Pour un décentrement du récit dans la narratologie vidéoludique

Note préliminaire. Bien que cet article cite Coralie David et l'intercréativité, il ne concerne pas directement le JDR mais les jeux vidéo, une première sur ce blog. Il s'agit d'un petit écart momentané que j'avais envie de faire depuis un bout de temps. Ce texte n'a pas de prétention universitaire sérieuse. 

Un peu hasardeusement, je me suis retrouvé à assister lundi à une journée d'étude d'ICAR à l'ENS Lyon, qui se donnait pour sujet les pratiques du jeu vidéo, et vendredi à une séance du séminaire Jeu & littérature de l'équipe Marges de l'université Lyon 3, qui aborde surtout le jeu sous l'angle des game studies et donc du jeu vidéo. La journée d'ICAR, organisée par Isabel Colón de Carvajal et Heike Baldauf-Quilliatre, portait surtout sur des analyses très concrètes de séquences de jeu filmées, grâce notamment à des analyses conversationnelles multimodales - appartenant donc plutôt à l'anthropologie - à l'exception d'une intervention d'un masterant, Thomas Brunel, qui proposait un commentaire narratologique de Skyrim sur la base des témoignages d'un joueur, intervention qui est celle qui retient mon attention aujourd'hui. Celle de Marge consistait en une lecture croisée de l'article de Henry Jenkins (2002) par quatre masterant-e-s, qui est une bonne base très accessible pour penser quelques problèmes des applications de la narratologie aux JV et que je vais utiliser dans la suite.

Disclaimer : je connais mal les game studies, la narratologie, Eco, Genette... je ne suis pas littéraire de formation et je n'ai donc pas la légitimité académique ou les références qui me permettraient de concrétiser plus avant ces quelques réflexions éparses, qui contiennent donc probablement une bonne dose d'approximation. J'aimerais juste proposer quelques pistes qui me semblent pertinentes.

1 Récit et architecture narrative

Cette partie introductive rappelle la distinction de Genette entre récit et histoire, et revient brièvement sur ce que Jenkins appelle architecture narrative.

Je ne vais pas revenir sur le vieux débat entre narratologues et ludologues, partisans respectivement d'un JV épuré de toute narration ou au contraire vu comme média narratif en puissance, qui a sans doute été formateur dans les années 90 mais ne demande qu'à être dépassé maintenant. Je veux me centrer sur une notion spécifique au coeur du débat, celle de récit, c'est-à-dire le résultat concret de la narration, l'objet étudié ; il s'oppose à l'histoire qui serait la suite des événements du récit, qui relèvent donc d'une abstraction (ayant lu le livre, j'en reconstitue l'histoire). La distinction entre les deux est rendue évidente par les questions de chronologie : un récit peut par exemple se déployer avec des flashbacks, des flash-forwards, bref dans un désordre chronologique... alors que l'histoire, étant constituée des faits dans l'ordre, serait par définition chronologique. Un autre point de distinction évident, et peut-être encore plus clair, c'est qu'on peut faire plusieurs récits d'une même histoire ; par exemple le Sacré Graal des Monty Python est un récit de l'histoire de la quête du Graal par le roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde, au même titre que celui de Chrétien de Troyes. Il n'est pas trop tôt pour dire que l'histoire est donc un produit subjectif, une sorte de résumé qui suppose qu'un sujet différencie des événements importants et des détails annexes ; cette difficulté peut rendre la notion d'histoire délicate à manier dans certains cas mais elle ne nous souciera pas du tout dans la suite.

Ce que l'article de Jenkins me semble mettre en évidence, c'est l'incapacité de la notion traditionnelle de récit à expliquer les formes narratives que présente le JV. Certes, il y a bien des jeux qui se laissent appréhender sous l'angle d'une histoire unique, dont un récit est fait en premier lieu à travers des cinématiques, dialogues, etc. qui empruntent leurs codes à la littérature ou au cinéma par exemple, quitte à mettre entre parenthèses de longs moments de jeu considérés comme "purement ludiques" et non-narratifs. Mais il y a tellement de matière narrative dans les jeux qui échappe à ce spectre, et elle semble échouer à attraper l'interactivité qui fonde la spécificité vidéoludique. Abandonnant le récit comme quelque chose entièrement contrôlé par l'auteurice, et linéaire - la littérature et le cinéma sont des média principalement linéaires, en ce qu'ils se consomment du début à la fin, suivant un unique cheminement (j'exclus la littérature hypertextuelle), contrairement aux jeux - Jenkins propose de retrouver le récit dans la spatialité, dans diverses marques de l'environnement de jeu visité, comme autant de possibilités narratives à explorer. Voir le monde de jeu comme l'expérience principale, potentiellement vectrice de narration et faite pour être explorée et découverte librement. D'où plusieurs types différents de narrations vidéoludiques centrés sur une architecture narrative, poussant à une plus forte implication du/de la joueurse, chargé de faire émerger le récit, de l'inventer, de le reconstituer... L'architecture narrative est donc une structure de contraintes et d'incitations ciselant l'espace des interprétations possibles. (En admettant le fait cocasse que le jeu vidéo le plus libre du monde s'appelle Microsoft Word, on se convainc assez bien de l'importance des diverses contraintes narratives qu'imposent un jeu donné pour obtenir des expériences satisfaisantes.)

2 Que faire du récit ?

Pour Jenkins, une solution pour adapter la notion de récit aux narratologies vidéoludiques consiste à redéfinir le récit en y intégrant des spécificités des JV, nommément une interactivité typiquement spatialisée. Je me demande si ce mouvement n'est pas analogue à celui que n'ont pas dû manquer de faire les théoricien-nes du cinéma, devant analyser les films en admettant qu'ils ne relevaient pas d'un récit littéraire "ornementé" par son passage à l'écran mais bien d'une forme de récit essentiellement différente, appelant donc à des signes spécifiques (sémiologie du plan photographique, du montage, de la musique...). Un nouveau média implique un nouveau langage, et donc de nouvelles possibilités narratologiques et poétiques, etc. Mais ici on voit bien que le passage de la littérature au cinéma est un problème de pure sémiologie, et qu'une fois le langage cinématographique identifié, la notion de récit y reste absolument pertinente. Alors que pour Jenkins, c'est précisément l'identification de certains signes spécifiques aux narrations vidéoludiques, liés à l'interactivité, qui le force à abandonner les propriétés typiques du récit classique, en premier lieu sa linéarité.

Dans les jeux de rôles sur table, ce problème est tout aussi visible. La forme du scénario comme une histoire à peu près fixée et déroulée par un-e maître-sse du jeu à ses joueurses, telle qu'elle s'est cristallisée dans les années 90 (malgré, toujours, un certain nombre de pratiques alternatives), est jugée peu satisfaisante dès lors qu'elle restreint trop visiblement les actions de jeu. (Il y a une friction entre l'idée d'un récit qui serait contrôlé par le/la MJ et la possibilité de jouir d'une vraie agentivité, ce que le forgien Young appelle le Truc impossible avant le petit dej.) On peut faire dès lors le même constat, un peu dépassé, que celui que Jenkins associe aux anciens narratologues : l'interactivité semble agir contre la possibilité d'un récit. Mais certainement pas contre toute narrativité !

En cherchant à identifier ce qui fait la spécificité du jeu de rôle, Coralie David propose dans son article Le jeu de rôle sur table : une forme intercréative de la fiction ? (2016) la notion d'intercréativité pour désigner la façon dont le jeu se déploie. Le jeu de rôle est intercréatif en ce que chaque joueurse crée (même au sens très restreint d'incarner un personnage à l'intérieur d'un vaste système de contraintes), puis reçoit des autres une réaction qui est elle-même une création en réponse à son intervention, ce dont le JV est pour l'heure essentiellement incapable (il y a bien interaction mais pas intercréation, si on se limite aux jeux pour une seule personne en tout cas). Cette idée pousse David à abandonner la notion de récit, qui suppose une distance absente du jeu de rôle. La matière première du jeu de rôle est bien l'acte de narration, mais il n'y a pas une histoire sur laquelle on produirait un récit, ce qui demanderait de connaître déjà l'histoire ; or celle-ci n'est que la résultante a posteriori de la narration, tout comme l'histoire d'un roman n'est connue qu'à travers le récit qui, cette fois, est bien confondu avec l'acte de narrer. La spontanéité est incompatible avec le récit, mais pas avec la narration qui est en soi une performance. (Et l'histoire, puisqu'elle présuppose un sujet qui la reconstitue, amène en jeu de rôle plusieurs joueurses différent-es à tirer d'une même narration plusieurs histoires, ce que relève avec d'autres mots Romaric Briand dans le Maelström).

Si, en littérature, le récit est la matière première à partir de laquelle tous les autres organes de la narratologie se développent, en jeu de rôle c'est la narration elle-même qui remplit cette fonction. Cette affirmation appelle je crois à quelques objections d'ordre psychologique, car je trouve un certain échec aux jeux qui tentent de faire primer l'acte de narrer sur toute détermination a priori - ce qui est le cas par exemple d'Apocalypse World, et plus généralement de la ludographie de D. Vincent Baker, qui propose - pour raconter d'abord et fixer ensuite - des outils qui ne me semblent jamais fonctionner à plein régime.Mais je ferme ici cette parenthèse, pour garder juste le fait concret et mesurable que la narration, non le récit, est le moyen d'accès primaire des rôlistes à la fiction.

Quid maintenant du jeu vidéo ? Si le jeu de rôle, média ludo-narratif par excellence, peut se passer d'une théorie du récit, alors le JV pourrait bien faire de même ! Oui, mais il reste quand même que les cinématiques, les dialogues, toutes sortes de textes... se rencontrent fréquemment en JV et se laissent bien analyser par la narratologie classique. Les JV contiennent des récits classiques, ce qui empêche d'abandonner complètement la notion.

