L'objet et le bleed

Dans cet article j'appelle Texte d'une oeuvre l'ensemble des signes dont elle est constituée. Pour un roman, le Texte est juste le texte, ou encore le récit. Au cinéma, ce serait le déroulé des images avec le son, bref le film comme objet. Dans une partie de jeu de rôle, le terme désigne à la fois ce que disent les joueuses, leurs gestes pertinents, les feuilles de personnage, etc. Tout. Il y aura une définition plus détaillée bientôt.

Je ne suis pas philosophe mais... j'ai maintenant une théorie de l'objet qui me paraît puissante pour poser quelque part une pierre stable et regarder ce qu'on peut atteindre à partir de là. Dans cet article, je m'inspire de quelques idées de base de phénoménologie - je ne pourrais pas aller très loin, je n'ai vraiment pas les lectures qu'il faudrait pour le moment - pour réfléchir à la façon dont les fictions constituent des objets, au moins au titre d'illusions. Bien sûr, j'ai surtout en tête le JDR et le GN comme champs d'applications, et il faudra comprendre l'interaction (intercréation ?) envers les objets spécifique à ces médias.

1 Introduction : phénoménologie de la perception

Voici un objet de la vie courante, où on entend pour le moment objet au sens habituel de chose matérielle qu'on peut posséder.
Vous pouvez sans doute vous imaginer prendre cette tasse dans la main, la soupeser, la tourner, regarder au fond, etc. Pourtant, ce que je vous ai présenté n'est pas un objet en 3D, en céramique avec un certain poids et une certain granularité, mais seulement une image en 2D sur l'écran.

Vous avez reconnu une tasse, parce que vous avez une notion de ce qu'est une tasse en tant qu'objet. Vous vous l'êtes sans doute constituée il y a longtemps quand vous avez découvert une tasse pour la première fois de votre vie, et que vous l'avez tenue, que vous avez joué avec, que vous l'avez faite tourner entre vos doigts jusqu'à avoir le sentiment de connaître sa forme, son poids, etc. Ce que votre cerveau a fait alors, c'est agréger et "aligner" en quelques sortes un ensemble disparate de perceptions : visuelles avant tout, mais aussi tactiles et plus généralement corporelles, auditives quand la tasse est tombée, etc.

Une propriété intéressante de ce processus cognitif, outre le fait qu'il soit complètement sous-marin et intuitif alors qu'il est très complexe, c'est qu'il consiste à fabriquer mentalement un objet synchronique (à comprendre ici comme : existant hors du temps, formant un tout cohérent en 3D avec une matière, un intérieur, etc.) à partir d'impressions reçues chronologiquement (tout ce que nous voyons n'est jamais qu'un flux constant et continue d'images en 2D, nos impressions rétiniennes, dans lequel rien n'est isolé et bien découpé sagement : la tasse bouge entre nos mains, mais nos mains aussi, le monde autour aussi...). Les sémioticiens pourraient reconnaître ici un propre du langage, ce qui me pousse à dire que la perception n'est jamais un phénomène brut mais toujours une lecture du monde : le langage rend des idées synchroniques à travers la succession. Dans la phrase "le petit chat est mort", "petit" vient avant "chat" qui vient avant "mort", mais dans l'événement dont elle rend compte - la mort du petit chat, donc - "petit" n'est pas quelque chose qui se déroule chronologiquement avant "chat" ; ces deux mots ensemble forment un même objet synchronique, le petit chat. Le fait qu'ils se succèdent est un impératif que la langue nous impose, mais cette succession ne représente pas de chronologie.

Les objets que nous nous constituons ainsi ont aussi la propriété d'exister dans notre cerveau indépendamment du monde. Si je casse la tasse, je peux encore me la représenter intacte, je peux me faire une image mentale de ce qu'elle était avant, je peux continuer à y penser comme à la tasse intacte. Mon cerveau peut imposer aux objets qu'il détient des rapports contrefactuels, c'est-à-dire qui ne sont pas la représentation de faits vrais dans le monde.

C'est ça, l'Objet : cette chose que je conceptualise, que je tiens pour hors du temps et hors du monde, quand bien même je suis souvent enclin à la confondre avec ce qu'il y a dans le monde et que je reconnais comme étant l'objet. Tant que la tasse n'est pas cassée, je ne distingue pas la tasse-objet et la "vraie" tasse. Un objet peut être une tasse ou un bureau, mais aussi une personne, un lieu... et peut-être même un événement, quelque chose qui a eu lieu ; n'importe quoi dont je crois qu'il existe à partir d'un vaste ensemble de perceptions ou de connaissances qui me permettent de l'imaginer comme un tout cohérent. Pour reprendre le parallèle avec la langue, une caractéristique de l'objet en tant que trace mentale c'est qu'il me permet de faire des reformulations, dans un sens très large. Reformuler, c'est présenter autrement un même contenu. Je peux si je le veux m'imaginer à quoi ressemblerait ma tasse posée à l'envers et regardée depuis le haut, quand bien même je ne l'ai jamais vue sous cet angle : l'objet n'est pas qu'une collection organisée de perceptions, c'est une chose inférée à partir de ces perceptions et qui permet de construire de nouveaux énoncés. Si je dis "le chaton que nous avions recueilli s'est fait écraser", ce pourrait être une reformulation de "le petit chat est mort" à condition que nous ayons suffisamment d'informations sur le petit chat pour savoir 1. qu'il est assez jeune pour être qualifiable de chaton, 2. qu'il est mort écrasé. Si cet événement s'est constitué pour nous comme un objet, alors nous sommes capables de faire ces (re)formulations.

Dernière chose. Cette photo de tasse que j'ai utilisée pourrait n'être qu'un dessin très bien réalisé, et ne pas être en fait la photo d'une chose réelle. Auquel cas, la tasse-objet n'existerait pas dans le monde autrepart que dans notre cerveau. De même, aucun petit chat n'a réellement été blessé dans la rédaction de cet article. Ces objets que nous avons commencé à nous constituer sont des contrefactuels purs.

Et du contrefactuel au fictionnel, il n'y a qu'un pas.

2 Objets fictionnels

Le mois dernier, j'ai vu les trois saisons de la série animée Shingeki no kyojin (L'Attaque des Titans) pour me préparer à un GN qui devait se passer dans cet univers et en reprendre les thématiques générales et certains développements. Dans Shingeki no kyojin, tout ce qui reste de l'humanité est enfermé sur quelques centaines de kilomètres carrés, contenu par trois gigantesques murs ; au-delà, c'est le territoire mortel des Titans.

Il y a beaucoup de prises de vue et d'informations sur les murs. On les voit de haut, de loin, de près, on connaît leur couleur sous plusieurs lumières différentes, etc. Certaines de ces informations sont même l'occasion de pages spéciales du manga ou de schémas arrêtés dans l'anime, se soustrayant à la fiction le temps de nous expliquer en détail comment ils sont. Et, en tant que spectateur.ice, on en sort avec une image claire et précise de ce que sont les murs.


Je me suis constitué les murs comme des objets fictionnels ; au contact de Shingeki no kyojin j'ai été pris dans un processus d'objectivation. Je sais que les murs n'existent pas réellement, mais je peux les manipuler mentalement, je peux faire exactement comme s'ils existaient parce que j'ai suffisamment de perceptions agglomérées à leur sujet, et que ces perceptions sont cohérentes. Par exemple, je peux m'imaginer faire le tour des murs en les longeant par le haut comme si je volais, sans que l'anime ou le manga aient eu à me montrer ces plans précis. Un travail de phénoménologie consisterait à comprendre quelle quantité de contenus et quel type de contenus j'ai besoin de visionner pour pouvoir me constituer un objet visuel ; je n'ai pas besoin de tous les angles de vue, seulement de quelques angles les plus informatifs possibles. Je crois que c'est le sujet de recherche de Jean Petitot, le conférencier avec lequel j'ai découvert la phénoménologie, et qui étude cette question au croisement entre géométrie et neurosciences. Mais laissons ça de côté.

Remarquez que ça ne marche pas du tout avec les formes d'art qui se centrent sur le formel plutôt que sur le contenu, comme la poésie symboliste qui n'esquisse jamais assez pour que le moindre objet soit fidèlement constituable. Dans ces vers de Mallarmé :

Solitude, récif, étoile
À n'importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile

Il n'y a presque rien qui saute aux yeux comme pouvant constituer un objet. Y a-t-il effectivement un récif, et une étoile, et une toile ? Comment sont-elles ? Qui se fait du souci ? Comment ce souci peut-il être blanc ? et ainsi de suite. On peut bien trouver des poèmes moins obscurs qui décrivent explicitement certaines choses, mais je crois que le coeur de la poésie réside précisément dans l'impossibilité de sa reformulation - puisque tout est dans la forme - et, par là même, dans son inobjectivabilité. Cela rejoint aussi mes réflexions sur le jeu poétique [1] autour de jeux comme Dragonfly Motel qui ne peuvent toucher à la poésie qu'au prix de l'inintelligibilité de la fiction, et à l'idée qu'une pratique du JDR dans laquelle on commence par créer un personnage en lui donnant des propriétés objectives écrites sur une fiche est en soi antipoétique. Dans le sens particulier que je donne à poétique, le jeu de rôle traditionnel est par défaut antipoétique.

Remarque. Bien sûr, il faudrait discuter du fait que deux personnes différentes n'objectivent pas de la même façon et qu'on peut produire au sujet d'un objet fictionnel - et même réel - des énoncés différents et contradictoires. C'est ce dont parle une partie de la théorie du maelström [2], sur la façon dont ce que nous objectivons à partir du récit peut différer largement d'une personne à l'autre. Je vais laisser ça de côté pour le moment, en me contentant de remarquer qu'on arrive tout de même assez bien à produire à plusieurs des énoncés cohérents au sujet des objets rôlistes : si je dis mon paladin est sympa sans trop de mauvaise foi, cette affirmation est susceptible d'obtenir un consensus. Gardons juste en tête que l'objet a quelque chose d'illusoire : nous y pensons comme à une chose cohérente et qui existe de façon étrangère à nous, alors que nous l'avons constitué en nous-mêmes et pour nous-mêmes selon un processus intrinsèquement culturel et personnel. Surtout : elle ne possède pas d'autres énoncés "naturels" que ceux qui se sont présentés à nous : la tasse réelle et les murs de Shingeki no kyojin sont tout autant des objets pour moi, mais si je veux obtenir un point de vue nouveau sur la tasse, je peux toujours la chercher et la mettre dans la position qui me plaît ; alors que pour les murs, il n'y a pas une infinité secrète d'épisodes qui répondraient à mon envie d'un point de vue autre sur les murs.

