver une solution qui ait  ou qui crée beaucoup de sens.

Et loin de dissocier joueuse et personnage, je crois que ce mécanisme est au contraire fortement synesthésique. Le Mage étant, d'après le texte, doté d'une intuition infaillible, il se creuse les méninges pour trouver la solution magique tout en sachant déjà qu'il la trouvera. La joueuse, elle, explore le maelström des différentes possibilités (au sens de Romaric Briand) jusqu'à trouver la plus élégante, la plus porteuse de sens à ses yeux. Lorsqu'elle la trouve et la formule, elle sait que c'est la bonne, car le jeu valide automatiquement son idée ; de la même façon que le Mage est censé avoir naturellement l'intuition de la meilleure chose à faire. Le jeu fait la confusion totale entre la découverte et la création du sens.

Cette création de sens est l'étape dans laquelle le symbolisme s'insère. Idéalement, le symbolisme constitue à la fois une lecture supplémentaire de la fiction par les joueuses, et une représentation de la lecture supplémentaire du monde que la magie apporte au personnage. Mais je développerai ce dernier point une autre fois, car l'aspect symboliste de La clé des nuages reste flou et imparfait à l'heure actuelle ; on en reparle quand j'ai les idées plus claires, et que le texte du jeu a progressé pour amener plus facilement ce genre d'effets.

A bientôt pour d'autres clés et d'autres nuages !

La clé des nuages, et autres jeux

Ça ne bouge pas trop ici, ces derniers temps. Je travaille sur l'article 3 du symbolisme, qui devient petit à petit une arlésienne qui me motive de moins en moins. J'espère quand même le sortir bientôt pour passer à la suite.

En tout cas ce n'est certainement pas mon attrait pour le symbolisme qui faiblit, puisque je voudrais diffuser un jeu court que j'ai écris dans les semaines précédentes dans le but explicite  de faire un maximum d'expériences symbolistes, sur une impulsion initiale de Valentin ! Il s'appelle La clé des nuages, il est encore en playtest mais il est suffisamment satisfaisant pour que j'aie envie de le diffuser largement. Je cherche autant de retours que possible pour l'améliorer et le finaliser.

Lien vers la page spécifique au jeu. Ça se joue à deux, ça prend à peu près une heure et il y a déjà un paquet de compte-rendus en ligne.

Et j'en profite pour annoncer l'ouverture d'une page pour regrouper mes jeux ! Enfin, plutôt, "embryons" - aucun n'étant actuellement à un stade que l'on pourrait qualifié de fini, même si certains sont jouables. J'ai pris l'habitude de partager mes brouillons de jeux et de montrer ce que je fais ; dont acte. C'est ici.

On se revoit bientôt. D'ici là, comme dirait l'autre, jouez bien !

Le jeu symboliste (2) : deux remarques sur la mécanique de mobilisation

Admettons que l'on ait construit des symboles dans la partie, ou que chaque participante ait suffisamment activé ses réseaux symboliques importés. Chaque nouveau symbole qui se relie à un réseau est susceptible de permettre de faire intervenir la symbolique dans la partie... oui, mais qu'entend-t-on exactement par "relié" ? Les liens peuvent être forts ou ténus, et ils peuvent être ambigus. 

Les traits spécifiques rendent les liens clairs

Que l'on s'entende : d'après l'article précédent, un symbole est un élément fictionnel précis qui est relié à d'autres choses. Le blason en forme de croix sur le manteau d'un Saint Exécuteur et la croix d'or suspendue sur la façade de son église sont l'une et l'autre des croix, mais sont bien deux symboles distincts, puisque ce sont deux éléments fictionnels différents. Ils sont simplement reliés parce qu'ils représentent tous les deux la même chose.

Et, justement, tous les éléments fictionnels, tous les signes qui pourraient être des symboles sont différents. Dès lors, comment les relie-t-on, jusqu'à quelle niveau de différence peut-on aller sans perdre le lien de vue ? Par exemple, en rappelant comment l'homo erectus a appris à maîtriser le feu, qui lui échappait parfois et pouvait causer des catastrophes, je peux attacher au feu la symbolique de l'outil dangereux. Est-ce que je peux le relier à la voiture, un engin humain puissant mais qui peut causer de graves accidents ? Si je me contente de cadrer une scène où je roule en voiture, l'effet symbolique que j'aimerais déployer est : regardez, ce que fait mon personnage contient un danger et il va peut-être se passer quelque chose de grave. Mais il n'y a pas beaucoup de chances que ça marche vu comme le lien est ténu. 