3 Narratologie de Tetris

Je propose sur ce point de prendre Jenkins à contre-courant, et d'explorer pour l'heure les possibilités narratologiques dans les jeux qui s'y prêtent le moins : ceux qui, précisément, se réduisent si abstraitement à un pur gameplay qu'ils ne semblent relever d'aucune expérience narrative.

Tout le monde s'accorde à dire que Tetris ne contient pas de récit, quelle que soit la définition qu'on veuille donner à ce terme. Il ne contient pas non plus le moindre élément narratif, étant purement abstrait et n'offrant donc aucune prise interprétative fiable ; à l'inverse par exemple d'un Counter Strike qui sans prétendre à aucune narrativité se déroule au minimum dans le fantôme d'un cadre diégétique, opposant des avatars humains, porteurs d'armes à feu, les uns terroristes et les autres antiterroristes, etc. Pourtant, si je joue à Tetris et que je fais une partie qui s'avère intéressante (c'est-à-dire longue, difficile, incertaine), je peux en faire le récit : "j'étais presque mort, deux lignes à peine avant la fin, mais j'ai réussi à remonter in extremis, en jouant super bien... j'ai fini par perdre au niveau 18, mais c'est la première fois que je tiens aussi longtemps !". C'est bien que, dans la partie à laquelle je fais référence, je perçois une histoire, avec un début que j'ai clairement défini (le début de cette partie-là, le moment où j'appuie sur Start) (ce qui relève déjà, en fait, d'un choix narratif), plusieurs épisodes identifiés, etc. En fait, tout un pan du vocabulaire narratologique s'applique : il y a bien un actant (moi-même !), un enjeu (tenir longtemps pour faire un bon score)... et surtout, plus capitalement, une tension dramatique portant sur la façon incertaine dont se concluera ma partie (jusqu'où irai-je avant de perdre ?).

C'est un constat un peu banal, qui convient en fait à n'importe quel récit que l'on peut faire à quelqu'un d'autre au sujet de quelque chose qui nous est arrivé, comme quand on explique les raisons d'un retard. Tetris est le lieu où se déroulent un ensemble de faits que j'ai identifiés comme une histoire, dignes donc d'un récit futur. Mais c'est justement ce qui donne sa valeur narrative à Tetris : il est un système de contraintes favorisant l'émergence d'une suite de faits qui peut être interprétée comme une histoire. On raconte sans doute bien plus facilement les faits surprenants qui se sont déroulés pendant une partie de Tetris que pendant un trajet de métro le lundi matin. Pour qu'un trajet quotidien puisse faire l'objet d'un récit, il faut qu'il s'y soit passé quelque chose d'exceptionnel, c'est-à-dire un événement hors des effets typiques que peut produire un métro ou un bus (une déviation à cause d'un accident, par exemple) ; alors que ce que l'on raconte au sujet d'une partie de Tetris est typiquement le résultat des contraintes du jeu en ce qu'elles génèrent une mise en tension dramatique, à la fois ludique - strictement - et narrative - si je veux la percevoir comme telle.

Une bonne question, que je ne peux traiter que très allusivement, serait de chercher les signes qui encouragent l'interprétation d'une partie sous forme d'histoire. Il y a bien sûr des signes internes aux jeux, comme le score, qui appartiennent au fameux réseau de contraintes et d'incitations qui fait la substance du jeu ; ces signes intéressent en premier lieu les game-designers et sont de nature diverses : les règles elles-mêmes et leur résultante systémique, bien sûr, mais aussi les choix esthétiques ou d'interface du jeu, qui oriente leur interprétation. Mais d'autres signes externes sont aussi très importants, et pour cela il faut absolument mentionner l'importance des Let's play, relevée par l'un des intervenant du séminaire Jeu et littérature, et des streams sur les plate-formes comme Twitch. Ces deux types de contenus montrent des joueurses entrain de jouer, dont l'apport principal est de commenter leurs propres actions. Le jeu PlayerUnknown's Battleground (PUBG) (décrit dans cet article du Monde par exemple) est un bon représentant à la fois de ce phénomène actuel et de la possibilité d'un récit des faits ludiques, parce qu'il propose à la fois des situations dramatiquement riches (beaucoup d'actants, beaucoup de possibilités et de renversements envisageables) et beaucoup de moments d'inaction, donnant l'occasion au streamer de commenter sa propre partie. Comme cela a été relevé pendant le séminaire, ces commentaires relèvent moins du commentaire sportif qu'on ferait d'un match de foot (visant à interpréter une action en cours pour la décrire, la rendre intelligible et - certes - la dramatiser) que du récit, en ce qu'ils sont toujours dans un décalage temporel au moins léger avec ce qui a lieu : ou bien apportant un avis ou une interprétation sur ce qui a déjà eu lieu, ou bien anticipant ce qui pourrait avoir lieu.

Quand le jeu commenté comporte lui-même déjà un récit, comme dans l'exemple de Squeezie jouant à Enterre-moi mon amour, ce commentaire s'établit comme une méta-narration, un méta-récit. Mais qu'en est-il du streamer jouant à PUBG ou à Tetris ? Il produit un récit, simplement. Ces jeux produisent des faits en mal de récit ; je crois que le streaming, et plus généralement toute la vaste culture populaire tournant autour des jeux vidéo, nous poussent à produire en nous-même des histoires lorsque nous jouons. Les streams et les Let's play explicitent et révèlent la nature de récit potentiel de ces moments. Dans la suite, je vais appeler événements protorécitique ces faits produits par les jeux, ne constituant pas un récit mais une matière susceptible d'être saisie comme une histoire digne d'être racontée.

4 La narrativisation des événements protorécitiques

La capacité d'un réseau de règles et de contraintes à faire émerger des histoires n'est pas propre aux JV, comme on peut le voir par exemple à travers le récit d'une partie de football ou d'échecs. Mais elle est une composante fondamentale à ne pas oublier lorsque l'on analyse les JV pour leur valeur narrative, car beaucoup de jeux centrés sur leur gameplay peuvent ensuite amplifier et sublimer cette tension ludo-dramatique pour lui donner la richesse attendue d'une expérience narrative complexe.

Dans PUBG ou Counter Strike, par opposition à Tetris, un certain nombre d'éléments figurent des choses concrètes et identifiables : des personnages humains, des armes à feu, des bâtiments... Ils aident à interpréter l'action et à la rendre lisible, et améliorent aussi la possibilité d'y plaquer une narration, mais ne suffisent pas à constituer une expérience narrative fondamentalement différente de Tetris. Ils sont à rapprocher du Monopoly décrit par Jenkins, où les éléments de cadre diégétique (jouer des investisseurs immobiliers) ne suffisent pas à effacer un ressenti d'ordre purement ludique. Ce constat pourrait reléguer mes remarques sur les événements protorécitiques à une anecdote sans lien véritable avec le contenu narratif effectif qu'une narratologie vidéoludique sérieuse devrait vouloir traiter. Une caractéristique qui me semble décourager la possibilité d'une véritable narrativité de telles expériences, outre le ressenti mesurable des joueurses, c'est le fait que ces jeux "techniques" invalident d'eux-mêmes les interprétations narratives qu'ils permettent. Par exemple, Counter Strike suggère une lutte entre terroristes et antiterroristes, mais si je coopère (au sens d'Eco) pour établir une histoire d'opération militaire, beaucoup de choses s'opposent aux conclusions interprétatives que je vais faire : souvent les personnages ne s'entraident pas, les mêmes situations sont rejouées encore et encore jusqu'à l'abstraction, rien ne vient encourager l'hypothèse d'un éventuel sens à l'action terroriste jouée, toute la jouissance est concentrée dans le fait de vaincre l'ennemi et pas de sauver un McGuffin quelconque, etc.

Pour trouver quelque chose de plus convainquant, il faut maintenant se déplacer vers des jeux qui ont bel et bien des prétentions narratives, et qui vont donc donner aux joueurses une bonne raison de chercher à narrativiser ce qui se passe. C'est dans une bonne mesure ce qui a intéressé Thomas Brunel dans The Elder Scrolls V : Skyrim, un RPG très populaire de ces dernières années. On y incarne un aventurier dans un monde typique de l'heroic-fantasy, qui peut l'explorer et y accomplir toutes sortes de choses. On peut dire de Skyrim qu'il contient des récits interactifs, sous la forme par exemple de dialogues et de quêtes à réaliser, mais la promesse de liberté que fait le jeu le pousse à ne pas prendre en charge le récit dans son intégralité : lae joueur-se est libre, et seuls des choix ponctuels lae lancent dans des moments de narration classique (c'est-à-dire discursive).

Il est évident que la narrativité de Skyrim ne se réduit pas à ces instants somme toute relativement cloisonnés (les dialogues ont bien des arbres de décision, mais les choix n'ont pas beaucoup de richesse). Voyager d'une ville à une autre, en se confrontant donc à la possibilité d'une attaque de bandits, de trouvailles inattendues et difficultés diverses... constitue une expérience narrative hors de tout récit (dans le sens habituel ; pour Jenkins, il reste le récit issu de la narration environnementale).

Pour identifier leur valeur narrative, Brunel propose de rattacher ces moments de non-narration aux blancs qu'investit le lecteur dans le roman, en reprenant donc les théories d'Eco dans L'oeuvre ouverte et Lector in fabula. Tout comme un texte est une "machine paresseuse" qui attend de lae lecteurice une coopération active, Skyrim invite lae joueurse à investir les non-dits du jeu, à imaginer et construire une histoire là où le jeu ne propose que des récits et éléments narratifs disparates. Ce n'est pas du tout une position purement théorique : Brunel s'appuie sur le témoignage d'un joueur chevronné, qui avait imaginé son personnage comme dernier survivant d'une longue lignée glorieuse, interprétant certains actes spontanés (le meurtre accidentel d'un personnage) en leur attachant beaucoup de conséquences extra-ludiques (le personnage se lançant alors dans une longue recherche de rédemption, pour se laver du crime commis).