Avançons un peu ; nous pouvons faire la même chose pour des personnages, et des contenus de plus en plus complexes. Dans Star Wars, j'objective Luke Skywalker (en distinguant éventuellement plusieurs moments, vu que le personnage évolue) et je peux faire des prédictions sur son comportement face à telle ou telle situation. Il ne trahirait jamais ses amis ; il pourrait céder à la colère contre son père ; il luttera toujours avec courage ; etc. Je peux aussi lui attribuer un ensemble de propriétés émotionnelles, comme le fait d'être triste, plein d'espérance ou grave et serein dans telle ou telle situation. Pour cela, je m'appuie sur beaucoup d'autres objets ; par exemple, je l'assimile à un être humain, et je sais déjà que les êtres humains peuvent ressentir ces choses. La constitution de Luke en tant qu'objet de mon cerveau ne s'est pas faite au milieu du vide, et j'avais en quelque sorte un ensemble de prototypes et d'idées déjà préconçues à recâbler ensemble pour servir de base à l'objectivation de Luke.

Remarque. Ces propriétés émotionnelles de l'objet-Luke ont cela d'un peu différent des propriétés perceptives dont on parlait plus haut (le fait que les murs soient grands et durs, etc) qu'elles font référence à des états mentaux que notre cerveau peut avoir. Je peux me représenter une tasse lisse et dure mais mon cerveau ne me fait pas sentir le lisse et le dur sous les doigts, même si je peux convoquer ces sensations dans une certaine mesure... par contre, il peut très bien se représenter pour lui-même des émotions, dans son propre petit théâtre, étant justement le siège d'une chimie compliquée. Je ne sais pas encore quoi faire de ce constat pour le moment, et je ne suis pas partisan d'une thèse simpliste qui serait l'adéquation directe entre émotions de l'objet-personnage et mes propres émotions, mais j'ai l'intuition que ça pourrait être important.

Dans la culture populaire occidentale actuelle, je crois que la cohérence de l'univers, des personnages, etc. a une grande importance pour beaucoup de gens. Il y a beaucoup de façons (pas forcément incompatibles d'ailleurs) de l'expliquer, et aujourd'hui j'en rends compte en disant que le mode le plus naturel pour nous de consommer de la fiction actuellement consiste à constituer des objets fictionnels puis à les faire interagir. Cette théorie ne parle pas bien de beaucoup d'oeuvres qui me tiennent très à coeur ; je pense tout à la fois à la poésie, au postmodernisme, au JEP [3] et à toutes les façons de faire de l'art qui rendent claire leur propre artificialité et se présentent uniquement sous le jour de leurs effets, sans objets intermédiaires. L'art performatif, dans un sens extrêmement large de performatif. Mais, comme toutes les théories de l'art, celle de l'objet peut aussi être lue à l'envers comme un manuel et une esthétique à part entière. Il n'y a donc pas vraiment de sens à leur reprocher de ne pas tout décrire ; aujourd'hui, je veux plonger plus en détails dans un cas particulier que j'ai à coeur et qui me semble très compatible avec une théorie de l'objet.

3 Connexion émotionnelle et bleed

C'est celui des GNistes qui sont à la recherche d'expériences émotionnelles fortes et qui soutiennent une théorie du bleed [4], donc d'une forme de porosité entre émotions de la joueuse & du personnage pendant et après le jeu. Je pense surtout aux jeux romanesques, avec des contextes fixés et des personnages décrits dans des fiches à rallonge, faites pour qu'on puisse y croire le plus précisément possible. (Je pense, en fait, assez spécifiquement à une certaine mouvance au sein de mon propre club de GN ; si le point de vue que j'exprime ici est un peu trop grand ou à côté de la plaque, je restreindrai mon propos).

Même si elle est fonctionnelle, cette représentation m'a toujours semblé un peu étrange : le personnage n'est pas un être réel, il n'y a nulle part une personne fictive qui souffre ou qui jouit ; les seules émotions qui ont été ressenties l'ont été en moi, et leur cause n'est pas autre part que dans le Texte qui les ont causées. Comment pourrait-il exister une porosité entre moi et quelque chose qui n'existe pas ? Attribuer toutes les propriétés ressenties au pur Texte et pas aux objets vers lesquels il fait mine de pointer, c'est par exemple chercher le Jeu en performance. Mais rien n'empêche de souscrire aux théories du bleed au moins en tant que projet, celui de la recherche d'une connexion absolue et d'un vécu le plus fort possible ; bref, à défaut de me convaincre en tant que théorie de l'immersion, le bleed reste une esthétique et une théorie de l'art pertinente pour écrire et vivre certains GN. Et il s'entend bien avec l'objet.

Dans une théorie de l'objet, il faudrait entre autres voir le personnage que j'incarne et ceux des autres comme des objets, effectivement susceptibles de propriétés objectivables comme "être triste". Leur caractère illusoire n'a aucune importance ; d'ailleurs, à défaut d'exister dans le monde, ils ont quand même un certain mode d'être puisqu'ils sont des choses tissées par notre cerveau, encore qu'avec moins de cohérence et d'univocité que nous nous les représentons à mon avis. Le personnage est un acte de foi. Ce n'est d'ailleurs pas très différent de la façon dont nous nous représentons le cercle magique comme un espace-temps éphémère et autre, soustrait au réel, quand bien même il se déroule véritablement pour nous et ne peut s'inscrire autre part que dans le monde.

Quoi qu'il en soit, on pourrait décrire les conditions d'un bleed puissant et touchant par les conditions suivantes :
1a. mon personnage-objet ressent fortement l'émotion X
2a. la connexion entre mon personnage et moi est bonne

auxquelles on rajouterait sans doute :
3. je reste dans le cercle magique et je n'ai pas de malaise à ce sujet

...au sens où l'on sait que ce qui brise le contrat de jeu peut être très mal vécu. C'est le registre de la sécurité émotionnelle, mais je ne vais pas entrer là-dedans.

Ce schéma ne marche pas que pour le bleed, bien entendu, et on pourrait résumer beaucoup de théories de l'immersion ou du fun d'une façon assez proche et plus générale :
1b. le jeu est doté d'une propriété X
2b. la connexion entre le jeu et moi est bonne
3. le jeu reste un jeu

Choisir ce qu'est une "bonne connexion" pour la condition 2b c'est en soit choisir une théorie esthétique et se tenir aux nécessités qu'elle impose. Par exemple, Démiurges de Frédéric Sintès est un bon jeu de rôle moral parce que 1b les personnages sont soumis à des dilemmes moraux déchirants et 2b ces dilemmes sont en quelque sorte "traduits" via les règles en des situations de même forme (bien que de nature différente) vécues par les joueuses. Le problème 2b est en quelque sorte résolu par la notion sintésienne de synesthésie [5] (et plus généralement la pensée forgienne associée) qui impose de chercher une correspondance structurelle entre les enjeux des personnages et les enjeux des joueuses.

Je peux donner sur un exemple simple pour qu'on soit bien sûrs de se suivre. Dans un GN appelé Sasageyo!, un jeu pour 12 personnes où l'on joue des soldats de Shingeki no kyojin face à l'amour et à la mort, j'ai incarné une jeune soldate très attachée à ses amis et confrontée à la peur de les perdre, et j'ai ressenti plus fort que jamais les séparations, les retrouvailles, les deuils et les amours qu'elle a vécu. On peut le décomposer schématiquement :
1a. prise au milieu d'un ensemble de fortes relations d'amour et d'amitié, elle ressent très fort tout un cocktail d'émotions (déchirement, fierté, amour...). Son background de 40 pages la constitue comme objet fortement crédible et cohérent, de même que pour les autres personnages.
2a. à cause de la corporalité, du choix des scènes jouées, des costumes, des correspondances d'enjeux entre elle et moi, de ce que je reconnais de moi en elle... la connexion est très bonne, et je ressens des choses très fortes que je vis comme les émotions de mon personnage transférées à moi.

On pourrait pousser ça beaucoup plus en détails pour voir tous les sous-points de 1a et 2a et évaluer la profondeur (en termes de complexité) de l'objet & la qualité de la connexion. Par exemple, la joueuse qui incarnait mon amant était moins à l'aise que moi avec le contact physique ; et son personnage et le mien étaient dans une configuration similaire : lui, peinant à montrer ses sentiments, solitaire par nature ; moi, capable de tact et de beaucoup d'attention, cherchant à se rapprocher de lui tout en respectant ses limites. Cette correspondance exacte entre le plan fictionnel et le réel a soutenu entre nous une relation sublime entre sentiments exacerbés et retenue gênée, qui nous permettait de réaliser 2a avec beaucoup de richesse tout en maintenant 3.

Remarque. Cet article se centre sur les objets pris dans leur synchronie, leur atemporalité. Pour comprendre à la fois les processus de leur constitution et la manière dont ces connexions sont faites, il est nécessaire de greffer à côté une théorie des actes et de la performance, que je ne vais pas faire ici. Cet exemple montrait comment le corps pris dans la performance est un pont qui permet de satisfaire 2a. Un performativiste radical chercherait à ce que ces actes seuls soutiennent et construisent tout le ressenti de la joueuse ; une bleedeuse chercherait à ce que les ressentis soient en quelque sorte préconstruits comme propriétés d'objets puis transférés en même temps qu'ils sont réalisés.

4 L'objet et le bleed

L'articulation entre le bleed et l'objet est en gros la suivante : le bleed pris comme projet esthétique est une théorie de la connexion, qui explique et motive donc 2a ; la théorie de l'objet, elle, sert à construire 1a. Il n'y a pas de connexion forte avec quelque chose qui n'existe pas fortement, au moins pour nous ; pour l'illustrer, quitte à sortir un instant des jeux de rôle, j'aime bien l'histoire suivante :

il était une fois un orphelin. tous les gens qu'il aime meurent, et il se sent très mal.

qui n'a rien de particulièrement touchante alors qu'on pourrait considérer raisonnablement que ce dont elle parle est très triste. Mais ses objets - l'orphelins, ses proches, sa situation - sont extrêmement faibles, inconnus, indéfinis ; ils n'existent pas comme tels pour nous, et le drame qui les relie n'a aucune importance.

A l'inverse, donner beaucoup de détails sur l'orphelin et ses amis, leur vie commune et leurs espoirs, c'est les constituer petit à petit comme des objets-gens. Si l'on a accepté plus haut que la tasse intacte existait encore dans notre esprit même si la vraie tasse est cassée ou n'existe plus, alors on pourrait aller jusqu'à accepter que le mode d'être des personnages pour nous n'est pas si différent de celui de personnes bien réelles ; et que ce qui les différencie, ce n'est pas tant la représentation mentale qu'on s'en fait (ce sont des objets ; les "réels" ayant généralement plus de détails et de propriétés) que la condition 3 qui nous garantit la possibilité de penser à eux de façon inconséquente (si je tue un personnage fictionnel, je ne risque aucun jugement pour meurtre).