Pourtant la symbolique peut relier des choses qui sont de nature très différente, comme un feu d'artifice qui zèbre le ciel de lumières étourdissantes et un jet de confettis en papier coloré. Ce qui compte, je crois, c'est qu'un détail sensoriel au minimum forme un lien clair et spécifique. Clair : on doit le distinguer et voir le parallèle facilement ; spécifique : parmi la galaxie des réseaux symboliques que l'on s'est formé, il faut isoler un trait que seuls ont les symboles que l'on veut mobiliser.

Je dis sensoriel pour ne pas dire visuel, mais au fond, tous mes exemples sont des images. Si je veux relier le feu des êtres humains préhistoriques à mon personnage qui conduit une voiture, je pense que j'insisterai sur le mouvement : comme une flamme chaotique qui danse follement, le bolide qu'il conduit vibre, tremble, cahote, perd des boulons, avance en suivant une trajectoire incertaine.

Choisir un trait spécifique et le rendre évident, c'est aussi se donner toute latitude pour interpréter les autres traits en fonction de leur différence. Car relier A et B, ce n'est pas forcément pour dire : A est comme B. Souvent, une nuance se dégage : A est comparable à B, mais voyez comme ils sont différents. Dans l'exemple des feux d'artifice, les deux scènes parlent d'amour, mais le "feu de confettis" de la seconde scène est tellement moins intense que le véritable feu d'artifice de la première ! Cette faiblesse est bien là pour être remarquée : la situation a changé, et les symboles produits par la fiction ont changé en conséquence.

La part d'interprétation qui nous est laissée

Tout cela est bien, mais veut-on toujours rendre claire et univoque la symbolique ? Je pense qu'un plaisir clair de la symbolique en elle-même est de reconnaître et interpréter les symboles. On peut mentionner les liens explicitement, mais je pense que c'est important de laisser les autres joueuses faire d'elles-mêmes le cheminement mental. Dans l'exemple des confettis, une comparaison explicite le rapport avec le jeu d'artifice, mais ce que cela implique est laissé à l'imagination de chacune. Si j'avais plutôt décrit les confettis sous la forme de traînées de couleur qui filent au-dessus de nos têtes, peut-être que j'aurais aussi pu faire de la reconnaissance du symbole un jeu avec les autres. Le genre d'énigme où l'on veut que tout le monde gagne, mais où l'on ne donne quand même la clé qu'en situation d'incompréhension manifeste - en abandonnant l'instant en cours, pour espérer forger la symbolique future. Question d'harmonisation.

Cela me mène à une autre réflexion proche. Si, à la quinzième séance de notre campagne, je montre encore une fois que mon personnage est triste et seul en le faisant regarder le ciel, symbole chargé depuis longtemps et toujours utilisé de cette façon, le résultat va être pauvre. Utiliser dix fois un symbole de la même manière ne mène pas aux mêmes effets symboliques, parce que la répétition finit par appauvrir. Cela devient un gimmick, au mieux. C'est parce que, comme souvent en jeu, une part du plaisir du jeu symboliste provient de l'apprentissage et de la découverte. Si je n'ai aucun cheminement mental à faire, aucune reconnaissance à opérer, je m'ennuie et l'effet est faible.

On touche au plaisir du symbolisme, on avance ! Mais je laisse ça pour un jour suivant ; bientôt, promis, on attaque les raisons de jouer symboliste - ce que cette pratique nous apporte.

Le jeu esthétique est soluble dans le jeu moral

Cet article a été en premier posté sur les Courants alternatifs, ci-au-delà. Je pense qu'il a largement sa place ici, et je vais m'en servir pour la suite, alors autant le rapatrier sur ce blog. Quelques détails ont changé.
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Remarques sur le vocabulaire :
- Il y est question de GNS, uniquement sous leur jour forgien tardif : c'est-à-dire, les démarches créatives Ludiste (le droit de se vanter), Narrativiste (l'histoire maintenant), Simulationniste (le droit de rêver). Les démarches créatives sont mutuellement exclusives parce qu'elles traduisent les priorités de la table. 

- Plus généralement, un paquet de termes viennent de la Forge et des discussions proches : posture d'auteur (jouer pour mener la fiction quelque part), posture de marionnettiste (un abus de la posture d'auteur où l'on omet de préserver la cohérence interne de son personnage), positionnement...

- Tout un pan du vocabulaire vient, enfin, de l'atomistique de Thomas Munier. C'est une typologie des types de fun, attentes, ou encore immersions à une partie : le jeu tactique, le jeu moral, le jeu esthétique et le jeu social. Les trois premiers ressemblent beaucoup à G/N/S, mais l'important est qu'il ne s'agit pas de démarches créatives. La transe et la fascination viennent aussi de l'atomistique et désignent les postures dans lesquelles, respectivement, on joue en pleine immersion esthétique, pour la beauté et la contemplation par exemple, et celle dans laquelle on écoute les autres fournir du jeu esthétique et on s'immerge dans ce qu'elles font. 