Cet accident spontané, interprété et réintégré dans une grande histoire (qui n'existe qu'aux yeux du joueur et ne relève pas, dans sa globalité, du seul contenu du jeu) me semble l'exemple type de la façon dont la structure d'un jeu peut encourager à narrativiser les événements protorécitiques qui s'y déroulent. Skyrim promet aux joueurses de leur fournir une expérience ludique et narrative d'aventurier dans un monde d'heroic-fantasy ; cette promesse est un point de structure, parmi tant d'autre, qui permet d'orienter lae joueurse modèle vers une façon optimale d'utiliser/interpréter le jeu, et in fine de lui donner les moyens de construire des histoires qui seront pertinentes et renforcées dans l'univers du jeu. Brunel donne l'exemple final de séquences dans lesquels le joueur expert fait attention à prendre régulièrement un repas, alors même que rien dans le jeu n'oblige l'avatar à se nourrir fréquemment. Dans un jeu comme Skyrim, il faudrait donner le nom d'événement protorécitique à beaucoup de faits, comme de simples choix personnels : utiliser telle arme plutôt que telle autre, éviter de croiser la route d'un magicien, apercevoir un loup au loin, etc.

L'exemple de Skyrim est plein d'enseignements mais m'amène, à mon grand dam, à formuler une nouvelle zone de friction dans les narratologies vidéoludiques qui rappelle dangereusement le vieux débat des narratologues contre les ludologues. C'est celle de l'interaction entre les événements protorécitiques et les contenus qui relèvent de formes de récit déjà établis. Dans Skyrim, si je joue longtemps en qualité de joueur modèle (ce qui implique déjà un certain nombre de restrictions : je ne vais pas m'imaginer jouer un marchand timide et casanier, par exemple, parce que ce type de personnage ne partirait pas à l'aventure - et donc l'essentiel du jeu me sera inaccessible, l'expérience sera décevante), je finirai par me constituer l'idée d'un personnage complexe, qui a vécu toutes sortes de choses et s'est formé une morale et une vision du monde particulière. Dès lors, de plus en plus de propositions narratives faites par le jeu me sembleront hors de propos. Je parle en fait d'un constat personnel, issu de ma propre expérience sur Skyrim que j'ai également voulu investir de mes propres interprétations, qui ont systématiquement été déçues. Trop souvent, des dialogues, des développements de l'histoire, les réactions de certains personnages... ne supportent pas des interprétations pourtant raisonnables que je me suis construites. Je suis le sauveur du royaume, qui porte l'attirail bien reconnaissable du Grand Archimage et qui vient de lancer devant vos yeux un des sorts les plus complexes qui existent ; pourquoi ces bandits me parlent comme à un idiot en position de faiblesse ? De telles trahisons de mes attentes et interprétations m'apparaissent typiquement dans les dialogues et les autres micro-récits qui, étant pré-écrits, ont du mal à rendre compte de mon interprétation. Il peut aussi arriver que des événements protorécitiques ne s'insèrent pas bien du tout avec mon interprétation, typiquement (dans la même situation que j'ai décrite plus haut) si après avoir décimé neuf bandits, le dixième et dernier continue à se battre avec un acharnement orgueilleux comme s'il était persuadé de pouvoir encore remporter la bataille.

On pourrait peut-être voir tous ces problèmes comme des difficultés (techniques et pas seulement narratives, d'ailleurs) pour les joueurses à identifier ce qui est attendu d'elleux ; en d'autres termes, lae joueurice modèle est terriblement inaccessible, ce qu'on attend d'ellui est trop complexe pour être raisonnablement atteint par lae joueurse moyenne. Dans les exemples plus haut, si j'avais été un joueur modèle, j'aurais tout simplement évité de me retrouver dans cette situation ; mais ce n'est pas une réponse très satisfaisante.

Chez Eco, un texte dit ouvert est censé pouvoir recevoir et même encourager plusieurs isotopies différentes. Mais il y a une facilité à se poser la question de l'insertion du/de la lecteurice au sein d'une structure dont on connaît chaque aspect, ciseler chaque phrase pour l'ouvrir ; les événements protorécitiques, par contre, sont typiquement des événements qui - bien qu'issus strictement des possibilités techniques du jeu - échappent aux game-designers, qui ne peuvent pas espérer prévoir exhaustivement ce qu'il arrivera à l'avatar du/de la joueurse, ni dans quel ordre. Je pense que Lector in fabula et son lecteur modèle ne suffit pas à conceptualiser la façon dont lae joueurse s'insère dans le monde narratif (ou le récit architectural de Jenkins !), mais je n'ai pas vraiment d'alternative plus exhaustive.

A titre personnel, je fais le constat que les JV qui m'ont procuré les expériences narratives les plus satisfaisantes sont souvent ceux qui parlent le moins, qui relèguent au facultatif l'essentiel de leur contenu textuel. Je pense à Dark Souls (un jeu tellement encensé qu'il constitue une sorte de cliché du bon jeu dans n'importe quelle réflexion critique sur les JV, mais allons-y quand même !) : l'intégralité du jeu, qui prend plusieurs dizaines d'heures, peut se faire en ne lisant que deux ou trois dialogues importants, au mieux cryptiques, qui ne suffisent même pas en eux-mêmes à dégager une histoire. L'expérience de jeu est à la fois résolument tournée vers son gameplay (quelle arme utiliser, comment battre les ennemis, quelle zone explorer ensuite...) avec très peu de phases de narration ou de pure contemplation, tout en étant profondément narrative. C'est que chaque élément de la structure du jeu est ouvert à une interprétation narrative, et que le jeu offre d'innombrables clés possibles ; on a beaucoup relevé par exemple que mourir est un événement intégré dans la diégèse (on ne revient pas à une sauvegarde précédente), ou que la faiblesse des dragons à la foudre est justifiée par la mythologie de l'univers diégétique. De cette façon, non seulement le jeu donne les moyens d'interpréter tout événement protorécitique de façon cohérente, mais en plus il tait un grand nombre de points cruciaux de l'histoire du monde, puzzle qu'on ne peut que très incomplètement reconstruire.

De fait, les contraintes interprétatives que sont l'esthétique, les descriptions des objets, les dialogues... jouent leur rôle d'orientateurs de l'interprétation, mais sont suffisamment ténues et incertaines pour ne jamais être frontalement discordantes lorsque l'on se construit une interprétation qui va à l'encontre. Si Skyrim tente de nous permettre de constituer l'histoire de notre personnage, dans un cadre diégétique univoque et classique, Dark Souls se centre sur l'histoire à reconstituer du monde, selon un mode plus proche de l'oeuvre ouverte - mais reste ouvert à la possibilité pour l'avatar de s'insérer dans cette histoire perçue. S'unissent donc une histoire classique (celle du monde) qui n'est perçue que par fragments (facultatifs, comme par exemple la description des objets ; leur réception n'est pas du tout le coeur du jeu) et une histoire personnelle (celle de mon avatar) qui n'est soumise qu'à très peu de contraintes (presque rien ne peut invalider l'idée que je me fais de mon personnage). L'élégance de Dark Souls, c'est peut-être que les mêmes atomes narratifs - armes, objets, ennemis, paysages, dialogues - servent à la fois à constituer une histoire spatiale du monde et à appuyer l'intégration des événements protorécitiques.

5 Et après ?

Dans cet article, j'ai voulu montrer que l'échec de la notion classique de récit à capturer un certain nombre de caractéristiques narratives des JV ne pousse pas nécessairement à considérer que les jeux sans récit sont de nature non-narratifs. Le récit est l'objet à partir duquel la narratologie déduit toutes ses analyses, mais cette situation est propre à la littérature et le JV peut se permettre de décentrer cette notion. La proposition de Jenkins de parler de récits spatialisés rend bien compte de certaines caractéristiques de l'interactivité ; il lui manque une dimension pragmatique qui décrirait effectivement la façon dont les joueurses interprètent et construisent à partir des contenus narratifs qui leur sont offerts. Mais surtout, en abandonnant presque entièrement la dimension temporelle de la narration elle ne rend pas compte de possibilités dramatiques qui seraient la résultante concrète et mesurable du système de règles et de contraintes que peut être un JV, sans pour autant passer par un récit au sens habituel.

Pour explorer plus avant la notion d'événement protorécitique, il faudrait plonger dans les détails des effets d'un système de règles vidéoludiques. Ce devrait être le terrain de la critique. En jeu de rôles, la difficulté de saisir ce qui fait système est un sujet inépuisable, puisque les règles explicitement définies comme telles ("dans telle situation, on jette tel dé et on applique telles conséquences" / "on joue des aventuriers qui veulent s'enrichir" / ...) n'ont d'importance que si l'on peut inspecter minutieusement lesquelles sont effectivement appliquées, comment, quelles règles implicites se révèlent aussi ("on n'interrompt pas quelqu'un qui parle")... rendant compliquée une critique qui dériverait des règles formelles une structure de valeurs cohérent, quand ce système n'est en pratique jamais ressenti. Le système des règles n'est donc évaluable que dans deux perspectives opposées, ou bien ethnographique, ou bien en sujet herméneutique ; et, si les JV peuvent sembler différer en ce qu'ils se déroulent dans des espaces complètement formels, des exemples comme Dark Souls ou Skyrim sont typiquement suffisamment complexes pour que la cognition ne s'attache qu'à une petite partie des contraintes réglées et les investisse voir se les représente imparfaitement.