Détailler l'objet-personnage pour mieux s'y connecter impose aussi une certaine rigueur logique. Luke Skywalker ne peut pas changer brusquement de caractère et assassiner froidement Han Solo. De même que différents points de vue me permettent de former la tasse comme un objet cohérent, j'ai besoin que les différents énoncés produits au sujet de Luke Skywalker soient reliés par une certaine cohérence. Cette condition est subtile, et touche à la logique fictionnelle ; je la laisse en suspens pour le moment, et je me contenterai pour le moment de remarquer que le besoin de cohérence est souvent haut chez les amateur.ice.s de GN romanesques, qui ont besoin de ne pas être confronté.e.s à la nature fictionnelle et arbitraire des personnages et des situations jouées.

Pour revenir au bleed, j'aimerais pouvoir m'appuyer sur la psychologie pour bien comprendre ce qui me relie à mes personnages de GN les plus marquants. Je trouve généralement chez eux ou bien des traits de personnalité que j'ai (pour le meilleur et pour le pire), et donc les jouer est une exploration de moi ; ou bien des traits de personnalité que je n'exprime jamais, et donc les jouer est encore une exploration de moi - plus précisément, des autres moi que je ne suis pas, ou plutôt que je fais semblant de ne pas être. Cette alternative vient du constat simple qu'il n'est pas possible de jouer autre chose que soi-même, mais que l'on peut choisir quelle corde faire vibrer ; jouer, jouer de soi comme d'un instrument de musique dont on chercherait les accords encore inédits. Mais ce point de vue est angoissant, à plusieurs niveaux : je peux vouloir jouer pour m'échapper, et surtout pas pour me jouer moi-même ; je peux vouloir jouer un méchant, et surtout ne pas me reconnaître en lui. L'objet et le bleed sont des réponses à ces angoisses, qui rendent le jeu possible : ce connard que j'incarne, ce n'est pas moi puisqu'il est un objet, c'est-à-dire une chose que je tiens pour existant en soi, objectivement, hors de moi, quand bien même elle ne se constitue pas autre part que dans mon cerveau et elle n'agit pas autrement que par moi. C'est dans ces forges-là que naissent les fiches de personnage de 40 pages : pour constituer des objets fortement crédibles, suffisamment larges pour me recouvrir tout à fait.

De ces réflexions, je tire deux visions du bleed, assez proches et toutes les deux assez radicales. Il y a le projet des absolutistes de l'objet : croire aussi fort que possible au personnage et se dédouaner de ce qu'il dit de moi, maintenir l'objet-personnage comme une illusion nécessaire ; lui penser une vie, une personnalité, formuler autant que possible à son sujet de sorte qu'il devienne possible et facile de reformuler, de le faire exister. Avec pour but de vivre des choses aussi fortes et touchantes que possibles, que l'on ressentira alors comme des expériences de l'altérité. Et il y a sa version non-illusionniste, qui consiste à adhérer à ce projet et croire au personnage au moins le temps du jeu, tout en reconnaissant que ce qui me touche à travers lui, c'est moi-même. Presque pareil, mais à la fin, c'est bien une exploration de moi que j'en retire.

Ma propre position sort de ces deux théories, puisqu'en bon performativiste j'aime les jeux qui rient des objets et s'assument comme des tissus de purs signes, de pure performance. Mon attrait pour la poésie rôliste est en même temps une attirance pour un postmodernisme qui reste encore à constituer, et je crois utile de penser les actes et les émotions jouées sans bleed ; je renvoie aux réflexions de Farane Chaotique sur l'alibi [6]. Mais en GN, jouer aux côtés de bleedeur.euse.s m'a poussé à enfiler une autre peau - par nécessité, pour pouvoir profiter des jeux, mais aussi par plaisir. C'est en quelque sorte le pendant esthétique de ce que j'avais appelé, pour les réflexions théoriques, une posture paradigmatique [7].

Voilà ; on a une théorie du bleed & de l'objet. Je réutiliserai sans doute l'objet en dehors du contexte du GN ; il y aurait sans doute énormément à dire sur les objets en JDR, par exemple sur la fonction des livres de base de JDR comme constructeurs d'objets références, cartographiés, mesurés par des statistiques, etc.

La prochaine étape consistera à parler un peu de logique fictionnelle et de narrativité : la logique comme un tissu de nécessités qui relie les objets et la façon dont ils interagissent, et la narrativité en ce qu'à la fois elle repose profondément sur la logique et les objets et me semble s'extraire de ces nécessités imposées. Je veux parler de la façon dont parfois les choses les plus fortes que nous impriment les fictions viennent de tout autre chose que du bleed, de rapports magiques et analogiques entre les choses plus que de raison et de cohérence. Si je parviens effectivement à écrire cet article, j'essayerai d'expliquer ce qui me semble être une limite intérieure à la théorie du bleed, qui me fait douter de sa capacité à être vraiment esthétiquement autonome. Car je la crois soutenue par une dichotomie implicite entre forme et fond à laquelle j'ai beaucoup de reproches à faire.

Mais c'est une autre histoire.

Références

[1] Jouer poétique (ici)
[2] Le Maelström (par Romaric Briand)
[3] Jouer en performance (par Eugénie et moi sur Je ne suis pas MJ mais)
[4] Pervasivité, effet bleed et cercle magique (par Bross sur Electro-GN)
[5] La synesthésie (par Frédéric Sintès sur Limbic Systems)
[6] Utopie et alibis (par Farane Chaotique sur les Courants alternatifs)
[7] Geste et compensation : deux paradigmes face à face (ici)

Comptines Inflorescentes

Après avoir longtemps repoussé sa sortie, je publie Comptines inflorescentes, un GN/murder dans l'univers de Millevaux de Thomas Munier.

C'est un pdf en accès libre, assez minimaliste, un peu brouillon et désorganisé. En l'état, je pense que le résultat est à peu près jouable, mais peut-être un peu confus ; n'hésitez pas à venir vers moi pour des indications supplémentaires. Le jeu manque de finition mais il appartient au passé pour moi et je n'ai plus tellement envie d'y retoucher. Si vous aimez Comptines et que vous voudriez lui offrir une version plus digne, je vous envoie les documents et vous êtes libres de le faire.

À quoi s'attendre : à une sorte de murder party dans les forêts hantées de Millevaux. Il y a exactement sept personnages, qui reçoivent une fiche au préalable. Elles sont très courtes parce que les personnages sont essentiellement amnésiques, mais il y a une histoire dense qui relie ces sept personnages. La particularité du jeu, c'est que l'organisateur.ice incarne un chamane qui peut leur rendre leurs souvenirs perdus. Le plus clair du temps de jeu est donc passé à réagir à des souvenirs violents ou beaux qui nous lient aux autres, à accuser des coupables ou pardonner des proches. Il y a aussi quelques grandes décisions à prendre et une intrigue générale à conclure.

Au-delà de cette mécanique de récupération de souvenirs qui m'intéressait, ce n'est pas un jeu très expérimental. Les souvenirs retrouvés sont simplement racontés, ils ne sont pas joués. Les thèmes sont durs, mais traités de façon très gonzo, avec une surenchère de détails glauques qui permet dans une certaine mesure de se distancier des horreurs racontées. Les personnages sont librement interprétables mais les souvenirs contraignent beaucoup qui ils sont, et il n'y a pas énormément de place pour exprimer quelque chose de vraiment personnel. D'expérience, ce qui fonctionne bien dans Comptines, c'est surtout son ambiance de rêve éveillé, de cauchemar emprisonnant ; c'est pourquoi j'insiste pour qu'elle soit jouée au crépuscule ou de nuit, et que la lumière y joue un rôle bien précis. C'est aussi un jeu qui finit souvent bien, parce que sa structure pousse à jouer de plus en plus de moments de pardon et de retrouvailles, mais ce n'est pas quelque chose dont on peut être certain.e en se lançant dans une partie.

Bon jeu !

Play-design & théorie rôliste

Aux personnes qui s'intéressent de près ou de loin au jeu en performance (JEP) [1], il n'aura pas échappé que la question du game-design dans ce paradigme est épineuse. Nous concevons les parties comme des performances éphémères et non reproductibles, ce qui menace la notion même de jeu (au sens de game). Plutôt que de jouer au jeu, nous jouons avec le jeu, nous investissons ses règles d'un sens qui vient de nous ; cela peut pousser jusqu'à l'infraction. Un jeu peut être complètement cassé et encore se prêter au JEP, du moment qu'on le maîtrise. Tout cela contribue à donner le sentiment que le JEP est un axe complètement orthogonal qui se fiche pas mal des considérations de game-design.

Sauf qu'une telle position ne permettrait pas d'expliquer pourquoi tel ou tel jeu est plus ou moins adapté à la performance. Alors, que fait-on ?

Eugénie a déjà abordé ce sujet délicat dans un article [2], en ouvrant plein de portes mais sans pouvoir constituer une théorie effective qui mène à la conception de jeux. Ses remarques sont légitimes ceci dit et je conseille la lecture de l'article car je ne reviendrai pas sur grand-chose. À titre personnel, j'entrevois encore mal quels jeux sont plus ou moins adaptés à la performance ; il y a quelque chose de fin à comprendre sur la façon dont des contraintes peuvent être fertiles et stimulantes pour la performance, ou au contraire étouffantes, et je n'ai pas de vision claire sur le sujet. Mon intuition est que voir le jeu et ses mécaniques comme des systèmes de signification - bref des langages - entre les mains des joueuses, sous l'angle linguistique/sémiologique, serait fertile, mais je le développerai une autre fois.