L'atomistique a été développée dans quelques longs podcasts sur les Voix d'Altaride, le premier est ici. Pour un shot plus rapide, le plan des podcast est disponible sur les Ateliers Imaginaires, mais il n'y a quasiment aucune phrase. Il y a quand même un joli paragraphe justement sur la porosité entre jeu esthétique & jeu moral.

Ces derniers temps, je réentends parler de Démiurges de Frédéric Sintès ; un jeu que j'ai lu, mais toujours pas testé, mais ça me fait pas envie, mais quand même je pense que je kifferais. Toute une histoire. Cela réveille des questions enfouies en 2017 mais jamais trop explorées pour moi, et je suis avide d'entendre ce que vous avez à raconter sur le sujet.

Jeu esthétique & démarches créatives forgiennes

Je suis principalement un joueur esthétique, au sens des atomes de Thomas Munier. Je veux dire par là que je trouve mon fun maximal quand la partie permet d'explorer un canon esthétique intéressant, de se focaliser sur une performance (descriptive par exemple : les contemplations de Happy Together), une ambiance, des scènes aussi. Et c'est dans les scènes, dans la fiction, dans l'esthétique et la symbolique que je trouve mon immersion, mon plaisir de joueur, mes moments de transe et de fascination

Par opposition, je suis peu capable de rentrer dans la peau d'un personnage, et très résistant à l'immersion morale, au bleed (tant que le bleed ne concerne que le personnage). Les atomes ne sont pas exclusifs, et je vois ce que sont les plaisirs de jeu tactique, moral, social ; je parle surtout de préférence. En termes de GNS, cela ne veut pas dire que je ne peux pas contribuer à des démarches créatives qui ne sont pas simulationnistes ; récemment, dans une partie d'Aux marches du pouvoir, j'ai pas mal teinté le jeu vers du ludisme très marqué. A la fin, j'ai gagné, j'étais le nouvel Empereur et les autres avaient perdu : j'avais le droit de me vanter. Le fait que je sois un joueur esthétique transparaissait pourtant ; ne serait-ce que dans ma façon de mettre en scène mon personnage - j'ai dû passer plus de temps à décrire la lumière ambiante que ses attitudes.

Mais j'isole aussi des souvenirs de parties de jeux moraux, où mon comportement semblait presque à contre-courant : je déployais un jeu esthétique qui se contentait vaguement de prendre une couleur morale de temps en temps. Parfois, cela amenait des conflits ; mais parfois, le résultat était synergique.

Résoudre les conflits

Si j'ai cité la GNS un peu plus haut, c'est parce que je crois que les démarches créatives sont - en plein dans le mille - l'outil pour expliquer les conflits. La friction entre mes priorités (faire de belles scènes, par exemple) et celles des autres (éprouver la moralité de leurs personnages) nous empêchait en tant que table de développer une démarche créative générale (N, en l'occurrence). Jouer la tragédie pour la tragédie, jouer des personnages qui s'autodétruisent pour le plaisir de les voir brûler fort. Comprendre que trouver une dynamique saine autour de la table demande que nous contribuions tous à une même démarche créative me semble être un propos du Big model. Mais... une démarche N, c'est large. Il y a beaucoup de façons différentes d'y contribuer, non ?

Je me souviens d'une mémorable partie de Dogs in the Vineyard qui, si elle a mené à un conflit entre joueurs et joueuses qui a été très compliqué à comprendre pour moi à l'époque, a aussi généré du jeu de façon inattendue et puissante. J'ai incarné un personnage plutôt conciliant, mais un peu vicieux ; quand nous avons commencé à comprendre ce qui se tramait dans le village où nous enquêtions, le groupe a réfléchi et trouvé un consensus à propos de ce qu'il conviendrait de faire. Toute la Gaule ? Non ! Un irréductible PJ trouve que finalement cette grande décision est une grande erreur, et qu'il faudrait absolument faire l'inverse. Alors, l'irréductible PJ sort son flingue et braque les autres Dogs. Et s'invente au passage un trait et une relation qui justifient qu'il en a marre et qu'il veut vraiment que ça se passe comme il l'entend. 

Le résultat, c'est une partie qui a duré 8h au lieu de 5, et qui s'est terminée par l'exécution froide de mon personnage, d'une balle dans la tête en pleine forêt, au petit matin. Le groupe a dû se positionner vis-à-vis de mon personnage, trouver une sanction à mon comportement. Cela a donné des scènes incroyables et très fortes, ainsi qu'une certaine tension que le MJ a résumée de la façon suivante : c'était cool, mais tu n'as donné aucun signe, on n'avait aucun moyen de savoir que tu allais jouer ça. Il y avait à table des tensions que je ne comprenais pas bien à l'époque.