Bref, la structure ne prédit jamais complètement le système. A l'extrême, des contraintes purement extérieures peuvent radicalement transformer l'expérience, comme Manuel Boutet le remarque dans son article de 2012, Jouer aux jeux vidéo avec style. Le style, peut-être, constitue la prochaine étape d'une poétique du jeu vidéo ; non le style de conception, mais celui de jeu.

Jouer poétique (2) : autres signes, autres syntaxes

(Crédits réflexion : Valentin T.)

D'autres idées. Dans ce fragment, je prends un angle d'attaque très sémiologique, ce qui me force à esquisser les bases d'une pratique du jeu poétique. La sémiologie, c'est la partie des sciences humaines qui étudie les systèmes de signes, dont la valeur est toujours vue comme dépendante de tous les autres éléments du système ; il peut s'agir tout autant de systèmes formels (la héraldique) qu'informels (porter un costume trois pièces, c'est notamment ne pas porter un jean et c'est significatif). La linguistique, qui étudie la langue, peut être vue comme une partie de la sémiologie.

1 De quels signes disposons-nous ?

Le matériau premier qui nous sert à interagir en jouant, c'est encore la parole, qui s'appuie donc sur la langue. Nous disons ce que notre personnage fait, ce qu'il espère, ce qu'il pense ; nous décrivons des PNJ, nous leur attribuons toutes sortes de propriétés ; nous construisons des histoires aussi...

J'aime voir dans la poésie un état du langage, ce qui pousse naturellement à interroger l'usage de la langue dans le jeu de rôle. Mais c'est un terrain dangereux, qui peut nous pousser à vouloir importer tout ce que la poétique sait faire en termes d'effets de style ; le jouer poétique issu du jeu de rôle ne devrait pas consister à jouer en disant des vers, ou des métaphores, ou quoi que ce soit de tel - bien que ces effets puissent arriver ponctuellement, ils constitueraient une piètre traduction de la poésie dans le média rôliste. Il y a toutes sortes de réflexions plus pertinentes à faire sur l'usage de la langue dans le jeu poétique ; j'en ai suggéré quelques-unes dans le précédent article, et il y a beaucoup plus à chercher, mais je n'ai pas encore d'idée assez formée pour revenir là-dessus.

Ce qui est directement accessible, en revanche, c'est surtout la question : quels signes n'utilisons-nous pas ? Le langage rôliste ne se limite pas à la parole. En poésie, il semble que tout ce qui a été identifié comme significatif dans la langue ou à sa périphérie a été utilisé à un moment ou un autre (il n'y a qu'à lire le Coup de dés de Mallarmé pour se convaincre de la valeur poétique des lettres majuscules, de l'espace typographique). Mais nous, rôlistes, avons entre les mains bien plus que des mots ! Des feuilles et des crayons, et des dés, souvent, déjà ; et puis nous jouons à des endroits, et avec des gens, et d'ailleurs nous les regardons, nous leur sourions parfois. Autant d'éléments qui sont par défaut réduits à une fonction (la chaise pour s'asseoir, la feuille pour prendre en note des caractéristiques, le regard pour savoir quand parler et quand écouter) mais que l'on peut vouloir sémiotiser, c'est-à-dire leur donner un sens, en tant que signe, à l'intérieur d'un (nouveau) système de signification. Que veulent dire les couleurs rouges et vertes ? Rien, mais sémiotisées par le système des feux tricolores, elles deviennent les signifiants de tu t'arrêtes et tu peux avancer. Cet exemple simple est purement formel et arbitraire (il n'y a précisément rien d'équivoque dans la relation arbitraire vert = tu peux avancer), donc peu poétique ; mais des sémiotisations plus fines et moins formalisées permettent d'explorer des systèmes de signification improvisés, chargés de forces poétiques. Qu'est-ce que ça veut dire si, au lieu de jeter le dé, j'annonce son résultat ? Quel sens y a-t-il à déchirer ma feuille de personnage lorsque celui-ci subit un terrible revers ?

Saisir un matériel nouveau, c'est s'offrir plus de moyens de signification, de vides ambigus à investir et à interpréter. Et, peut-être, l'occasion de la découverte ou du renforcement d'un style. Le mien est indubitablement lié à des usages émergents du papier, par exemple.

Ce qui pèse sur ces figures et leur donne leur profondeur, c'est bien un fait sémiologique : leur rapport avec tous les autres signes possibles. Déchirer la feuille, cela s'oppose à la fois à la possibilité de la laisser entière (d'un coup, j'annonce que mon personnage est dans un état pire que vous tous, qui avez encore votre feuille entière), et à la possibilité d'exprimer la même chose par les mots (c'est tellement dur que je refuse de le verbaliser). Et on pourrait sonder bien plus avant le sens de cet acte, observé dans un contexte précis, pour saisir tout ce qui en fait la pesanteur.

2 Par quels moyens signifie-t-on ?

Une vision largement répandue du jeu de rôle propose de distinguer les énoncés qui portent sur la fiction de tous les autres, de quel dé il faut lancer déjà ? aux blagues et autres passe-moi les chips. Même quand on parle de la fiction, en disant ce que fait notre personnage par exemple, on pourrait distinguer une marge d'énoncés possibles (j'entre, j'inspecte la porte, je me ronge les sangs en réfléchissant à ce que je vais dire...) et beaucoup d'autres considérés comme non-pertinents : je m'envole (alors que je n'ai pas d'ailes), je rentre au village me marier et crever dans mon lit (l'échelle de temps n'est pas correcte), etc. Des divagations sur les états d'âme d'un personnage sont pertinents jusqu'à un certain point dans certains contextes donnés mais sont par exemple malvenus au milieu d'un combat tactique ou d'une course-poursuite effrénée. Les règles qui régissent dans un contexte donné l'enchaînement des énoncés possibles, limites ou incorrects, c'est sans doute ce qu'on pourrait étudier en cherchant une grammaire du jeu de rôle.

Après la question sur ce qui peut être un signe ou non, voici celle de leur agencement et de leur syntaxe. Je vais, là aussi, laisser à d'autres cette recherche épineuse pour me concentrer surtout sur la problématique suivante : comment rend-on pertinents des signes qui, dans une conception traditionnelle du jeu de rôle, ne le sont pas ? J'ai souvent constaté (hypothèse) que dans mes parties de jeu de rôle, on cherche à reformuler tout ce qui n'est pas clair, à ramener les énoncés non corrects à une forme intelligible. Un bon énoncé est un énoncé qui passe par la porte d'entrée et s'essuie les pieds. Pour toutes sortes de raisons que je n'ai pas envie d'expliciter, cela fait largement sens dans beaucoup de cas ; je ne viens pas poser une bombe sous le jeu de rôle, je cherche juste quelque chose d'autre à côté.

Il reste que sur un paquet de tables, si je déchire ma feuille sans parler, je risque fortement d'être incompris. On va me demander pourquoi j'ai fait ça, est-ce que ça veut dire que je suis mort ? Est-ce que je peux expliquer ? De même, choisir le résultat du dé au lieu de le jeter est un acte subversif, presque transgressif. La question d'établir quels énoncés sont corrects et lesquels ne le sont pas rejoint en fait celle de sémiotiser des signes nouveaux, que j'ai développée plus haut. Si personne n'est préparé à interpréter ce que je vais faire en sachant que j'utiliserai peut-être des signes inattendus, alors ce que je produis sera vu comme non-pertinent. Il n'y a pas grand intérêt à faire des figures tout seul en passant pour un excentrique pénible aux yeux des autres.


Une réponse est bien entendue de concevoir des jeux qui proposent d'investir de nouveaux signes. Mon rapport au papier vient en partie d'expériences marquantes sur Dragonfly Motel. Ou, autre possibilité, de chercher des jeux qui ouvrent la large possibilité d'innovations formelles émergentes, sans imposer une technique plutôt qu'une autre. Mais, si je crois que de tels jeux sont importants pour jouer poétique (même des picojeux), je n'ai à ce jour pas de vraie réponse satisfaisante à part : développer une pratique.

Pour jouer poétique à moindre frais, je me tourne vers les quelques joueur-ses autour de moi qui s'accordent bien avec ma façon de jouer, avec qui j'ai beaucoup joué et dont j'apprécie moi-même le jeu et avec qui j'ai l'habitude de saisir, justement, ces signes étranges, ces moyens de signification qui diffèrent de l'usage habituel. C'est-à-dire, avec les habitués du jeu en performance, terme qui me semble maintenant désigner un cadre nécessaire pour développer le jeu poétique. (Je crois que JEP est plus large que jeu poétique, ce dernier vivant à moitié dans un futur qui reste à construire, mais les deux concepts sont surtout pour moi deux angles d'attaque différents pour parler des mêmes choses et des mêmes envies.)

3 Pratique poétique

Cette énorme restriction du paysage des rôlistes à seulement quelques connaissances ne serait pas nécessaire si le jeu poétique était un fait connu et pratiqué (de même que tous les poètes n'ont pas à introduire la poésie à leur lectorat) ; mais je ne peux pas m'inviter à un tournoi de poker et proposer une partie de tarot. Je ne nie pas, bien sûr, la possibilité de trouver de surprenants et superbes moments de poésie avec des inconnus, dans des jeux qui le permettent (ou même pas !), par exemple en conventions ; mais ces expériences-là me sont essentiellement inaccessibles : jouer avec des personnes que je ne connais pas et dont je ne sais pas quoi attendre est pour moi une source d'angoisse qui est essentiellement incompatible avec un investissement émotionnel fort. C'est donc bien d'un choix personnel que je parle, pas d'une loi générale.

S'ouvrir à une pratique du jeu poétique, ce serait quelque chose comme réunir des ami-es ou personnes disposées à jouer ensemble et prêt-es à s'investir dans des parties équivoques, avec l'idée de co-construire quelque chose d'artistique. Ni plus, ni moins - comme dans le JEP, je peux affirme qu'une partie poétique peut être ratée, tout comme beaucoup de poèmes me laissent froid.