1 Concevoir des parties

Je propose plutôt de tracer un chemin un peu différent, et commencer par ouvrir grand la porte ouverte :
  • il y a des gens qui voient les jeux comme des oeuvres en soi, et qui s'intéressent au game-design en tant qu'ensemble de théories permettant de construire de meilleurs jeux.
  • les performativistes considèrent que les oeuvres rôlistes sont les parties, et réfléchissent donc plutôt à construire de meilleures parties.
Et c'est sur la base de cette simple observation que j'aimerais commencer à parler de play-design, un nom pour regrouper tout ce que l'on peut produire comme théorie spécifiquement dans le but de constituer de meilleures parties. Je crois que Felondra est le premier à avoir utilisé ce terme, qui n'a pas encore de vie propre pour le moment. Voici des exemples de notions de play-design :
  • à peu près tout le blog Je ne suis pas MJ mais : conseils, idées, réflexions à hauteur de joueuse
  • tout ce qui est sécurité émotionnelle, vue comme ensemble de métatechniques qu'on peut ajouter à un jeu
  • la notion de geste rôliste [3] de Julien Pouard
  • les signes gestuels [4] de Felondra
  • les conseils d'écriture de sénario, d'interprétation de personnage... dans le jeu de rôle traditionnel
Ce que Julien appelle geste rôliste retient particulièrement mon attention, parce qu'il permet aussi de réfléchir à tout un tas de petites pratiques qu'on a et qu'on pourrait vouloir identifier, expliquer, diffuser. Il peut autant s'agir d'ajouts à des parties dont le cadre est déjà fixé, comme Jouer l'impact [5], ou d'idées - et c'est là que la notion sera la plus utile - permettant de construire des parties en modifiant d'emblée ce à quoi on va jouer (hacker à la volée Perdus sous la pluie pour jouer du Contrevent, par exemple, ou jouer un canevas de Dogs in the vineyard avec les règles de Happy Together). L'article d'Eugénie sur le game-design performativiste [2] commence par une longue liste de propositions qu'on peut vouloir faire pour transformer le jeu avant d'y jouer, et c'est le genre d'idées qu'on peut vouloir regrouper dans une théorie du play-design.

Remarques. Dissipons tout de suite quelques malentendus possibles.
  1. Le play-design est beaucoup plus large que le jeu en performance. Tous-tes les rôlistes ne sont pas performativistes, mais tous-tes jouent ! Ce qui relève du play-design concerne a priori toutes les personnes qui veulent réfléchir à la façon de faire des parties qui leur plaisent plus.
  2. J'exagère un peu en disant que le game-design vise la conception des jeux comme un produit en soi. Évidemment, les game-designers créent en vue de constituer certaines expériences, donc on pourrait dire que leur objectif final relève bien du play-design. Mais j'insiste sur le fait que les game-designers postulent (implicitement) l'existence d'un objet appelé jeu qu'on peut chercher à modifier et qui génère des expériences à la table, et que leur travail se centre sur cet objet jeu.
  3. En conséquence, game-design et play-design peuvent fortement s'intersecter. On peut quand même leur reconnaître des objets spécifiques : réfléchir à changer les règles du jeu qu'on est entrain de concevoir, c'est clairement du game-design ; réfléchir à des techniques de théâtre d'impro pour mieux mettre en valeur son personnage et ceux des autres dans une campagne en cours de Burning Wheel, c'est clairement du play-design. Mais adapter à la volée un théâtre d'Inflorenza pour jouer un certain truc, est-ce du game-design (nous changeons le fonctionnement du jeu) ou du play-design (nous constituons une partie un peu différente) ? Les deux, mon capitaine ; c'est une question de point de vue, et de transmission.
  4. Je mets en avant le play-design parce que j'ai le sentiment que c'est une approche intéressante et encore balbutiante, mais je ne prétends à aucun moment remplacer le game-design, même pas juste dans le paradigme JEP. Oui, on a besoin de jeux qui font ce qu'on veut qu'ils fassent, et oui, il va falloir que des game-designers s'y collent ! L'approche play-design est plutôt complémentaire à l'approche game-design.
Maintenant que c'est clair, voyons un peu ce qu'on peut en dire.

2 Structurer le play-design

Ce que je veux faire passer en priorité, c'est qu'on peut réfléchir à la conception de partie sans passer par le game-design, et que constituer une théorie sur la façon de jouer à des jeux qui existent déjà a une valeur en soi. Parce que nombreux sont les jeux de rôle qui, dans leur incomplétude fondamentale, nous donnent la possibilité de jouer quelque chose qui n'a jamais été joué, et savoir comment saisir ce vide et cet espace est un art en soi. Par exemple, hacker à la volée le jeu X pour faire du Y avec la contrainte Z est devenu une des formes les plus importantes de ma pratique actuelle ; elle n'a rien d'évident, elle ne vient pas de l'application des règles d'un certain jeu, et elle mérite selon moi d'être pensée, théorisée, réfléchie, élargie, diffusée dans une certaine mesure.
 
Tout ramener au game-design (tu as telle pratique ? c'est super ! écris un jeu pour la transmettre !) est un choix artistique cohérent que font certains, beaucoup de forgiens typiquement, mais ce n'est pas la seule forme de constitution et transmission de pratiques. Il y a parfois dans les cercles indépendants une sorte d'hégémonie du game-design, qui me paraît d'ailleurs en perte de vitesse actuellement. Mais encore une fois : je ne veux pas l'enterrer, au contraire ; je crois que faire émerger des théories de play-design pourrait être le moyen de mieux saisir quelle est la place du game-designer dans les pratiques rôlistes, et d'en saisir exactement la valeur. Cela nous évitera les impasses du genre : on a fait une super partie avec un jeu complètement cassé, alors à quoi bon le game-design ? Play- et game-design sont profondément complémentaires.

Tout ça est très bien, mais je n'ai toujours pas dit concrètement ce que je voulais, ce que je souhaitais de plus que ce qui existe déjà sous cette bannière artificielle qu'est le play-design.

Voici tout à la fois un diagnostic et un manifeste : tout le monde a des idées de game-design (dans tel jeu, il faudrait qu'on ait un bonus quand...) et de play-design (on devrait chercher à mettre en lumière les persos des autres, ce serait plus sympa...), mais les premières sont prises en charge par des théories complexes et étoffées, alors que les secondes relèvent la plupart du temps de réflexions dispersées, isolées, peu structurées. Quand on lit le blog de Frédéric Sintès en particulier, on trouve des concepts synthétiques comme l'économie ou le Vide fertile [6] qui donnent une cohérence globale à la plupart des autres notions. Il n'est pas raisonnable de réfléchir techniquement et isolément à un mécanisme, une règle, un point précis de game-design, etc. sans envisager au moins succinctement comment il s'insère dans une construction globale, dans un système ; et c'est exactement ce que pousse à faire Frédéric Sintès. On peut penser un jeu à la fois en termes de support de démarches créatives, de prémisses, d'espaces de créativité, de compensation... et c'est ce qui permet à Frédéric d'écrire au sujet de son jeu Démiurges un ensemble de billets [7] qui articule tout et montre la cohérence globale de sa conception forgienne du jeu de rôle.

Il me faut exactement ça, mais pour le play-design - et plus spécifiquement pour le play-design performativiste. Dans le podcast de la Cellule sur La clé des nuages [8], Romaric Briand dit de nos articles sur le jeu en performance qu'ils font système : il faut à présent prendre la mesure de cette formule. Les idées d'Eugénie, de Julien, de Felondra, etc. m'apparaissent unies par une cohérence au moins partielle, dont nous avons conscience mais qui reste implicite.

3 Théorie sémiologique du jeu de rôle et play-design

J'ai déjà évoqué l'an dernier l'idée de constituer une nouvelle théorie intégrale du jeu de rôle [9], qui pourrait partager avec la forge certains constats descriptifs mais qui se centrerait sur le sens que revêtent les parties pour les joueuses, les signes déployés pendant le jeu, le Style des participantes, bref les parties et tout ce qui s'y passe. Elle intègrerait le JEP comme un ensemble de pratiques parmi d'autres, sans s'y réduire. C'est également plus général que le seul play-design, mais cela formerait un cadre descriptif et explicatif où le play-design prendrait sens et source, tout comme les jeux forgiens tirent du modèle GNS des idées cohérentes sur la façon de constituer des jeux qui soutiennent clairement une démarche créative identifiée. Voilà la voie longue pour structurer le play-design : avoir une théorie qui parle de play tout entier, avec un autre point de vue que celui de la Forge.

J'ai encore une série d'articles à paraître pour faire avancer tout un tas de questions qui me motivent, sur la construction des histoires rôlistes, sur le symbolisme et la poésie. Je cherche encore les idées et le moyen de faire de la critique de partie, un projet qui m'apparaît aussi naturel que bizarroïde et que je n'arrive pas à commencer. Je réfléchis aussi à écrire du play-design concret, à ne pas attendre la grande cathédrale théorique pour parler de comment nous pourrions construire des parties ; développer et théoriser ce fameux jouer à X pour faire du Y avec la contrainte Z, typiquement. Mais à travers ces sujets, je veux mettre à jour les bases cohérentes de quelque chose de plus grand. La prochaine grande étape, ce sera de parler de méthodologie. La Forge a posé le compte-rendu de partie comme un observable, une donnée nécessaire à la discussion ; en 2019, grâce aux enregistrements de partie de plus en plus nombreux, nous pouvons être plus exigeant-es vis-à-vis des données, pour espérer constituer un discours à la fois solide et précisément critiquable. L'enjeu méthodologique, ce sera de pouvoir articuler des constats rigoureux et des ambitions artistiques tranchées.

Voilà le programme à court, moyen et long terme ; y'a plus qu'à. Comme l'an dernier ? Oui, mais l'an dernier, j'avais en poche les bases du jeu en performance, quelques pistes sur ce qu'il faudrait faire, et c'est à peu près tout. Maintenant, j'ai un sac plein d'outils et la tête pleine de questions précises et d'intuitions à pousser au bout. Aller, c'est officiel, c'est dit, c'est posé, si ce n'était pas déjà évident : dans ce petit recoin obscur des internets rôlistes qu'est Ristretto Revenants, il y a une grosse théorie qui cherche à se constituer, qui pourrait demander encore quelques années. Pas toute seule, puisque je m'appuie déjà lourdement sur les réflexions ou les articles de membres des Courants alternatifs : Eugénie, Thomas Munier, Felondra, Valentin T, Julien Pouard... mais aussi, comme tout travail réflexif, sur ce qui a été fait avant, à la Forge typiquement : Ron Edwards, Frédéric Sintès, Fabien Hildwein, Romaric Briand, entre autres. Le résultat à constituer, ce serait cette fameuse théorie de la joueuse ou, pour refléter l'axe plus spécifique que j'essaye de suivre, une théorie sémiologique du jeu de rôle.

Peut-être qu'un jour ça sortira, peut-être que non, peut-être que ça n'intéressera personne d'autre que moi, tant pis : pas de promesses.

Mais beaucoup d'espoir.

Références

[1] Jouer en performance (ici & sur Je ne suis pas MJ mais)
[2] Le game-design dans le jeu en performance (Je ne suis pas MJ mais)
[3] Le geste rôliste (Les Voix d'Altaride)
[4] Les signes gestuels (Une pincée de Fel')
[5] Jouer l'impact (Je ne suis pas MJ mais)
[6] Vide fertile : la spirale invisible (Limbic Systems)
[7] Portrait théorique de Démiurges (Limbic Systems)
[8] Playtest N°22 : La clé des nuages ou l'envol des oiseaux de pierre (La Cellule)
[9] Geste et compensation, deux paradigmes face à face (ici)

Et si on jouait... (19)

...à se convaincre que nous vivons dans une fausse réalité ?
Trigger warning : coma

On trouve parfois en commentaire d'une vidéo YouTube cette copypasta que j'affectionne : bonjour, je suis votre médecin. Vous êtes dans le coma depuis quinze ans. Nous souhaitons que vous reveniez. Si vous voyez ce message, s'il vous plaît, réveillez-vous. Bien sûr, il n'y a pas de nom ; ce serait trop facile. Ce serait effrayant, s'il y avait un nom, et qu'il était juste.