Diagnostic ? J'avais envie de débats âpres, d'explorer des scènes de confrontation hyper tendues où les Dogs braquent d'autres Dogs en se prenant pour des dieux sur terre. Dans un Inflorenza où on découvre son personnage jusqu'à la fin de la partie, ça passait crème. Dans un Dogs, où les seuls outils à ma disposition servent à exprimer et explorer la moralité de mon personnage, je n'avais pas vraiment les moyens d'amener sainement cette confrontation. Alors j'ai pris une posture de marionnettiste, en alignant à la volée les convictions de mon personnages avec mes intentions en tant que co-auteur de la fiction.

C'était intéressant pour moi parce que ça m'a permis d'amener sur le tapis ce que je voulais jouer (la confrontation brutale). Mais, et c'est mon point principal, c'était aussi intéressant pour les autres même s'ils et elles jouaient moral : parce que cela enrichissait les dilemmes pour eux, cela créait une nouvelle situation vis-à-vis de laquelle se positionner. Qu'est-ce que mon personnage pense des Dogs qui pointent leurs flingues sur leurs confrères ? Est-ce qu'il serait prêt à le condamner à mort, et à tirer la balle lui-même ? Comment j'assume mon rôle de Dogs vis-à-vis de la communauté, qui a les yeux braqués sur nous ?

...Evidemment, sans la tension à table, ç'aurait été mieux. La grille forgienne m'aide à comprendre pourquoi mon comportement mettait en danger la démarche créative de la table et était source de conflits. Ce que je voudrais, maintenant, c'est trouver le ton juste pour retrouver ce renfort N tout en jouant avec les autres.

Au service du jeu moral

Car la démarche de la table, dans cet exemple, était ou bien N ou bien n'était pas du tout. Mon comportement était soit dysfonctionnel, soit en renfort - d'une façon ou d'une autre - de la démarche N qui s'est bien déployée ici.

Toujours est-il que de ce gros exemple je veux dégager une dynamique possible pour les gens comme moi, qui veulent quand même participer aux jeux moraux : jouer au service (!!) du jeu moral des autres, et trouver un plaisir de spectateur à la fiction que l'on tisse. Je crois me souvenir d'avoir entendu Eugénie dire qu'elle jouait esthétique à Inflorenza Minima, en disant que les dilemmes ne l'intéressent que s'ils sont évidents, qu'ils lui permettent de choisir l'option sacrificielle par laquelle son personnage avance en perdant tout. Je me retrouve assez là-dedans, et c'est ce que je peux faire de plus immergé - pas dans le personnage, pas juste dans la fiction, mais dans un entre-deux où, fasciné et en transe, je pousse mon personnage vers ce que j'ai le plus envie d'explorer. Contrairement à l'exemple de Dogs où mon personnage débordait sur son environnement pour amener les choses qu'il voulait jouer, Inflorenza Minima est plutôt le genre de jeu où je vais vouloir mettre mon personnage au diapason de son environnement, en l'absorbant, en prenant ses couleurs. 

J'ai un autre exemple de partie en tête, qui montre un aspect purement synergique des atomes esthétique & moral. Dans Dream Askew, je jouais le Maelström Psychique (...et aussi un personnage, certes) ; il y a eu une scène de confrontation entre quelques policiers du monde extérieur et le n°2 de notre enclave. Mon personnage n'était pas présent, et les deux factions discutaient durement. En tant que maelström, j'ai décris comment la tension extrême poussait un policier à tirer - accidentellement - avec son arme. Il n'a touché personne, mais cette touche descriptive augmentait les enjeux de la scène, les rendait plus palpable, accentuait la difficulté de la négociation. (En face de moi, le joueur qui incarnait le Manque & les Ressources a décrit la balle qui perçait notre citerne d'eau ; une interaction incroyable qui m'a mis le cerveau en ébullition pour les 3 semaines qui ont suivi). J'ai adoré jouer cette balle, et je vois tous les terrains d'expérimentations que je pourrais trouver dans ce genre de situation. Jouer des visions d'un futur proche pour mieux informer le présent, comme le fait Thomas dans plusieurs de ses jeux, par exemple : c'est un trip typiquement esthétiste mais utilisé en renfort du jeu moral, pour empesantir les décisions qui vont être prises.

Modalités

La première question que je me pose, c'est simplement : est-ce que ça vous paraît sensé, facile, difficile, évident ?

La suivante, c'est de savoir quelles sont les modalités de la joueuse esthétique qui veut contribuer à une démarche créative N. Les exemples ci-dessus me semblent dégager plusieurs voies possibles et différentes.