L'objectif concret et formel, avant l'objectif artistique, c'est d'ouvrir les possibilités de création de sens, ne plus faire passer tous les énoncés - au sens large, pas seulement verbal - par la même porte d'entrée. Permettre de nouveaux signes, des écarts à la grammaire rôliste, des expériences de signification ambiguës, quitte à se rater complètement. Et si je veux renouveler ma pratique poétique maintenant, il faut que je construise de nouveaux liens avec des joueurs et des joueuses de mon entourage qui y sont disposé-es, ce qui est toujours faisables mais demande un effort et une continuité. Simplement, je ne crois pas au jeu miraculeux qui permettrait facilement d'ouvrir d'un coup toutes les autres portes de la signification et sémiotiser le temps d'une explication de règles tous les signes que je veux explorer.
 

Et la suite ?

J'ai appelé fragments cet article et le précédent, qui donnent les pistes que je vois actuellement pour penser le jeu poétique. On pourrait déjà y voir un programme assez fourni, déroulé à l'envers : construire une pratique sémiotisante, explorer d'autres façons de faire sens, ambiguïser le langage à la recherche d'effets de style. Il s'agit bien sûr d'une vision de la poésie qui m'est personnelle ; on peut distinguer un peu partout dans ce que j'ai écrit la trace du symbolisme, qui m'est cher, qu'une autre joueuse pourrait vouloir reléguer à une place plus secondaire.

Si ces articles sont des fragments, ceci dit, c'est qu'ils n'atteignent pas encore ce que je cherche comme le coeur de la poétique rôliste. C'est-à-dire : si je joue dans le bon cadre, avec un jeu qui convient et des joueur-ses qui partagent une conception proche de ce qu'est la poésie rôliste, alors que fait-on de fondamentalement cool qui justifie tout ça ?

Je vais essayer de formuler ma réponse bientôt, et je crois qu'elle pourrait être la rencontre de deux termes : figures et intercréativité.

Stay tuned.

Jouer poétique (1) : concision, ambiguïté, carences, debriefs

Ce texte est un fragment : un article éclaté, furtif et allusif. A prendre ou à laisser !

J'aimerais jouer de la poésie. Je crois que je l'ai déjà fait, quelques fois, et que des jeux et dispositifs spécifiques sont nécessaires pour le permettre plus systématiquement.

Pas jouer des choses poétiques, où le terme est pris au sens des thèmes et des sujets poétiques, au sens de l'effet poétique, comme Prosopopée ; mais jouer d'une façon qui soit au jeu de rôle ce que la poésie est à la littérature. Pour reprendre la formule de Genette, la poésie est un état du langage : quel état de la parole, du jeu, ou plutôt de la conversation, peut-on construire qui soit poésie ? Nous avons déjà du style et des figures, que nous manque-t-il ?

J'ai quelques pistes. Elles se basent forcément sur des idées de ce qu'est la poésie, qui ne peuvent pas englober tout ce qu'on entend par ce terme, étant donné sa largeur ! Il ne faut donc pas prendre les phrases suivantes comme des affirmations catégoriques sur ce qu'est ou n'est pas la poésie.

1 Concision

Une, très simple : les poèmes sont typiquement concis, denses de sens, en comparaison des romans qui partagent avec eux les effets de style mais dilués dans de plus larges replis de texte. (Cette caractéristique exclut les formes de poésie narratives longues, comme les épopées antiques ou les tragédies versifiées classiques. Tant pis, elles ne m'intéressent pas.)

Il faudrait viser des parties courtes et intenses, que l'on joue à cent pour cent, dans de bonnes dispositions. C'est l'esprit dans lequel j'aborde les jeux en performance, tout particulièrement La clé des nuages qui est d'ailleurs un jeu que je revendiquerai peut-être poétique.

2 Contre l'univoque

Deux, capitale à mes yeux : suivant la thèse de Jean Cohen dans Structure du langage poétique, la poésie française - du moins en tant qu'écart pertinent à la langue usuelle, c'est-à-dire en tant que pur fait de style, ce qui est contestable - va typiquement à l'encontre des stratégies linguistiques de communication. Il faut comprendre par là qu'en parlant nous transmettons énormément d'information redondante afin d'être univoques sur ce que nous voulons dire : les accords inutiles en genre et nombre des adjectifs, les pauses et intonations (à l'oral) ou la ponctuation (à l'écrit) non nécessaires à la compréhension (la construction grammaticale de la plupart des phrases suffit à en comprendre la signification), etc. La poésie casse l'univocité, construit des liens sémantiques agrammaticaux (la rime est un bon exemple d'une construction de sens qui échappe tout à fait à la grammaire), propose des associations métaphoriques impossibles dans le langage quotidien. Cette recherche de l'ambiguïté ne vise pas le flou chaotique mais la précision dans l'errement : "Rien de plus cher que la chanson grise / Où l'indécis au précis se joint" de Verlaine dans son Art poétique.

En jeu de rôle, nous mettons beaucoup d'effort à bien nous comprendre univoquement. Dans la forme classique, il faut être au clair sur ce que la MJ a posé et ce que les PJ font. Tout cela : à l'égout ! Redirigeons notre énergie autre part : sur les figures, sur les plaisirs des interprétations ambiguës, sur les images. Cherchons quels sont les moyens pertinents pour saper les significations littérales tout en offrant la possibilité d'un sens autre.

3 Problèmes d'embrayage

Trois, qui précise ce qui précède : Cohen toujours distingue une figure de rhétorique centrale de la poésie française, qui n'a pas de nom, et qu'il désigne sous le terme de carence. Elle vient de ces mots que la linguistique nomme des embrayeurs (ou shifters en anglais), qui désignent quelque chose qui n'a de sens que dans un contexte connu : les pronoms personnels (qui sont "je", "tu", "elle" ?), les adverbes de lieu (où est "ici", "là-bas" ?) ou de temps (quand était "hier" ?), etc. Au milieu d'un roman pas trop expérimental, ils désignent clairement certains personnages, certains lieux, certains moments. Mais au milieu d'un court poème, au milieu de rien ? Les embrayeurs relient le poème à un extérieur ellipsé, ambigu, et donc universel. La carence, c'est le relatif devenu absolu : je est quiconque s'y retrouve, hier peut être toute sorte de passé, ici est partout et nulle part à la fois.

Le jeu de rôle a horreur des embrayeurs carencés. Les je d'un début de partie ont dès le début un sens, parce qu'ils sont exprimés d'un extérieur bien délimité, celui de la feuille d'un personnage créé au préalable - même si on sait assez que ce je évolue beaucoup, surtout lorsqu'on est encore entrain de se faire à la peau de notre personnage. Notre média est d'ailleurs un des rares à se crisper autant sur le cadre de la diégèse avant même que ne commence le récit. Se libérer du besoin instinctif de désambiguïser les embrayeurs, voilà une base sur laquelle construire un jeu poétique ! Cette idée me sert à comprendre pourquoi, intuitivement, je crois que les jeux estampillés mindfuck sont les plus adaptés à l'heure actuelle à la poésie, puisqu'ils soutiennent d'eux-même l'ambiguïté, la carence, l'indétermination génératrice de tension poétique.

Je vois un jeu déjà sorti qui permet effectivement d'appliquer ces trois idées, peut-être le seul que je puisse sans hésitation qualifier de poétique : Dragonfly Motel.

Je réfléchis à une technique pour se forcer à maintenir l'ambiguïté des embrayeurs, qui pourrait être la base d'un jeu. Car à force de parler d'un même sujet, on s'en fait forcément une idée de plus en plus précise, et on abandonne la flexibilité avec laquelle on l'introduisait aux premiers mots. Je crois que le jouer-poétique devrait s'inspirer au moins autant de l'acte d'écrire de la poésie, que de celui de la lire et d'en débusquer de multiples interprétations.

Il est trop facile de se fixer une idée (univoque) puis de l'exprimer, et trop difficile (je crois) de dire poétiquement sans construire un fond de pensée. Entre ces deux extrêmes, ne pourrait-on pas parler en imaginant le sens secret des embrayeurs, puis se forcer à changer ce sens ? Il y a quelque chose de cet ordre-là dans Double contemplation, un picojeu que je mettrai au propre un de ces jours, où l'on explore des images que l'on brouille l'une avec l'autre sans jamais dire de quoi on parle.

4 Le temps des exégèses

Quatre. A la façon de La clé des nuages, le debrief après une partie poétique devrait être un moment fort et privilégié dans lequel se construisent encore les interprétations de la partie tout juste jouée. Il faut lui apporter une importance énorme ; je trouverais acceptable d'un jeu poétique qu'il ne soit que le prétexte d'un debrief.

Et, sans transition aucune, je clique sur Publier !

Un haïku de rôle

Lecteurices, faisons une petite expérience !

Sur le salon #pico-games du serveur discord des Courants alternatifs, nous écrivons des jeux qui tiennent en quelques phrases. Je les vois avant tout comme des exercices d'écriture, mais la plupart me semblent tout à fait jouable. Leur extrême concision impliquent évidemment une bonne dose de compensation et c'est ce qui les rend si personnels.

Mais le temps n'est pas encore venu pour l'analyse. J'en ai écrit quelques-uns et je veux soumettre celui-ci à votre interprétation :

Béton nu, résonne
demandent des yeux de fer :
temps des souvenances.

Pouvez-vous m'expliquer dans un commentaire, en un paragraphe au plus, comment vous y joueriez et quel genre de jeu cela serait ? J'ai une idée bien précise en tête, que je n'ai bien sûr pas envie de communiquer tout de suite ; je suis curieux de voir vos interprétations.

Je donnerai ma version dans une semaine.