Nous n'avons pas de moyen de nous assurer que notre conscience soit "vraie" et non issue d'une simulation ou de toute autre fable mentale. Après tout, s'il existe une réalité autre, nous n'avons aucune idée de sa nature et de ce qui y est possible. Peut-être que tout ça est un gigantesque solipsisme qui un jour volera en éclat ? Comme pour le vide intersidéral, je trouve cette angoisse belle. Je me sens assez sain d'esprit pour jouer à douter, et explorer ce malaise existentiel.

Jouons à deux. Tout commence par l'échange de safewords qui, s'ils sont utilisés un jour, doivent irrémédiablement mettre fin à la partie, sans négociation possible.

L'une des joueuses est le Message, l'autre le Patient. Une partie dure une dizaine de minutes et peut être reconduite pour des séances futures, prévues ou à l'improviste, dans des moments de bonne santé, dans le noir si possible.

Le Message commence par expliquer brièvement la situation au Patient : le coma, l'appel au réveil. Il peut remplacer cette introduction par une autre idée de mise en contexte.

Le Patient raconte sa journée. Il peut s'inventer une identité ou se jouer lui-même. Il peut inventer sa journée ou raconter sa vie véritable, ou encore raconter de semi-mensonges.

Le Message écoute et l'interrompt pour poser des questions. Il peut se jouer lui-même ou dire qu'il porte la parole du docteur Lénault. Il relève les détails étranges, les changements d'habitudes, il demande s'il n'y avait pas aussi ceci ou cela. Il cherche à montrer que tout cela, ce n'est pas le monde réel ; il montre que ce que le Patient tient pour vrai est incohérent, il espère qu'il s'en rende compte de lui-même. Mais il ne le dit pas frontalement pour ne pas le braquer et veut plutôt le lui suggérer doucement.

En fin de séance, le Message peut conclure, réaffirmer son message, avoir une conversation rapide avec le Patient, lui faire faire un exercice simple, etc. à sa guise. Puis il souhaite au Patient de s'éveiller bientôt et lui souhaite à la prochaine fois, encore qu'il ne sache pas quand est-ce que le prochain message l'atteindra.

La partie peut être reconduite indéfiniment, jusqu'à ce que le Patient refuse définitivement d'entrer en contact avec le docteur, ou qu'un safeword soit prononcé.


Jouer poétique (3) : de la figure à l'interfigure

Dans le premier article de cette série [1], j'avais jeté quelques idées diffuses sur ce à quoi pourrait ressembler, en bout de chaîne, un type de jeu qui se donnerait pour objectif d'être au jeu de rôle ce que la poésie est à la littérature. Le second [2] était consacré aux signes externes au langage, et aux divers moyens de signifier. C'est que la poésie que j'aime relève systématiquement d'un mélange de différents régimes de signification, ce qui lui donne des sortes de propriétés émergentes, construites sur le moment ou à partir de références communes - que l'on peut d'ailleurs baser sur le langage ou non ; mon focus sur les signes extralinguistiques ne devrait pas donner l'impression qu'ils sont les seuls poétiques. Sinon, il me faudrait renoncer à la poésie possible dans La clé des nuages !

Ici, je veux me centrer sur un concept central de la poésie rôliste dont je rêve : les interfigures. Comme je l'avais brièvement annoncé à la fin de l'article précédent, il s'agit assez directement de la rencontre entre deux notions qui ont beaucoup à se dire, l'intercréativité [3] qui est le processus proposé par Coralie David pour expliquer la spécificité du média rôliste, et les figures de rhétorique telles qu'elles sont théorisées et défendues dans la vision très large de Gérard Genette [4] dans Figures I pour la littérature, et sur le blog d'Eugénie [5] [6] pour le jeu de rôle. Il vaut mieux avoir lu au moins le premier de ces billets avant d'attaquer la lecture de celui-ci, qui se base beaucoup dessus.

Contrairement au premier article qui cherchait une sorte de poétique pure, presque sans intrigue, cet article propose d'explorer une poétique compatible avec les histoires et plus généralement les formes de narration.

1 Petit point : le processus intercréatif

Un résumé rapide, histoire qu'on soit sur la même longueur d'onde.

C'est le processus à travers lequel nous co-construisons une histoire. Contrairement à l'histoire d'un jeu vidéo qui serait déjà codé, celle que nous racontons en jeu de rôle est toujours émergente au moins à un petit degré, puisque nous ne nous contentons pas de réagir à un contenu donné, nous agissons sur ce même contenu (la fiction) qui n'appartient ni n'est complètement contrôlé par aucun-e joueur-se. Si on assume la dimension narrative de l'intercréativité, qui fait de chaque personne autour de la table un-e auteur-ice, alors il est viable de dire que l'intercréativité est une spécificité unique au jeu de rôle.

À titre personnel, je trouve cette notion très efficace pour décrire ce qui m'intéresse le plus en jeu de rôle, et j'y souscris donc sans arrière-pensée. Elle donne aux joueur-ses la place centrale qui m'importe dans le processus créatif de la partie de jeu de rôle. Pour plus de détails sur l'intercréativité, je vous renvoie vers [3].

2 Gros point : figures et subjectivité

Cette partie repose lourdement sur le livre Figures I de Genette, et plus précisément sur l'article Figures qui parle de... figures. Je tire quand même quelques conclusions à moi sur la fin ; le but est de montrer que reconnaître une figure dans un texte peut être un acte très subjectif.

Donner une définition incontestable de quelque chose d'aussi large est forcément impossible, mais celle de Genette - très consensuelle - a l'avantage d'être simple à manier et extrêmement large : la figure est "un écart par rapport à l'usage, lequel écart est pourtant dans l'usage". Si je désigne cent voiles qui flottent à l'horizon, je dis voile au lieu de l'attendu navire, c'est une synecdoque ; la figure commence lorsque l'on se demande pourquoi tel terme a été utilisé alors que tel autre aurait été normal.

La largeur de cette définition vient de ce que, pour Genette, une figure ne se réduit pas forcément à un mot. Par opposition à la rhétorique telle qu'elle a progressivement disparu au cours du XIXe siècle, qui s'intéresse quasi uniquement aux figures de mots (les tropes), Genette puise dans des traités de rhétorique plus anciens l'idée que tout segment est susceptible d'être une figure, que ce soit à l'échelle d'un mot, d'une proposition, d'une phrase, d'un paragraphe complet. Par exemple, décrire en trois mots un monstre terrible après s'être étendu en longs détails sur son bras droit, c'est s'écarter de ce qui serait naturellement attendu : figure (l'abruption). Au contraire, s'attarder sur un détail à l'importance très secondaire, pour l'effet de zoom ? Figure ! (la description).

Cela ne nous renseigne pas trop sur la question brûlante, qui serait de savoir comment nous détectons que quelque chose est une figure. Nous n'analysons pas - au moins pas consciemment - chaque mot et groupe de mot en se demandant ce qu'il aurait pu être d'autre. Là où un certain nombre de tropes comme les métaphores sont relativement faciles à détecter (si je lis cent voiles flottaient à l'horizon je suis bien obligé de comprendre que "voile" au sens littéral est un peu bizarre), les figures au sens très large de Genette sont potentiellement partout.

Mais il y a à mon avis un beau corollaire : les figures n'ont pas à être dans le texte, seulement dans l'oeil de la personne qui reçoit. Tel passage, telle image, tel effet du discours me semble avoir un espace, une forme en décalage qui lui procure un effet particulier : je peux l'analyser comme une figure.

Je pense par exemple à cet anime sur des tournois de boxe dans un univers sombre et destroy, Megalo Box (attention, spoiler dans ce paragraphe). Je m'étais attendu pendant une grande partie de l'histoire à un final amer, une défaite contre le système trop puissant contre lequel le protagoniste trop outsider ne peut pas lutter. C'est en partie ce qui arrive, mais selon un mode qui m'a surpris : le dernier épisode se conclut sur une nouvelle amitié complice, solide et sincère, qui contrebalance nettement le cynisme possible. Je ne suis pas sûr que les scénaristes aient pensé cette fin comme une sorte de twist, mais pour moi qui connaît très peu le genre, j'y ai trouvé une belle pirouette chaleureuse. Figure ! Qu'importent les intentions du réalisateur : j'ai senti l'effet, l'idée caressante, je l'ai vue même si je suis le seul à l'imaginer. Figure ! Voilà toute la subjectivité de la figure à l'oeuvre.

Remarque. En particulier, un twist, un développement inattendu dans une histoire, etc. c'est une forme de figure. Dans un certain sens, la narratologie, qui étudie la construction des récits, contient une sorte de poétique des formes narratives. C'est une vision très sémiologique de la narratologie et des questions littéraires de manière générale. 

3 Figures à l'instant

J'ai beaucoup parlé de littérature mais si vous avez suivi les billets d'Eugénie, je pense que vous êtes d'accord que tout ça s'étend bien au jeu de rôle. L'angle d'attaque de la section précédente va être particulièrement rentable dans le monde des figures rôlistes. 

Quand un-e auteur-ice écrit une figure littéraire, ielle ne peut pas être certain-e qu'elle sera compris-e dans le sens attendu. Je crois qu'une beauté de l'écriture est que la façon dont elle résonne pour nous diffère d'une personne à une autre, et que même si nous comprenons globalement une figure comme il était attendu, le sens qu'elle reflète pour chaque personne diffère systématiquement, en plein ou au moins en nuance.

Mais le livre où la figure est écrite peut attendre. Entre l'auteur-ice et lae lecteur-ice, il peut se passer un monde. En jeu de rôle, ce n'est pas du tout la même. Si je fais une figure, là, maintenant, tout de suite, pendant une partie, alors de deux choses l'une : ou bien on comprend qu'il y a une figuralité dans mon discours, ou bien on ne le comprend pas ; et si on le comprend, il reste la possibilité d'être compris de travers. Certains effets simples peuvent être saisis sans être intellectualisés, mais il y en a qui passent ou qui cassent. Pour reprendre cet exemple d'Eugénie : "Pourquoi tu vas me filer une escorte ? Je sais pas, mon 18 en charisme ?", si on ne comprend pas l'intention générale de cette phrase, on peut croire à une faute de jeu grossière, voir un signe d'énervement. 