+ Un point qui me frappe, c'est que dans la plupart des exemples que je donne, on dirait que je prends un rôle de MJ. Mon intervention à [i]Dogs[/i] ressemble un peu à un [i]bang[/i], comme si j'avais pris sur moi la responsabilité de relancer la partie. Dans Dream Askew, je jouais un cadre, pas un personnage - donc exactement un rôle de MJ ; et en plus, c'était à un moment de la partie où j'avais volontairement fait disparaître mon personnage pour pouvoir me concentrer sur le cadre.

+ La posture d'auteur - un terme que, ah, je n'aime pas ! - me semble pouvoir toujours s'insérer dans les jeux ; mais pour s'éviter les tensions que j'ai mentionnées, il faut certainement être attentive à éviter la posture du marionnettiste, qui donne l'impression aux autres que l'on se fiche pas mal des enjeux moraux

+ L'exemple d'Inflorenza Minima joué autour de la perte de soi et du sacrifice tragique est très différent. C'est une immersion esthétique qui s'attache plus au personnage qu'à la scène, sans surplomb, mais dont le but me semble être quand même de produire une fiction émouvante. J'appellerai ça jouer la main sur l'épaule du personnage : on marche à ses côtés, on partage ses peines, on le guide vers la suite. Parfois on l'épaule vraiment pour surmonter ce qu'il vit, parfois on le guide vers pire encore - comme si on savait mieux que lui ce qui doit l'attendre, comment il doit finir. Parfois j'ai l'impression de devoir autodétruire mon personnage par logique karmique, pour lui montrer que ses actions sont mauvaises.

+ La symbolique renforce la fiction, en faisant des liens formels entre deux scènes. Si ces scènes sont aussi liées dans la fiction, cela donne une forte impression de cohérence. Jouer symboliste, dans mon expérience, renforce l'esthétique ; mais cela peut aussi être fait au service du jeu moral : symboliser les décisions par des éléments externes, mettre en lumière la déchéance d'un personnage à travers son environnement ou en jouant une scène miroir de celle, il y a longtemps, où il partait à la guerre tout fringuant. Jouer symboliste, c'est souvent chercher l'ironie dramatique qui ne manque pas de poindre lorsqu'un personnage trahit ses convictions.

Et maintenant que la porte de la symbolique est ouverte, ce dernier point motive un prochain article !

Le jeu symboliste (1) : les bases

Cet article est né de longues interrogations internes, et est un premier pas pour comprendre une pratique qui est fondamentale pour moi et qui a soutenu la plupart de mes meilleures parties. Ce qui suit est une première pierre, vouée à être développée, précisée, transformée si nécessaire. Il y aura probablement d'autres articles sur le sujet, et il est aussi possible que ce texte soit en partie remanié et édité.

Merci à Valentin et Felondra pour toutes les clarifications, le vocabulaire et les réflexions qui m'ont permis d'enfin mettre le doigt sur ce dont je voulais parler. 


Avant d'en dire plus, commençons par préciser ce que le jeu symboliste n'est pas. Il ne s'agit pas, ici, de parler des jeux dans lesquels la fiction fait intervenir du symbolisme plus ou moins ésotérique,  comme le feraient par exemple Nephilim ou L'appel de Cthulhu. C'est ce qu'on pourrait appeler le symbolisme intradiégétique : il fait partie de la fiction, de l'univers de jeu.

Jouer symboliste, c'est faire du jeu de rôle en créant des symboles, et en les utilisant pour renforcer voire pour porter la fiction. C'est donc une pratique qui se situe au niveau des joueurs et des joueuses, et qui peut être complètement invisible aux yeux de leurs personnages.

Définir le jeu symboliste

Commençons par un exemple, pour y voir un peu plus clair.

Sous les lumières dansantes du feu d'artifice, nos lèvres se frôlent. Pour la première fois, nous nous embrassons.
[...]
Je relis son SMS, l'air médusé. Alors, ça y est, je suis à nouveau célibataire. Je pousse un grand soupir et jette un oeil aux préparatifs de la fête d'anniversaire surprise, autour de moi. Morne, je saisis une poignée de confettis, que je lance mollement en l'air. Ils retombent comme un feu d'artifice ridicule, dans une pluie de couleurs mièvres et fades.
Ce sont deux moments d'une histoire, présumément le début et la fin d'une romance. Sans plus de détails, l'intrigue se résume à peau de chagrin : deux personnages s'embrassent, et plus tard se séparent par SMS. Mais il y avait une chose en plus : cette histoire de feu d'artifice, un lien visuel qui se surajoute à l'ensemble. La connexion supplémentaire qu'ajoute ce visuel n'est pas cruciale - on ne perd rien à l'intrigue si on supprime le feu d'artifice - mais renforce l'effet de la rupture en exprimant la même chose sur un plan symbolique, ou en amenant une nuance. Si le feu d'artifice représente l'amour entre les deux personnages, alors le ridicule feu d'artifice en confettis de celui qui reste à la second scène signifie peut-être qu'il garde encore les restes de sentiments amoureux à l'égard de l'autre, mais qu'ils sont amoindris, affaiblis, et surtout qu'ils ne sont plus partagés.