Critique : Mantra, le cut-up & l'éclatement des formes

batronoban est l'auteur français derrière un certain nombre de jeux foutraques et bordéliques, auxquels je fais régulièrement allusion ici ; j'avais notamment écrit cet article qui traite du sentiment de vitesse dans Mantoid Universe. J'avoue jouer assez peu à ses jeux. Quelques sympathiques parties de Mantoid, un Chevalerie & Sodomie... et une campagne avortée de Mantra, celle qui m'intéresse aujourd'hui. Je ne me connecte que difficilement avec ses univers ultra-crasseux mais j'y pioche des idées formelles.

Dragonfly Mantra

En tant que joueur en performance, je cherche les exercices de style, les nouvelles façons de jouer, les formats hors-gabarit. C'est pourquoi Dragonfly Motel de Thomas Munier est un de mes jeux favoris - pour ce qu'il est, à toutes les étapes, un éclateur de formes. Du dispositif classique du jeu de rôle, il garde tout de même un nombre habituel de joueuses (disons 3-5) et une table ; mais on y joue en s'offrant la parole, en écrivant des images poétiques, en déchirant des bouts de papier. On s'amuse à créer du sens, des scènes fortes en esthétique et en symbolique, que l'on délite ensuite au fil de la clause de non-cohérence du jeu. Et surtout, le jeu nous appelle explicitement à outrepasser ses propres règles et à se laisser aller à divers émergences formelles : plutôt que de déchirer son papier, le donner ou le froisser ou le tremper ou le manger... ces instants de créativité doublent la créativité visuelle et sensorielle à laquelle pousse le jeu, et a été pour moi une étape importante pour comprendre ce que j'aimais en jeu de rôle. Sans Dragonfly Motel, pas de jeu en performance pour moi.

Bon, et donc, Mantra. Précisons que je parle ici de la première version du jeu, tandis que la seconde (Oniropunk) est en préparation, prévue pour une précommande en automne prochain.

Mantra se présente comme un jeu barré, psychédélico-wtf, où les joueuses incarnent des personnages perdus entre leurs différentes vies parallèles, passées et futures, entre toutes sortes d'intrigues dans un gigantesque multivers qui n'en finit plus d'agoniser et où il semblerait que plus personne ne comprenne rien à rien. On y joue des aventures confuses, rythmées par les phases de Réminiscence, de courtes saynètes psychédélique sans rapport avec la choucroute, qui donnent la possibilité de retrouver des perles, ressources bizarres vaguement à la conscience de l'Hommonde ou nécessaires à Androgyne-Roi pour ses machinations ou peut-être encore une forme purifiée de pétrol'magie ou... bref. Tous les éléments semblent présents pour jouer un étrange délire sous psychotropes et heavy metal.

On ne peut donc que s'étonner de trouver dans le jeu un dispositif on ne peut plus classique. Une MJ qui déroule des scénarios, quelques joueuses, one-shot ou campagne ; et surtout un livre de règles qui suit la sempiternelle division règles/univers, où la partie univers s'avère péniblement encyclopédique. Dans le multivers de Mantra, il y a une cosmogonie compliquée, un Sous-Monde, des luttes politiques entre Androgyne-Roi, les Anciens, un territoire pour les Jasmins Parlants, il y a tel et tel lieux décrits. Pour un jeu qui se veut onirique et destructuré, c'est sacrément classique. La même, d'ailleurs, avec Mantoid Universe qui d'un côté interdit formellement à la MJ de "se branler sur des intrigues complexes" mais qui, à côté, prend le temps de décrire bien dans l'ordre les différents royaumes et factions, quels peuples spécifiques existent dans le chaos, etc. Pour moi qui viens des JDR dits "alternatifs", j'espérais des règles beaucoup plus cassées, où le mindfuck s'immiscerait dans les mécaniques elles-mêmes.

Timides subversion

La foutraquerie de ces jeux n'est pourtant pas qu'esthétique. Mantoid induit une façon de jouer désinhibée, frénétique et physiquement éprouvante, et une de ses options aléatoires peut amener la meneuse à déchirer et manger son livre. Mantra ouvre la possibilité sous certaines conditions qu'une joueuse passe temporairement MJ. Il y a donc bien des traces que ces jeux pourraient être des éclateurs de formes comme je les aime ; mais ces éléments sont moins centraux que dans Dragonfly Motel, et se placent plutôt comme des subversions possibles des rôles traditionnels (une MJ dépositaire de l'autorité, des joueuses chargées de gérer un personnage chacune) qu'en rupture franche avec ceux-ci.

Je l'ai vu et aimé dans Mantoid, et c'est pour moi un autre jalon - encore que plus tardif, et moins important - que Dragonfly Motel. Mais Mantra m'avait complètement échappé. En tant que MJ, j'avais eu beaucoup de mal à lire la mythologie du monde, à en comprendre les différents acteurs, à me faire une image et une idée des lieux à visiter, des intrigues possibles... le livre m'était presque tombé des mains et je n'avais pas eu le courage de lire les scénarios au-delà de l'introduction.

J'ai quand même tenté une campagne il y a deux ans. En premier lieu, j'avais réécrit tout un pan de la cosmogonie ; non que ma version soit meilleure ou plus inspirée (elle était même significativement moins barrée), mais au minimum elle m'appartenait, je me l'étais appropriée. C'est ce que j'imagine que le jeu attendait de moi, vu qu'il ne s'adressait explicitement qu'aux meneuses chevronnées, Mantra ne prenant pas vraiment le temps d'expliquer son propre fonctionnement. Passée cette étape, j'ai pu lancer des parties - seulement deux, en fait - en me reposant sur quelques situations imaginées, quelques PNJ intéressants, quelques lieux à visiter. Le résultat a été frustrant et décevant. Moins mindfuck qu'incompréhensible, moins barré que sans aucun sens, moins psychédélique que simplement frustrant ; j'imagine assez combien se retrouver face à un MJ qui déblatère des bizarreries les unes à la suite des autres, sans cohérence et sans donner de clé, peut être désengageant. Les Réminiscences ont été peu nombreuses et sans grand intérêt, étant donné leur complète déconnexion avec le reste du jeu, hormis le mince lien que constitue le système formel de billes dépensées ou perdues (sortes de points de vie). J'ai laissé tomber le jeu, le trouvant trop compliqué, trop touffu, trop pas pour moi. Le paradoxe inhérent à la plupart des jeux de batro, c'est-à-dire la destructuration de leurs univers qui n'est pas assez secondée par la destruction du dispositif de jeu, a tué Mantra pour moi et en a fait un échec.

Mantra est mort...

Aujourd'hui, l'annonce de la publication prochaine de la seconde version est l'occasion de se repencher sur Mantra... et de revenir sur le principal fantasme que le jeu m'a vendu, élément stylistique proéminent du game-design de batro : le cut-up.

Ben oui, c'est même le sous-titre de Mantra : le jeu de rôle est un cut-up. Il s'agit originellement d'une technique poétique popularisée par l'écrivain postmoderne William Burroughs, qui consiste à découper des textes issus d'un peu n'importe quoi et de les réassembler en suivant une logique préalable - qui n'aura, donc, aucune raison de former spécifiquement un sens intentionnel. Pour ce que j'en comprends, et tout particulièrement venant de mes expériences à Dragonfly Motel, l'idée est de s'intéresser au sens inattendu qui émerge de tels rapprochements en apparence abscons. C'est finalement un phénomène que les rôlistes connaissent bien : nous avons une grande capacité à connecter et construire du sens à partir de peu... et je crois d'ailleurs que jouer à créer du sens est le plaisir sublime du jeu de rôle, mais ceci est une autre histoire !

Dans Mantra, le cut-up et William Burroughs sont surtout présents à l'état d'inspiration. Il n'y a pas de découpage de papier, mais l'enchaînement des scènes sans cohérence, de Réminiscences absurdes et de situations qui se métamorphosent sans cesse doit prodiguer le même effet : par collage, des scènes suivies qui n'ont rien à voir devraient finir par se connecter de force lorsque nous cherchons le sens qu'elles peuvent bien avoir (batro en parle d'ailleurs ici).

Cette idée m'a toujours semblé terriblement séduisante, mais je ne l'ai pas expérimentée moi-même quand j'ai joué à Mantra ; je ne retire donc pas ma critique, et je me demande si Dragonfly Motel ne serait pas un meilleur jeu pour tenter l'expérience du cut-up que Mantra. Lire Mantra et y jouer tel quel ne m'attire pas.

Le truc, c'est que 
je commence à me demander si,
de toute façon,
le jeu est vraiment fait pour ça.

Avec mon bagage actuel, je dirais que Mantra est un jeu qui demande beaucoup de compensation, c'est-à-dire d'apports personnels pour fonctionner ; c'est typique des jeux en performance. Ce qui l'est moins, c'est ce background qui tient sur des dizaines de pages et explique l'état du multivers. Et si le survoler, ne pas le lire, le couper au montage, c'était ça jouer à Mantra ? L'évolution de la production de batro rend de plus en plus clair et apparent le fameux cut-up. De Mantra à Mantoid, puis surtout à Carcère où l'on découpe vraiment des textes, les jeux de batro me paraissent de plus en plus déstructurés. Carcère se présente d'ailleurs comme un supplément ou une version alternative de Mantra, ce qui apporte donc un regard nouveau sur le jeu déjà sorti.

Que ce soit intentionnel ou non, je crois que les jeux de batro sont des éclateurs de forme plus profonds que les éléments que j'ai déjà cités. J'ai dit comment leur organisation relève moins de ruptures avec le dispositif de jeu classique que de subversions possible (une joueuse devient MJ) ; je crois que ces jeux espèrent secrètement que ces instants subversifs soient l'étincelle pour une explosion plus vaste. Tout comme Mantoid espère que vous fassiez 100 sur sa table aléatoire des effets secondaires, ce qui forcera la meneuse à manger le livre, Mantra attend le moment où une joueuse passée MJ temporaire refusera de rendre son rôle. Ou celui où la MJ déchire son livre, fatiguée de n'y rien comprendre, et expédie les PJ dans un demi-monde à la description déchirée. Ou autre chose. N'importe quoi, pourvu que le jeu de rôle s'effondre sur lui-même, que la partie explose en beauté.