C'est encore un problème de sémiologie - il faut trouver à donner le signe de la figuralité, signifier que nous faisons une figure. Pour ça, pas de miracle, il faut un dispositif adapté et des joueur-ses intéressé-es et conscient-es. Je ne vais pas m'étendre sur cette question pratique, qui est gigantesque, parce qu'elle touche à la question d'écrire rien moins qu'une théorie sémiologique du jeu de rôle ; c'est un de mes grands objectifs, mais pour le moment on n'y est pas du tout !

Nous sommes donc mis-es face à la nécessité de figurer nettement. Quand je pense à la façon dont les figures poétiques, très ambiguës, profitent généralement de la possibilité d'une lecture ruminante, seul-e face au texte, et au fait que beaucoup sans doute sont mécomprises - tant pis, le livre trouvera  bien un jour quelqu'un pour l'aimer - je m'inquiète de ce que la nécessité de figurer nettement diminue les discours possibles. Etant forcé-es de rester dans un domaine circonscrit aux limites floues, celui de ce qu'on peut espérer rendre intelligible aux quelques personnes autour de nous, on risquerait de se trouver très limité-es en termes de possibilités concrètes. Quelque part, ce constat explique ma quête pour des jeux spécifiquement poétiques (car s'il faut en plus s'occuper de tout le reste du jeu, on ne s'en sortira pas) et la difficulté cognitive qu'impliquent les jeux poétiques (même les parties courtes me sont souvent épuisantes).

Mais il y a de bonnes nouvelles, et de belles raisons de croire de façon vibrante aux figures rôlistes. En voici deux. La première, que je développerai peu, c'est que la question de savoir où sont les limites du domaine d'intelligibilité des figures pour l'autre peut être un enjeu en soi. Chercher les moyens de faire sens, chercher non la structure mais la structuration, les moyens de constituer la structure. C'est typiquement l'esprit dans lequel est écrit La clé des nuages : jouer, lutter pour créer du sens ensemble, par des moyens qui nous parlent et nous motivent, et qui nous sont propres. Cette zone grise des décalages compréhensible, la possibilité des figures, est en redéfinition constante entre deux personnes qui jouent ensemble : plus on figure, plus on apprend à figurer, plus on peut se permettre de références subtiles ou de tentatives complexes. Cet espèce de retranchement vers quelque chose d'unique que nous créons pour nous touche à la notion de style, et je lui accorde une grande importance. 

La seconde, elle a droit à sa partie dédiée. 

4 Interfiguralité

Que se passe-t-il si je pense produire une figure, mais qu'elle est comprise de travers ? Comprise comme une figure, mais autre ? Ou, plus truculent : que se passe-t-il si ce que je dis est compris comme une figure, alors que ce n'était pas mon intention ? Dans la section 2 je louais la possibilité de comprendre pour soi-même, subjectivement, certaines figures d'un texte littéraire. Il est temps d'importer cet héritage-là. 

Il y a quelques mois j'ai joué une partie appelée Dungeons & Dragonflies, un donjon OSR avec des règles inspirées d'Into the Odd qui petit à petit s'étiolait en un Dragonfly Motel. Le matériel de jeu était une sorte de mixte entre ces deux extrêmes, et une fois que la partie avait commencé à diverger vers sa composante onirique, il fallait utiliser les mécaniques de DM. À un moment un peu ambigu, j'ai décrit un lieu dangereux avec la promesse d'un trésor, et laissé à disposition un petit mot secret, typique du jeu, laissant entendre que quiconque aurait le courage de s'y tenter pouvait ramasser le papier. C'est le nom d'un objet qui y était écrit, le fameux trésor ; la figure résidait dans le fait de matérialiser ce cadeau sous la forme d'une règle concrète du jeu. N'ayant pas lu ce qui était écrit, Eugénie l'a compris autrement : elle pensait qu'il s'agissait d'un piège ou d'un monstre, et que la première personne qui déciderait de prendre le papier devrait affronter cette menace.

Nous en avons discuté à la fin de la partie, et j'ai trouvé cette idée très jolie - faire du petit papier de Dragonfly Motel un piège, quelque chose de tentant dont on veut se saisir et qui se retourne contre nous. J'en ai tiré le sentiment frustrant d'une interaction qui aurait pu être fertile et superbe, mais ratée, qui aurait consisté à mélanger mon idée (un papier de Dragonfly Motel qui représente le point clé d'une situation dramatique donjonesque) avec la sienne (le papier est un piège).

On peut y voir un exemple parmi bien d'autres d'interactions (intercréations !) manquées, qui ne sont que les petits couacs habituels d'une partie de jeu de rôle qui par ailleurs contient aussi beaucoup de moments d'intercréation satisfaisants. Dans Dragonfly Motel, nous entrecroisons nos idées avant tout dans le langage : poser une nouvelle scène implique de poser un nouveau décor, qui est très souvent une résurgence plus ou moins subtile d'autres images ou symboles utilisés par d'autres joueur-ses ; c'est une manière de donner de la substance à toute une partie de l'imagerie de ce jeu onirique, en lui donnant une récurrence, une fréquence qui la distingue des inventions plus éphémères. (Il serait sans doute passionnant d'analyser en détail des parties de ce jeu, enregistrement à l'appui, pour comprendre plus en détail ce qui fait système dans son fonctionnement. Un autre jeu qui fait quelque chose de proche de façon plus directe et explicite, c'est Prosopopée qui impose que tout problème soit décidé par quelqu'un qui saisit ce qu'une autre personne a dit, et pas seulement de façon individuelle.)

J'appelle interfigure une figure dont la construction à un instant donné n'est pas complètement assumée par une personne puis reçue par les autres, mais co-construite par les joueuses ; ou bien que 1. la figure soit produite par une personne puis interprétée de façon inattendue par les autres, ce qui lui fait dépasser ses intentions premières ; ou bien que 2. la figure ne soit pas entièrement énoncée par une personne, et que sa terminaison soit assumée par quelqu'un d'autre. Une interfigure peut être involontaire, comme les cas d'incompréhension que j'ai mentionnés, ou elle peut avoir pour vocation d'en être une.

Pour terminer cet article, voyons quelques exemples d'interfigures.

Si on garde la définition très large de figure de rhétorique de Genette, où des segments de taille arbitrairement grande peuvent être des figures en tant qu'écart à la norme, alors n'importe quelle partie qui cherche à varier sur la base d'un jeu "pour voir ce que ça fait" est une interfigure. Par exemple, dans la partie Si par une nuit d'été un voyageur, nous jouons en imbriquant des narrations dans des narrations, sans cesse ; c'est une variation particulière sur la structure habituelle d'Inflorenza et plus généralement du jeu de rôle qui se centrent très généralement sur un seul niveau diégétique.

À un niveau plus local : vers la fin de la superbe partie Qui a volé le titre, je reproche au personnage de Côme de nous cacher quelque chose, car sa feuille de personnage contient moins de phrases que les autres - c'est louche. Cela se rapproche fort d'une figure que Genette appelle la métalepse narrative, c'est-à-dire une interaction en principe impossible entre deux niveaux diégétiques (ici, les joueuses avec leurs feuilles VS les personnages). Côme reprend cette figure peu de temps après, en m'accusant d'être un voleur et en ajoutant en même temps "voleur" au nom de mon personnage, sur ma feuille de personnage. S'ensuit un mouvement qui dure plusieurs minutes, jusqu'à la fin de la partie, où la feuille elle-même (en fait un google doc, facile donc à modifier pour tout le monde) se fait le théâtre d'une sorte de guerre d'édition/réécriture. La métalepse que j'avais amorcée ouvrait la possibilité de signifier à travers le google doc, et avec Côme nous avons créé en résonance à partir de ce point.
(Remarque : le fait de voir tout ce segment comme une interfigure n'empêche pas de voir certains segments plus petits à l'intérieur comme des figures classiques. On peut tout à fait s'intéresser à la seule action de Côme ajoutant "voleur" à mon nom, isolée du reste, tout en reconnaissant que le mouvement dans son ensemble est une interfigure.)

D'ailleurs, je pense qu'une figure simple peut toujours se transformer en interfigure si les autres joueuses se greffent dessus, même si la première était autonome. Le cas ci-dessus est classique dans mes parties en mode mafia esthétique : quelqu'un trouve une nouvelle façon de signifier, qui est bien reçue et ouvre de nouvelles possibilités, et les autres s'en emparent ensuite. Dans l'exemple du "18 en charisme" d'Eugénie, le pourvoyeur d'escorte auquel elle s'adresse pourrait très bien répondre : "navré mais je ne peux vraiment pas vous la laisser, ordres du MJ".

La clé des nuages est taillé pour construire des interfigures involontaires et leur donner une place importante dans l'histoire. Je l'ai compris notamment pendant la partie enregistrée Après l'orage qui est pleine de connexions fortuites : l'Image, ne connaissant ni la quête du Mage ni son interprétation des ruines, lui montre des choses qui ne s'alignent pas toujours très bien avec ce qu'il cherche. Cela crée des écarts involontaires, prévus par personne, qui par leur (ré)interprétation construisent souvent les moments de symbolique les plus forts. Chez Genette, les figures sont aussi décrites comme écart entre le signifiant ("ma flamme") et le signifié véritable (non pas flamme mais amour) ; on pourrait aller jusqu'à dire que dans LCDN, l'Image prend en charge le signifiant et le Mage le signifié, ce qui implique qu'il y aura sans cesse des écarts, des formes, donc des figures ; et celles-ci reposant nécessairement sur les deux personnes à la fois, elles sont bien des interfigures.

Un mouvement général qui revient souvent dans ce jeu, c'est le cadeau empoisonné : l'Image essaye de faire un cadeau, mais celui-ci lui échappe et est interprété comme un désastre par le Mage. L'exemple le plus visible est dans la conclusion de La main du mage (compte-rendu), où je découvre vers la fin un oeil ouvert décrit par l'Image (alors que l'oeil fermé était une des clés de la partie), qui me fait comprendre que je suis en fait un meurtrier. Cela invalide toute la chronologie, l'histoire devenant impossible à remettre en ordre, mais ça fait sens quand même. J'appellerai cette interfigure typique de La clé des nuages une révélation herméneutique : c'est le langage symbolique qui permet à X de comprendre différemment ce que dit Y.