C'est ça, jouer symboliste : connecter des éléments esthétiques pour enrichir des moments de narration clé. Voici quelques définitions utiles, qui me viennent de Valentin :


1. Un symbole est un élément fictionnel (mot, image, son, acte...) qui, par association, représente quelque chose de plus.
2.  Plusieurs symboles reliés forment un réseau symbolique
3. La symbolique est l'effet produit par la mise en relation de symboles, c'est-à-dire la mobilisation d'un réseau symbolique pour enrichir ou altérer le sens d'un élément en jeu.

Le point 3 n'est pas très parlant ! Défricher le terrain des effets possibles me semble un gros boulot. Avant cela, j'aimerais m'attarder sur les origines possibles des sens multiples que l'on associe à un symbole. D'autres articles discuteront plus tard de l'utilisation de la symbolique.

Liens importés et liens internes

Si un symbole est un symbole, par définition, c'est qu'il évoque quelque chose d'autre - qu'il mobilise un réseau symbolique pour donner plus de sens à un élément fictionnel auquel on s'intéresse maintenant. 

En jeu de rôle, on peut distinguer grosso modo deux origines possibles pour les  liens entre les symboles : venus de notre imaginaire commun, ou construits pendant le jeu. Appelons les premiers "liens importés" et les seconds "liens internes". 
[Digression : la distinction me semble claire mais il y a une certaine porosité. Un lien construit pendant une partie puis réutilisé pendant toute une campagne finira peut-être par appartenir à l'imaginaire commun d'une table, et pourra donc être mobilisé dans d'autres campagnes plus tard, exactement à la façon d'un lien importé. Egalement, un lien importé peut n'être clair que s'il est reconstruit pendant la partie ; auquel cas il ressemblera plus à un lien interne.]

Dans l'analyse de l'exemple précédent, je me suis focalisé sur ce second point ; le feu d'artifice est chargé de sens dans la première scène (il représente la passion amoureuse) et ce sens est exploité dans la seconde scène. Mais chaque personne vient à la table avec ses références, ses capacités d'interprétation, et chaque symbole d'une partie peut aussi porter du sens en mobilisant un réseau symbolique qui préexiste à la partie. Est-ce que dans la première scène, le feu d'artifice n'amenait pas déjà une symbolique pertinente ? Le feu de la passion, l'explosion de couleurs rapides et magnifiques qui percent la nuit, voilà qui représente une forme de passion amoureuse, voilà qui apporte une nuance à ce premier baiser en mobilisant tout un cadre interprétatif que nous avons déjà.

On pourrait aller plus loin et dire que chaque signe, chaque élément qui intervient dans nos parties est un symbole qui porte toutes sortes de sens. Une part de ceci est commune à toutes les personnes autour de la table : le feu est un exemple facile de symbole très évocateur et chargé de beaucoup de sens. Si, dans un univers fictionnel, j'annonce que pour libérer les gens touchés par la Corruption Démoniaque, il faut les brûler, tout le monde autour de la table va opiner du chef, parce que cette image est parlante et claire. En France, elle évoque les bûchers, par exemple. Le feu purificateur. Une autre part de la symbolique peut être plus personnelle et invisible. Si je suis agoraphobe et que mon MJ me décrit le grand centre commercial bondé où mon personnage va faire ses courses de Noël, il mobilise sans le savoir une image étouffante et angoissante dans ma fiction alors qu'il voulait en faire quelque chose de moins chargé. Il faut aussi voir que les symboles qui veulent dire quelque chose pour tout le monde, comme le feu, n'ont jamais pour autant les mêmes nuances, les mêmes sens précis.

Je postule que la symbolique, il s'en produit déjà un peu à toutes les tables, de façon plus ou moins consciente. Souvent, cependant, l'effet est mineur : tant que les symboles dorment, que l'on ne joue pas pour les mettre en valeur, leur sens ajouté n'apporte pas grand-chose. Peut-être que le feu d'artifice était juste un bout de description pour faire joli, qui aurait pu être remplacé par un concert ou une fête.

Pour que les effets de la symbolique ne soient pas des coïncidences accidentelles, qu'ils soient utiles et permettent de dire quelque chose de plus, il faut donc un ensemble de techniques de jeu. C'est cela, le jeu symboliste.