...vive Mantra !

Mantra est un échec parce qu'il ne m'a pas permis de voir cette possibilité, mais l'oeuvre plus générale de batro et mes réflexions récentes la font émerger, structurellement, comme une évidence. Il faudrait, d'ailleurs, considérer Dragonfly Motel comme faisant partie du même corpus (car, au fond, à mort l'auteur !). Les histoires punkrasseuses de batro sont à la recherche du même Agartha que moi, les moments de grâce qui émergent de l'éclatement des formes, par des moyens détournés.

Comme dirait l'autre : je ne jouerai plus jamais à Mantra... comme le jeu le dit. En tant que jeu classique, je le laisse sur le bord de la route. Je fais le choix, cependant, de voir Mantra comme un jeu postmoderne : un jeu qui ne fait pas sens par lui-même, mais avec lequel on peut créer du sens. Toute la création de batro ne me semble être qu'une porte ouverte vers le jeu de rôle postmoderne, ce en quoi il rejoint Thomas Munier par certains aspects.

Je ne jouerai plus à Mantra mais je jouerai avec lui. Et laissez-moi vous dire que je connais un livre qui ne va pas rester en un seul morceau longtemps.

Et si on jouait... (17)

...un voyage jusqu'aux confins du monde, au-delà de la terre et de la réalité, tandis que tout se délite ?

Je garde un chaud souvenir des Contes de Terremer d'Ursula K. Le Guin, notamment de la façon dont les voyages du magicien Ged le mènent aux confins de l'univers connu, au-delà des dernières îles, dans les zones de haute mer qui sont toujours plus étranges, plus déconnectées de ce monde qu'il a arpenté toute sa vie. A l'infini, les choses n'ont plus de nom, la lumière et l'ombre se confondent ; l'horizon est un lieu sans temps ni espace.

Jouons un voyage vers les confins, de plus en plus extrême, une quête mystique et onirique qui ne se formule pas. D'île en île, de terre en terre, des peuples de plus en plus étranges, et puis plus de peuples ; plus d'animaux ; le monde devient simple, s'épure à mesure qu'il s'évapore devant le calme et l'étrangeté. Et délitons le jeu que nous utilisons : si c'est Dungeon World, à chaque île que l'on laisse derrière soi, un move de base disparaît. Les joueuses abandonnent petit à petit les équipements de leurs personnages, leurs caractéristiques, leurs feuilles de personnages ; la meneuse se défait de ses prérogatives et, doucement, le jeu se fond jusqu'à n'être plus que contemplation à plusieurs. De Dungeon World à Happy Together ou La clé des nuages, une évolution graduelle comme un rêve éveillé.

https://pixabay.com/en/thunderstorm-ocean-night-twilight-3440450/

Geste et compensation, deux paradigmes face à face

Résumé : je vois que les notions de geste (Julien Pouard) et de compensation (Frédéric Sintès), bien que proches et permettant de penser des phénomènes semblables, sont l'expression de cultures de jeu et de paradigmes rôlistes très différents. Reconnaître un tel clivage n'est pas acter et initier un conflit entre deux camps artificiellement opposés, mais au contraire permettre l'assainissement des échanges et la clarification des allant de soi, des normes et des évidences sur lesquelles nous nous basons pour critiquer des idées qui n'ont pas de pertinence hors de notre horizon théorique. J'en tire un appel et un cri du cœur pour la constitution d'un nouveau modèle théorique du jeu de rôle qui engloberait et articulerait de nombreux concepts discutés actuellement dans la sphère rôliste que je fréquente.

Cet article n'aurait jamais existé sans de nombreuses discussions avec Valentin. Merci à lui.

Prérequis : isolé, cet article n'a aucun sens. Il s'appuie notamment sur :
> l'article de Julien sur le geste rôliste
> le podcast de la Cellule sur geste & compensation, avec Julien
> le premier article de Frédéric sur la compensation. C'est le dernier en date mais la notion de compensation est en fait antérieure au geste ; la boucle est donc bouclée.

Je recommande aussi très vivement de (re)visionner l'intervention de Valentin au colloque Engagement et résistance qui devrait rendre mon point significativement plus clair.

Remarque préliminaire : l’interprétation que je fais des sous-entendus des notions de geste et de compensation m'est propre. Je ne suis pas sûr qu'elle soit voulue par leurs auteurs respectifs ; je l'assume donc comme ma propre lecture et mon propre discours. J'espère quand même ne pas avoir trop déformé les idées de Frédéric et Julien, et je pourrais être amené à modifier des parties de l'article s'ils me signalent un contre-sens ou une confusion problématique.

1 Ce que disent les mots

Geste et compensation se basent sur une série de constats en commun : beaucoup de jeux traditionnels n’expliquent pas précisément comment utiliser les règles, comment écrire un scénario, comment faire rebondir l'histoire, comment se répartir la parole... bref, comment y jouer, et comment faire système ensemble autour de la table. Partant de là, la compensation est le processus (ou un ensemble de processus) par lequel une table se débrouille pour jouer quand même ; et les gestes sont des techniques qui ne sont pas écrites dans le livre et sont amenées par les joueuses (y compris MJ). Pour résumer les deux concepts en une punchline, on pourrait dire que les gestes sont les moyens par lesquels s'opère la compensation... mais ce serait passer à côté de plusieurs subtilités de l'un et de l'autre. Par exemple la compensation ne parle que de système. Au sens forgien, donc très large, mais sans prendre en compte des propositions, incitations, symboles qui orienteraient subtilement sans contraindre. Commencer une partie en introduisant les personnages comme dans un générique de série des années 80, c'est un geste qui est hors du système, donc ça ne peut pas être de la compensation. Il y aurait plus à dire mais ce n'est pas vraiment mon sujet ; remarquons seulement que pour un certain nombre de cas, de tables, de jeux, de pratiques, geste et compensation sont des réponses à une même problématique.

Ce qui est intéressant, c'est que les directions suggérées par ces deux termes sont très différentes. La connotation de compensation implique l'idée qu'un jeu qui ne dit pas comment jouer est incomplet, et que pris isolément, il est dysfonctionnel ; l'utilité immédiate d'un tel concept, c'est donc de réfléchir au game-design de jeux qui ne nécessitent pas de compenser, i.e. qui fonctionnent suffisamment bien en interne pour ne pas exiger de leurs joueuses qu'elles apportent des techniques spécifiques. Frédéric précise fréquemment qu'il existe des pratiques dans lesquelles on veut compenser, on se saisit de la place laissée par le jeu comme d'un espace de créativité. Mais il est clair, au vu de l'ensemble de sa production, que son intérêt personnel est directement trahi par le mot : il cherche les jeux sans compensation.

Le geste, de son côté, est un terme qui suggère une liste, un développement, l'établissement d'un répertoire ; également un apprentissage et une transmission, que ce soit de personne à personne, par des articles ou via un jeu. Il est lui aussi très connoté, positivement : le terme vient du beau geste de l'artisan qui exprime un savoir-faire et une technique sophistiquée déployée comme un automatisme, une maîtrise savante. Là aussi, Julien laisse la possibilité de parler de gestes à l'impact négatif, comme l'écriture d'un scénario dirigiste pour Apocalypse World, mais la finalité de ce concept est la compréhension des lois de synergie et d'antagonismes afin de savoir quand et comment choisir un geste (et j'ajouterai : viser les figures de style, zone grise de gestes appliqués en décalage conscient).

Une mise en perspective connexe : la compensation traite des règles écrites qu'il faut appliquer, et de la façon dont nous faisons système à partir d'elles. Le geste est affaire de pratique, et je le raccroche à l'idée que le jeu de rôle part de l'activité humaine avant d'être l'éclosion d'un système de jeu au sein d'un groupe.

2 Cultures de jeu et paradigmes

Personnellement, si la notion de compensation m'a nourri et aidé pendant un temps, ce n'est plus un concept pertinent pour moi ; au contraire des gestes qui forment l'embryon d'un cadre général dans lequel je réfléchis à ma pratique. J'aime leur flexibilité : un geste peut autant être un détail que je fais un peu à ma façon, qu'une brique de gameplay ou une contrainte sur laquelle fonder toute une partie. C'est que les gestes sont quelque chose qui fait maintenant partie de la culture de jeu que je partage avec un certain nombre de membres des Courants alternatifs, et s'insère naturellement dans mon paradigme.

Quelques définitions à la volée :
+ appelons culture de jeu un ensemble d'habitudes, de normes, d'allant de soi partagés par un groupe (au sens large) de joueuses qui se fréquentent, que ce soit à l'échelle d'une table, d'un club, d'un forum, etc. On ne joue pas sans un pack de bière ; si y'a pas de MJ c'est pas du JDR ; il faut être attentif à ne jamais se couper la parole ; etc. On peut appartenir à plusieurs cultures de jeu à la fois, et jouer à des délires mystico-chelous inspirés des diffusions nocturnes d’Arte tout en aimant l'OSR ou les jeux traditionnels. Une culture de jeu est un fait social et sociétal qui pourrait par exemple être étudié par un anthropologue.