5 Et maintenant ?

La notion d'interfigure est encore nouvelle pour moi. Il s'agit d'un outil que je trouve puissant pour rentrer dans les détails d'une espèce de poétique de l'intercréativité, qui amène beaucoup d'interrogations. On pourrait vouloir en faire une typologie, par exemple, ou se demander quelles sont les conditions de fertilité - en termes donc de game-design - qui font qu'un dispositif donné produit plus facilement d'interfigures. Je vois au moins deux points fondamentaux : 1. la nécessité de l'ambiguïté : ce qui a tué l'interfigure possible dans Dragonfly Motel, c'est que le contenu du petit papier que j'avais écrit était fixé une fois pour toutes, il faisait référence, il désignait univoquement ce qu'était concrètement sans possibilité de réinterprétation. Et 2. que chacun-e dispose d'un espace de créativité large et autonome, ce qui peut impliquer que tout le monde soit au-dessus des règles ; les divers figures de Qui a volé le titre n'auraient pas été possibles si nous étions en position unilatérale de devoir comprendre ce que dit une MJ autoritaire, monopolisant la clôture interprétative (c'est-à-dire : ce qui est vrai ou faux est défini uniquement par cette personne).

Depuis quelques temps, j'essaye de penser la critique de parties de jeu de rôle : analyser et interpréter une partie que j'ai jouée, en montrer la structure et le fonctionnement. Je réalise que je manque beaucoup d'outils descriptifs pour ce faire. Voilà la raison première pour laquelle j'ai envie de développer l'interfiguralité. Elle m'est déjà bien utile ; j'espère que vous y trouverez quelque chose pour vous. L'interfigure, c'est l'esquisse d'une esthétique qui m'intéresse, une sorte de forme saillante de la création collective poétique ; et quelle critique ne chercherait pas à développer sa propre esthétique ?

Références

[1] [2] Jouer poétique (1) et (2), ici même
[3] Le jeu de rôle sur table : une forme littéraire intercréative de la fiction ?, article paru dans la revue Sciences du jeu
[4] Figures I, Gérard Genette. Je ne suis pas certain que ce pdf soit incroyablement légal, mais je ne suis pas sûr que ça me dérange. L'article Figures est celui que j'utilise, mais pour les intéressé-es il y en a un paquet d'autres que je trouve passionnant, en particulier les deux qui le précèdent, Structuralisme et critique littéraire et L'envers des signes, et l'avant-dernier, Hyperboles.
[5] [6] Figures de style 1 et 2, sur Je ne suis pas MJ mais...

Solipsisme (1). Comment peut-on dire que deux récits racontent la même histoire ?

Attention : cet article contient une quantité substantielle de notations mathématiques, et il part loin dans des "on pourrait essayer de..." qui n'aboutissent à rien. C'est un article à la fois très concret et très inapplicable.

Je ne conseille la deuxième partie de cet article à personne, sauf peut-être Valentin, une certaine Marine qui se reconnaîtra et des mathématicien-nes ou linguistes de tout bord. D'éventuels autres articles avec ce genre de restriction porteront comme celui-ci le titre de "Solipsismes" pour indiquer essentiellement que j'écris pour écrire, pour organiser mes idées et les fixer clairement, et pas nécessairement pour être lu, sans pour autant en fermer la possibilité.

Ceci est un article de narratologie non connecté au jeu de rôle. Il s'agit de revenir sur cette distinction entre récit et histoire, séparés par une tension très fertile. Les définitions que j'utilise ici sont par défaut celles de Genette telles que je les comprends et que je les ai légèrement réinterprétées. Pour rappel donc,
+ le récit est le texte même de l'oeuvre littéraire, la suite des mots dont il est constitué, ordonnés par un certain agencement typographique. C'est le signifiant de l'oeuvre littéraire et il existe objectivement.
+ l'histoire est la suite des événements fictionnels qui se déroulent dans le récit. On peut par convention les remettre dans un ordre chronologique. Contrairement au récit, l'histoire est un objet éminemment subjectif, puisqu'il suppose un sujet qui fait le tri entre les parties importantes de l'histoire et les détails secondaires qu'on peut élaguer. Loin de rendre cette notion moins pertinente, cela fait de l'histoire une sorte de témoin expérimental de ce qu'une personne a saisi comme important dans le déroulement du récit.

La subjectivité de l'histoire pourrait amener deux personnes distinctes à produire pour un même récit deux histoires radicalement différentes. Par exemple, l'épisode de l'Odyssée où Ulysse rencontre et bat le cyclope peut pourrait être tout autant résumé par Ulysse rencontre et bat le cyclope ou par Ulysse est rusé, ce dernier énoncé pouvant d'ailleurs être vu comme un résumé de l'intégralité de l'Odyssée. Ces histoires différentes permettent de mettre en lumière des aspects différents du récit, et sont certainement toutes les deux sujettes à des analyses intéressantes pour elles-mêmes. Une conséquence rigolotte de ces constats, c'est qu'on pourrait considérer que la quatrième de couverture ou même le titre d'un roman sont des récits alternatifs de la même histoire !

On pourrait sûrement objecter que dans une oeuvre littéraire, tout est potentiellement signifiant et donc le seul résumé qui ne soit pas effectivement une déformation subjective du récit, c'est le récit tout entier, auquel on n'ait rien enlevé... mais c'est donc abandonner toute ambition analytique. C'est un peu comme dire que la meilleure projection cartographique possible, c'est le globe parce qu'il ne déforme rien, ce qui est à la fois parfaitement exact, factuel et inutile.

Parfois, on croirait presque que ce blog est écrit par un mathématicien.

Si je m'étends autant sur l'idée des différents résumés possibles, c'est parce qu'elle va m'être bien utile pour répondre à la question posée dans le titre de cet article : Comment peut-on dire que deux récits racontent la même histoire ? En effet, un intérêt de la distinction entre les deux notions est de permettre de voir deux récits différents comme basés sur une même histoire. Par exemple, cette vidéo de la série Le boloss des belles lettres, mettant en scène Jean Rochefort racontant Madame Bovary avec un langage djeuns et actuel raconterait la même histoire que le roman de Flaubert.

Mais le critère permettant de l'affirmer n'est pas clair. Comme me l'a fait remarquer Victor Féasson, elle semble faire appel à une sorte d'histoire idéale qui appartiendrait au monde des idées, dans un sens platonicien, et dont les récits ne seraient en quelque sorte que des projections dans le monde réel, des transmissions à travers un langage humain. Ce n'est pas très convainquant. Ici, je propose donc deux critères qui sont ceux que j'utilise (ou pense utiliser) quand je dis que tel et tel récit racontent la même histoire,

Critère sociologique/herméneutique

Le premier n'est pas très compliqué à énoncer, mais sûrement pénible à formaliser. Je ne vais pas m'y étendre parce que je n'en n'ai pas les compétences, mais il me semble simplement trop gros pour être éludé.

Il s'agit de dire qu'un ensemble de critères sociaux liés à nos mécanismes (construits) d'interprétation nous poussent, venant d'une société donnée et ayant certaines compétences culturelles données, à considérer deux récits comme provenant de la même histoire. Un cas très simple et factuel, c'est quand deux récits sont connectés par des entités (personnages, lieux) nommés de la même façon, constituant donc un réseau d'indices permettant d'identifier les deux oeuvres. Dans la vidéo du boloss des belles lettres, il s'agit évidemment du fait que Jean Rochefort parle de l'histoire de Madame Bovary (même nom que dans le roman de Flaubert) et qu'on peut identifier quelques faits communs (elle se marie, elle a des amants, elle meurt). Ca commence dès le paratexte, puisque la vidéo nous dit qu'il sera question de Madame Bovary.

Si on veut être extrêmement rigoureux et ne jamais faire intervenir sa propre intuition, on peut refuser d'admettre que ces faits soient effectivement les mêmes puisqu'ils ne sont pas formulés de la même façon. Mais cela reste vrai pour les sujets qui identifient des histoires, et cela revient surtout à dire que déterminer précisément les critères qui font que ces faits sont identifiés et sont considérés comme suffisants pour rapprocher deux histoires est en soi le travail de l'anthropologue. Le critère est l'objet étudié et le but de l'analyse est de faire émerger les conditions sociologiques et les mécanismes d'interprétation qui poussent une certaine personne à voir ou non deux récits comme relevant de la même histoire, pour une personne donnée, selon son milieu sociologique, ses expériences, etc.

Le critère qui émerge n'a donc évidemment aucun caractère universel inné, et il s'agit moins de savoir si l'histoire de Jean Rochefort est bien celle du livre de Flaubert que de chercher qui reconnaît cette identification ou la rejette et quels mécanismes justifient cette identité ou ce rejet.

Bon, j'avoue la supercherie : dans cette partie je promettais un critère et je ne donne finalement que les idées qui permettraient après beaucoup d'études sociologiques, anthropologiques et herméneutiques de construire des critères. J'ai bien peur, en plus, que la partie suivante soit du même acabit ; si vous voulez mieux, payez-moi un emploi à plein temps dans une université de sciences humaines !

En attendant, il ne me reste plus qu'à souhaiter que ce genre de discussions ait quand même une valeur en soi pour vous. C'est d'ailleurs, à la réflexion, une caractéristique assez générale de ce blog. (Et c'est aussi l'occasion de constater que j'ai emprunté à Genette pas seulement quelques définitions de narratologie mais aussi une certaine tendance à la digression...)

2 Critère linguistique/textuel

Voici quelques idées pour construire un outil objectif qui déterminerait une sorte de degré de proximité entre deux récits. Attention, il s'agit de construire un outil qui vérifie objectivement un critère, pas qui vérifie objectivement que deux textes sont les récits d'une même histoire. Si on poussait tout ça jusqu'au bout, on pourrait imaginer donner à une machine deux textes à manger et en ressortir un chiffre, une distance comme un pourcentage qui dirait si deux textes racontent plus ou moins la même histoire. Les calculs de distances entre textes sont d'ailleurs sujets à un paquet de publications académiques en linguistique informatique, que je connais très mal, mais je ne suis pas sûr qu'il en existe qui se pose effectivement la question de l'histoire et du contenu narratif - mais plutôt du style du vocabulaire, etc.

On pourrait construire non pas le mais les résumés d'un texte avec l'algorithme suivant  :
0) soit T le texte intégral à résumer et F un ensemble de transformations possibles, agissant disons à l'échelle des phrases, qui réduisent la longueur du texte : supprimer un mot, comme un adjectif, ou carrément supprimer une proposition, voire toute la phrase, l'essentiel étant de laisser à chaque étape des phrases sémantiquement viables ;
1) pour chaque transformation f dans F qui peut effectivement lui être appliquée, je constitue le texte f(T) qui est un peu plus court que T ; j'obtiens ainsi un ensemble de textes, qu'on pourrait encore noter F(T) ;
2) pour chaque texte T' dans F(T), je peux constituer l'ensemble des textes construits à partir de T' à l'aide d'une des transformations de F, c'est-à-dire l'ensemble des textes de la forme f(T). On peut noter le (gros) ensemble ainsi créé F(F(T)) ; si on fait en sorte que F contienne la transformation identité, celle qui ne change rien (notée i, c'est celle qui fait i(T)=T), alors F(F(T)) contient bien une copie de F(T), donc c'est un ensemble plus gros que F(T).
3) on prend cet ensemble et on retourne en 2) jusqu'à ce que l'application de F ne change plus rien à F(T). Ce moment existe forcément puisque chaque opération diminue ou conserve les textes ; je vous laisse y réfléchir un peu.