Dans la suite de cet article, je vais mettre en sourdine l'utilisation des liens importés. Analyser ce qui se passe lorsque nous y faisons référence, et comment nous faisons pour montrer que telle ou telle symbolique est effectivement pertinente et importante maintenant, me semble très compliqué. Je vais donc surtout parler de l'autre versant, les liens internes, même si l'essentiel de ce qui suit vaut pour les deux.

Le jeu symboliste : les deux mouvements

La symbolique est l'effet produit par la mise en relation de symboles. Comme les symboles sont des éléments fictionnels, cela veut dire que la symbolique va intervenir lorsque l'on décrit de tels éléments dans la fiction.
[Digression : "décrire" est à prendre au sens large : comme les symboles peuvent être des actions, les décrire peut simplement être le fait de les mettre en scène. "Je me jette sur lui et je le poignarde" est une description qui fait intervenir le symbole "poignarder" - comme Brutus avec Jules.]

En suivant cette définition, je pense que l'on peut voir de façon très schématique deux mouvements, deux catégories d'actions différentes en jeu qui vont permettre de déployer le jeu symboliste dans une partie :
1. transformer un signe en symbole, en lui donnant d'un sens particulier, ou enrichir un symbole qui existe déjà. On dit qu'on charge un symbole.
2. Faire intervenir un réseau symbolique pour donner du sens ou apporter une nuance à quelque chose qui se passe dans la fiction. C'est là qu'on parle de symbolique et on dit qu'on mobilise.

Il y a sans doute de nombreuses façons de charger et de mobiliser, mais je ne suis pour l'heure pas du tout capable de faire une typologie plus précise.
Il faut forcément qu'un symbole soit chargé (1.) pour être ensuite exploité (2.), mais il faut voir que souvent le moment de réutilisation apporte aussi un nouveau sens au réseau symbolique et enrichit le symbole, de sorte que lorsque 2. se produit, en général 1. se produit aussi.

Dans l'exemple du feu d'artifice, il se passait probablement longtemps entre les deux scènes. En fait, la mobilisation peut se passer juste après la charge :

Fébrile mais déterminé, le jeune architecte descend une à une les marches du grand escalier noir, plongeant dans les profondeurs obscures du château.
De son côté, le vieux chevalier gravit plein d'entrain les marches de l'escalier qui mène aux remparts. Le château est baigné de lumière, le soleil éclatant fait briller ses pierres dorées
Cet exemple vient de ce compte-rendu d'une partie de Déclin et les deux actions sont issues de narrations de deux personnes différentes. Je jouais le vieux chevalier, et je me suis emparé à la volée des symboles que manipulait l'autre joueuse (l'escalier qu'on descend, le château sombre) pour montrer combien mon personnage était à l'opposé du sien (l'escalier qu'il monte, le château lumineux). Ces liens en font ressortir un autre, la jeunesse de son personnage opposée à la vieillesse du mien, et montrent sans que ce soit jamais dit que nos personnages sont dans des dynamiques contraires, sans qu'aucun autre contexte ne soit nécessaire.

Et après ?

Mon espoir est que cet article donne le vocabulaire pour permettre d'analyser le jeu symboliste. Je suis resté très théorique pour le moment ; maintenant que le sujet est ouvert, on se revoit bientôt pour voir ce qu'on peut faire avec. J'ai un sac plein de trucs à discuter, mais ce sera pour une autre fois ; à bientôt !

Et si on jouait... (16)

...les rédactrices et lectrices d'un blog réenchanteur, peut-être fantastiquement complotiste, peut-être sombrement ésotérique, peut-être juste magique ?

Plusieurs projets de jeux autour de moi se posent la question du réenchantement du monde, via une grille de lecture que l'on superposerait à notre quotidien. C'est l'idée d'un GN inspiré du jeu de rôle Happy Together, imaginé par Arjuna Khan ; c'est l'idée des balades sludgecore de Thomas Munier ; c'est aussi, dans un registre différent, celle de Nephilim et notamment d'un hack narrativo-végan en cours d'écriture par Mathieu Leocmach.

Mais aujourd'hui je pense surtout à Sur la route de Chrysopée, le jeu de rôle épistolaire de Morgane Reynier où deux personnes incarnent un alchimiste et son apprenti qui s'échangent des lettres et rendent compte de leurs découvertes. Si je ne me trompe pas, le jeu invite notamment à s'envoyer des photos pour les réinterpréter, à voir ce que l'on voyait déjà sous un autre jour.