Le résultat final, c'est un très gros ensemble - appelons-le R[F](T) comme Résumés - de textes qui sont tous des "résumés" de T, et qui est de la forme F(F( ..... F(T) ...)) avec un nombre fini mais inconnu à l'avance de parenthèses. Les plus gros textes contenus dans R sont T lui-même, puis des version de T où tout est conservé sauf un mot, puis des version où tout T est conservé sauf deux mots, etc. et ce jusqu'aux plus petits textes qui sont des mots isolés. Attention, pas n'importe quels mots : l'exigence de contenus sémantiquement viables implique que des noms seuls soient acceptables (ce sont des phrases nominales, comme Ruse) mais un mot de liaison seul comme de ne peut pas être contenu dans R[F](T) car, n'étant pas sémantiquement viable, il ne peut pas apparaître.

Cette construction appelle à un certain nombre d'objections ; la plus forte à mon sens c'est cette notion de sémantiquement viable comme si cette notion était bien définie, avec des phrases correctes et des phrases fausses, ce qui ne relève pas de l'usage concret de la langue. Il faudrait donc fixer une fois pour toutes ce qu'on considère comme une grammaire valide de la langue française, ce qui est normatif et arbitraire. Ceci dit, ça ne bloque pas l'algorithme qui reste capable de réduire de telles phrases en contenus sémantiquement viables (par exemple en les supprimant complètement). Du reste, je ne crois pas que ça rendrait le résultat vraiment inexploitable, étant donné que la langue écrite dans un vaste pan de la littérature est quand même concrètement et généralement très proche de la grammaire institutionnelle de son époque. D'accord, on ne pourrait rien faire avec les poèmes de Cummings, mais tant pis.

Il y a d'autres objections d'ordre technique, comme la façon de choisir les transformations F (on en rediscute un peu plus tard) ou la complexité calculatoire ahurissante de l'algorithme dès l'instant où F est un peu grand, qui le rend complètement inapplicable à des textes longs. Si on voulait le coder il faudrait sans doute se limiter à des textes de quelques phrases, ou trouver une façon de ne considérer à chaque étape qu'un petit nombre de transformations F en se faisant une idée a priori de quelles réductions sont plus pertinentes que d'autres. Cela réintroduit un critère intuitif et subjectif dans la construction, mais à ce stade c'est certainement salutaire si on veut pouvoir faire des calculs concrets. Plus concrètement, si on estime que l'algorithme agit phrase par phrase comme je l'ai décrit (ce qui peut être une limite), on peut plutôt l'appliquer indépendamment à chaque phrase - ce qui est computationnellement raisonnable - et réfléchir ensuite à la façon de combiner des phrases pour former l'ensemble de textes F(T).

Maintenant qu'on a une construction d'un ensemble des résumés possibles d'un texte, il ne reste plus qu'à voir ce qui se passe quand on compare l'ensemble des résumés de deux textes différents qu'on veut comparer à un niveau narratif. Pour la simplicité, je vais continuer l'exemple de Madame Bovary même si je la comparais à une vidéo qui n'est pas un texte écrit ; on va donc imaginer travailler avec non pas la vidéo de Jean Rochefort mais une transcription textuelle de ce qu'il dit dedans.

Si B0 désigne le texte de Madame Bovary écrit par Flaubert, et B1 la transcription du texte de Jean Rochefort, alors on pourrait comparer R[F](B0) et R[F](B1). Plus il existe de phrases communes à l'un et l'autre, plus on concluera à la similarité entre les textes. Je peux transformer cette quantité en une mesure par exemple entre 0% et 100%, en regardant le ratio entre les cardinaux :
#{ R[F](B0)∩ R[F](B1) } / #R[F](B0)
qui est la proportion de résumés de B0 communs à B1. On peut de même regarder la proportion de résumés de B1 communs à B0, qui peut être très différente en général (si un texte est très long, c'est intuitif qu'énormément de résumés ne peuvent pas être communs à l'autre texte puisqu'ils seront plus longs que l'autre texte entier ; c'est le cas ici). Intuitivement, si on fait cette comparaison avec deux fois le même texte, on trouve 100% dans les deux calculs.

Je suis conscient que cette mesure répond très imparfaitement à la question originelle. Je pense qu'on peut l'arranger sur énormément d'aspects techniques jusqu'à obtenir quelque chose de vraiment exploitable, mais ça n'aurait pas de sens de brasser en détail les réponses possibles aux objections. Voici quand même quelques pistes :
+ il faudrait élargir le set des transformations F à plus que des suppressions de mots ou groupes de mots, pour rendre compte de la synonymie, ou alors lemmatiser les mots lexicaux en mettant dans la même classe les synonymes avérés. Cela permettrait à l'algo de comprendre que le mot "go" dans B1 est équivalent au mot "femme" dans B0. Si on choisit la solution qui n'identifie pas les synonymes, il y a un risque que l'algorithme ne finisse jamais (car remplacer finir par mettre fin à augmente le nombre de mots, et la propriété de finitude qui était claire devient incertaine). Cela implique aussi de choisir un moyen de reconnaître des relations de synonymie...
+ il y a en fait tout un tas d'autres reformulations qui seraient pertinentes à intégrer à F, comme pouvoir dériver l'équivalence entre elle se fait chier et l'ennui la dévorait. Mais ça rend les choses très compliquées et on peut se dire que l'outil précédent, bien qu'il perde de l'information, peut déjà être assez performant pour faire des comparaisons (c'est-à-dire que les différences relatives entre les ratios de plusieurs comparaisons importent plus que la valeur concrète des ratios).

Revenons à des interrogations plus riches de sens, maintenant.

A défaut d'avoir proposé une méthode facilement implémentable, j'ai surtout voulu ici donner l'intuition générale que j'entends quand je parle de vérifier méthodiquement si deux récits relèvent de la même histoire. Un tel outil ne se substitue jamais à la pensée, mais il l'étaye ; il faut s'attendre à des "bugs" sous la forme de récits apparemment proches que l'outil n'arrive pas du tout à rapprocher, mais il pourrait être mis en perspective avec une analyse plus sociologique/herméneutique pour regarder la corrélation entre récits identifiés ou non et proportion de cohérence entre les ensembles de résumés des textes.

Quand je parlerai d'histoire(s) et de récit, je le dirai donc en sous-entendant les difficultés inhérentes à la notion d'histoire(s) et les possibilités ci-dessus de constituer quand même des histoires à partir d'un récit, quitte à ce que ces considérations distancient d'autant plus ma notion d'histoire de celle de Genette. Les choses qui m'intéressent vraiment, c'est paradoxalement plutôt la partie herméneutique qui promet de trouver dans les mécanismes d'interprétation des révélateurs certes sociologiques, mais aussi esthétiques, philosophiques, poétiques... et constituant des construction de sens non évidentes qui sont, à mon sens, des formes d'art.

Il paraît que c'est Deleuzien, mais ce sera pour une autre fois.

Et si on jouait... (18)

...les écrasantes angoisses cosmiques et les réflexions d'êtres vivant dans un futur très, très, très, très, très, très, très lointain, qui se retrouvent confrontés à ces sujets malaisants mais tellement éloignés de nous qu'ils nous semblent irréels, comme la mort du Soleil et de l'univers entier ?

J'ai récemment découvert la chaîne youtube Kurzgesagt qui publie de courtes vidéos de vulgarisation scientifique, dont certaines - savamment regroupées dans une playlist bien nommée Existential Crisis playlist - présentent avec une infographie sympathique et une voix off un peu sarcastique quelques perspectives assez effrayantes issues de l'astrophysique. Il y a une sorte de fascination malsaine à se confronter à des idées comme celle de la mort de toutes les étoiles, l'idée qu'il devrait exister un jour une date qui serait celle de la fin de la dernière étoile, et donc que le cosmos deviendrait complètement sombre. C'est mentionné à la fin de celle-ci notamment et on trouve sur la chaîne toutes sortes d'autres joyeusetés. Par exemple, l'idée qu'une réaction en chaîne complètement absconse ayant pour objective de... détruire les lois de la physique pourrait naître à l'autre bout de la galaxie sans qu'on n'y puisse rien et grossir jusqu'à faire disparaître la Terre instantanément avant que l'on ne s'en rende compte. Je ne sais pas quel degré de sérieux peut être attribué à ces travaux mais je trouve l'esthétique dévorante qu'ils inspirent particulièrement plaisante pour elle-même.

Encore une pour la route ? Celle-ci résume quelques jolies angoisses et termine sur une note nettement plus positive, qui explique la philosophie et en quelque sorte la raison d'être de la chaîne.

Imaginons un futur extrêmement lointain. Des êtres humains, ou leurs successeurs plus évolués, vivent avec une technologie parfaitement autosuffisante. Un pilote de vaisseau spatial peut régénérer son corps à l'infini, recharger ses batteries grâce à la lumière solaire, transformer n'importe quelle matière en n'importe quelle autre à l'aide d'un convertisseur universel et donc se sustenter où qu'il soit en transmutant des débris stellaires. De plus, ils peuvent ralentir leur perception du temps ou se cryogéniser et laisser l'ordinateur de bord voyager de lui-même. S'il faut un million d'années pour atteindre l'étoile la plus proche, eh bien, soit. Enfin, toutes les planètes sur lesquelles se trouvaient la vie, les usines, les moyens de production, tout a disparu dans une faille de vacuum decay. Il ne reste plus qu'une centaine de pilotes humains en vie, capables de vivre de façon autonome et indéfinie, capables de voyager où ils veulent. Disons en plus que toute reproduction est impossible.

Que feriez-vous ?

Jouons la confrontation permanente de ces personnages à un cosmos qui a pendant un temps été leur motivation vitale (ils sont devenus pilotes indépendants pour une raison !) et capables à l'envi d'explorer les mystères les plus incroyables de l'univers - observer de près une étoile à neutrons, une supernova, un trou noir... et la mort même de l'univers. L'esprit face à la pure beauté hors norme du cosmos est un thème que j'avais déjà voulu aborder dans le dixième billet de cette série, et qui revient me fasciner périodiquement.

Ou, plutôt que de jouer l'intériorité d'êtres tellement loin de nous, jouons à travers ces histoires à construire et explorer nos propres angoisses astrophysiques, pour le plaisir dérangeant qu'elles nous procurent.