Les jeux épistolaires restent un grand mystère pour moi qui n'y ait jamais touché, et je me demande ce que nous pourrions faire d'un blog ou un forum où tous les posts doivent être anonymes. Une base - quelques paragraphes tout au plus - fournirait une nouvelle grille de lecture au monde : les fées existent et elles ont laissé des traces magiques un peu partout ; les voyageurs temporels sont parmi nous, et ils ont un message à nous faire passer ; ou carrément : nous sommes des mages, et nous cherchons à comprendre les champs de force qui traversent le pays. Puis des utilisatrices du forum posteraient leurs propres découvertes, photos, théories sur toutes sortes de faits, réflexions sur l'impact de la magie dans l'histoire. Sans chercher à se faire rire - il ne s'agit pas de se moquer des complotistes et des théories qui existent déjà, mais plutôt d'en imaginer de toutes nouvelles à vocation de découvrir ensemble des merveilles secrètes.

Un pur support de spéculation symboliste et de douces réinterprétations. Un jeu épistolaire anonyme, où l'on ne sait jamais qui participe. 


Et si on jouait... (15)

...une terrible histoire de vengeance, romanesque et familiale, jusqu'à son accomplissement et surtout au-delà ?

Dans la culture populaire, combien de fictions linéaires sont des histoires de vengeance ? Parent, amant-e, fils ou fille, un personnage perd quelqu'un de cher et se lance dans une longue quête vengeresse qui le mène vingt ans plus tard à retrouver la cause de son malheur pour lui faire payer son crime. S'il faut finir bien, alors le personnage, délivré, peut enfin reprendre une existence normale ; sinon, le goût de la victoire est amère et la mort laisse un grand vide.

Et après ? 

Jouons les quelques conjurés qui jurent de faire chuter une sorte de figure du mal à qui l'on reproche un drame terrible. A la façon de Polaris, soyons quatre : un-e protagoniste déterminé-e ; un-e ennemi-e juré-e ; un-e ami-e loyal-e, mais inquiet-e ; et une quatrième personne qui poursuit l'ennemi, mais pour une raison différente. Le sentiment d'injustice remplace le Zèle, et diminue au profit du Cynisme. Tuer l'ennemi est un passage obligé du jeu ; à la suite de quoi, celle qui l'incarnait joue  son fantôme, ou simplement les pensées délétères du monde, la rumeur populaire.

Explorons le malaise que produit le meurtre, l'effondrement d'une vie construite sur la vengeance, le retour impossible à la normale. Est-ce que cela valait le coup ? Quel cycle de la vengeance entérine-t-on, comment s'en libérer ?


Et si on jouait... (14)

...une séance de team-building en outer workspace, entre start-uppers venus brainstormer leur business model ?

Les personnages incarnés, en plus du leader qui n'est pas un PJ, sont ensemble dans un lieu éloigné de la ville et isolé. Par exemple un chalet dans la montagne, le temps d'un week-end. C'est le moment de mettre de côté ses petites histoires personnelles et de réfléchir grand pour enfin disrupter le cash-flow. Peut-être aussi une idée géniale viendra-t-elle de cet instant d'apaisement et de réflexion ? La forme de cette montagne, la façon dont ce nuage l'évite, n'est-ce pas une parfaite image de la stratégie qu'il nous faut adopter pour nous démarquer de la concurrence ?

C'est un théâtre pour Inflorenza. Six thèmes représentent six tendances, six grands courants, idées générales sur l'entreprise ou plutôt sur le monde - car la correspondance est évidente. Ce ne sont pas des mots, mais de courts messages inspirants et profonds sur fond de stock-photos de coucher de soleil. On les tire aléatoirement grâce au générateur InspiroBot. Les tirages ne sont pas toujours très parlants, il vaut mieux donc prendre le temps d'en regarder un certain nombre avant d'en sélectionner 6 ensemble. Pour plus de fluidité, chaque joueuse en sélectionne un ou deux en avance et on choisit les 6 en mutualisant.  N'hésitez pas à déployer une forte valeur symbolique autour de chacun ; n'importe quel message parle de l'entreprise quand on se force un peu !

Avant de commencer chacun choisit deux des six images-thèmes et explique en quoi c'est un message qui lui semble relié à l'entreprise ; puis on joue. Si on n'a pas de matière pour discuter entreprise et rentrer dans le vif du sujet, on peut commencer par de simples scènes de vie : se tromper de route pour venir, aller faire des courses dans le village proche, essayer de faire marcher le chauffage, etc.

Quelques adaptations de règles. Si un personnage disparaît (c'est-à-dire, lorsque toutes ses phrases sont perdues), c'est qu'il ne supporte pas le rythme et a quitté l'entreprise. Il rentre chez lui et change de métier. La première joueuse dont le personnage disparaît peut jouer le leader, qui était jusque là un PNJ. Ensuite, il n'y a plus d'ajout de personnages donc les éventuels autres joueuses sans personnage terminent la partie en s'occupant du décor et en suggérant des idées.