+ un paradigme est une façon de penser le jeu de rôle, une articulation cohérente de plusieurs concepts et une représentation du média structurée (il y a tels et tels sortes de jeux), intégrale à défaut d'être complète (ce que je pratique c'est surtout...). Un paradigme peut être implicite : tout est intuitif et va de soi, ou explicite : on l'a verbalisé, formalisé, peut-être même théorisé. C'est le cas de la pensée forgienne par exemple, qui se déploie dans un cadre détaillé et précis - le Big Model. En pratique, je crois qu'implicite et explicite sont des extrêmes chimériques : d'une part n'importe quelle réflexion partielle, même formulée auprès d'un groupe d'ami ou de soi-même, explicite un morceau du paradigme ; d'autre part le paradigme est toujours plus que ce qu'on a couché sur le papier et transmis, sans même parler d'avoir été intelligible ou d'avoir transformé les idées en les écrivant. Le point principal est qu’expliciter un paradigme permet de le rendre conscient et de voir ce qui, allant de soi pour l’un, est étrange ou inhabituel pour l’autre.

Un paradigme peut être personnel ou partagé, au sein d'une culture de jeu plus ou moins grande par exemple. Il ne s'agit alors pas de dire que chaque personne pense rigoureusement la même chose du jeu de rôle, mais qu'il existe un cadre commun, un ensemble d'hypothèses et d'intuitions suffisamment proches d'une personne à l'autre pour pouvoir se comprendre et pour que les réflexions de l'une fassent sens pour l'autre.

Ici est, je crois, le cœur de ce qui peut rendre profitables ou frustrants les échanges au sujet des théories rôlistes. Un concept n'existe jamais seul, n'a jamais de sens isolé des autres ; la compensation, pour reprendre cet exemple, s'intègre harmonieusement dans la pensée forgienne mais peine à me convaincre parce que mon paradigme en a sensiblement divergé. Sans effort de contexte, cette notion ne fait pas beaucoup de sens pour moi : elle se base sur des exemples que je n'ai que vaguement vécus il y a quelques années ; elle prend sa profondeur dans l'idée qu'il faut chercher des jeux sans compensation, que j'ai du mal même à conceptualiser ; elle propose de réparer un moteur de voiture alors que je suis piéton. Mais ce constat ne devrait pas m'empêcher de comprendre comment la compensation est utile pour les forgiens.

3 Lecture charitable et postures paradigmatiques

Je disais plus haut que les termes de compensation et geste contiennent des connotations qui montrent en creux la tendance de leurs auteurs. Hors-sol, elles peuvent être problématiques parce qu'elles induisent un jugement de valeur ; quoi donc, mes gestes, mes techniques durement apprises et dont je suis si fier ne seraient que compensation malvenue ? Je veux voir cette réaction comme épidermique. Je crois que tout concept de théorie rôliste (au sens de la blogosphère, principalement ; je ne parle pas de théorie descriptive extérieure, comme sociologique par exemple) porte en lui un jugement tu, car nous écrivons pour transmettre ce qui améliore notre expérience, qu'il s'agisse d'écrire de bons jeux, de sélectionner de bonnes pratiques, de fonctionner harmonieusement ensemble. Et ce bon est intrinsèquement subjectif et paradigmatique. Notre discours n'est jamais neutre et purement descriptif ("il existe un phénomène appelé compensation") mais prescriptif ("il faudrait faire des jeux sans compensation").

J'ai le sentiment que les théoricien.ne.s ont appris à prendre au fil du temps une quantité croissante de pincettes pour développer leurs idées, montrer le point qui leur importe sans froisser les autres. Dans la sphère où j'évolue, les Courants alternatifs qui héritent des Ateliers imaginaires, cela donne aussi le principe d'écoute charitable : chercher à percevoir ce que l'autre dit, s'assurer de comprendre en premier lieu plutôt que réagir à la lettre. Cet esprit me semble le bon évidemment, mais je crois qu'il faut aller au bout de cette démarche et reconnaître ces paradigmes comme des outils de pensée et non des fatalités qui plombent les possibilités de se parler. Il n'est pas possible de produire des réflexions rôlistes universelles, qui seraient vraies et pertinentes dans tous les contextes. Chercher à exposer un point de vue argumenté sans le rendre utile et intégré à la pensée de chacun.e est valide et c'est une nécessité.

Ce qui m'amène à parler de postures paradigmatiques. Si le concept de compensation ne prend son sens plein que dans la pensée forgienne, alors pour le lire je dois m'efforcer d'être forgien l'espace d'un instant. D'un coup, je dois vouloir produire de bons jeux qui se déploient d'eux-même, qui s'organisent autour d'un vide fertile et portent un propos voulu par leur auteur. C'est cette posture - adopter un paradigme autre, même très imparfaitement - qui me permet de saisir ce que d'autres veulent transmettre, d'évaluer la pertinence d'un concept à l'intérieur d'une plus vaste articulation qui n'est pas la mienne, quitte à n’en pas saisir les subtilités.

Il ne s'agit pas pour autant d'un travail purement désintéressé. Se donner une posture, c'est aussi se permettre d'accéder à des réflexions qui ne sont pas les nôtres pour y puiser ce qui nous servira. Au début de cet article, j'ai dit que la notion de compensation m'avait nourri, avant que je ne découvre le geste ; c'est qu'évidemment, chaque problématique rôliste est abordée préférentiellement par différents courants de pensée, et j'aurais intérêt à avoir moi-même un discours sur la question de l'écart entre règles et pratique des règles même si son nom ne sera pas compensation.

Reconnaître les paradigmes et accepter qu'ils ne soient pas des conceptions erronées que l'on devrait combattre ou corriger, ce n'est pas non plus cesser toute discussion. Sur les Courants alternatifs, les premières réactions à la publication de l'article sur la compensation sont celles de personnes que je crois sincèrement attachées à la comprendre. Les discussions qui s'ensuivent sont formatrices, capitales pour démêler la lettre de l'implicite. Mon souhait est de les voir s'étoffer, pas disparaître ; je veux donc promouvoir une attitude dans laquelle, en lisant les réflexions de Frédéric, notre priorité ne soit pas de répondre à : comment cette idée peut-elle me nourrir ? mais pourquoi cette idée est-elle pertinente pour son auteur ?.

Ce principe a un pendant auctorial un peu plus délicat à formuler. Plutôt que de chercher à produire une pensée universellement utile, j’aime voir les auteur.ice.s de théorie rôliste clarifier autant que possible leur démarche, l'articulation de leur pensée, afin qu'ils et elles puissent assumer pleinement leur propre propos et laissent à d'autres le soin d'en fixer les limites. Il n'y a pas de contradiction à former un cadre de pensée qui soit à la fois intégral (qui traite de tout le jeu de rôle, qui donne une place à tout) et subjectif (qui soit issu d'une vue personnelle, et qui entre en contradiction avec d'autres paradigmes tout aussi intégraux).

Chez Frédéric Sintès, c'est ce que je trouve dans son article récent Ma démarche théorique, en particulier le paragraphe "Ce que je préfère dans le JDR". C’est aussi ce qu’Eugénie fait dans le billet qui ouvre son blog, et nos récents articles Jouer en performance donnent à voir un pan important de ce que nous aimons. A tou.te.s : je crois de tout cœur que nos réflexions ne seront que plus profondes et enrichissantes si nous nous autorisons à assumer pleinement nos visions contraires du jeu de rôle, et cette base peut être celle d'un assainissement de nos échanges plutôt qu'un repli défensif ou une lutte entre des pensées qui peuvent être contradictoires sans être adversaires.

4 Pour une théorie de la joueuse

Si le paradigme de Frédéric est clair, ce n’est pas seulement grâce à son article ; c’est aussi parce qu’il s’inscrit dans le paysage bien identifié de la Forge. Ses idées traduisent, complètent et continuent un certain nombre de réflexions propres à la théorie forgienne, qui a la particularité unique de s’être cristallisée non sous la forme d’un ensemble hétéroclite de morceaux de réflexion mais sous celle d’un Big Model qui étage et structure le jeu de rôle, range chaque concept à chaque place, rend leur articulation claire et propose ainsi une vision explicitement intégrale. Cela permet des affirmations du type : la démarche créative est ancrée dans le contrat social, modèle le système et plus généralement l’exploration, et s’exprime dans les techniques, sans être identifiable au niveau des éphémères, où chaque terme est défini et lui-même connecté à un ensemble d’autres concepts. Le jargonnage implique certainement une perte de lisibilité mais il me semble une étape nécessaire si l’on souhaite développer une analyse en profondeur.

Quid du paradigme dans lequel la focale est premièrement sur les joueuses et la façon dont elles interagissent, dans lequel geste et jeu en performance font sens, dans lequel je me reconnais ? Je constate l’existence d’un fonds de pensée commun à plusieurs intervenant.e.s des Courants alternatifs, et à d’autres personnes qui en sont plus ou moins proches. La “biblio à hauteur de joueuse” me semble un bon point de départ pour repérer un ensemble de concepts, idées, réflexions qui se répondent et s’articulent mais qui restent pour l’heure encore cloisonnées et construisent surtout sur elles-mêmes.

Depuis quelques semaines je m’interroge sur la possibilité d’agréger ces réflexions, dans l’espoir qu’elles puissent constituer une théorie unifiée, un modèle explicite et intégrale. Mettre à plat ce fonds de pensée, c’est aller au coeur de notre conception du jeu de rôle, voir jusqu’où nous nous accordons et où se situent peut-être des divergences que nous n’avons jamais détectées.

Comme je l’envisage naïvement aujourd’hui, voici de nombreux axes intéressants à explorer pour espérer mettre sur pied une théorie de la joueuse :

+ une analyse plus poussée de la pratique du jeu de rôle sous l’angle de la performance culturelle et artistique, pour en comprendre les enjeux intercréatifs et surtout interpersonnels, sans faire du fameux jeu en performance un cas général ;

+ l’application de théories littéraires au jeu de rôle, “narration sans récit” : la voie ouverte par Coralie David, qui pousse à citer des narratologues comme Gérard Genette ; parallèlement, reconnaître aux joueuses en priorité le statut d’autrices, en s’offrant un puissant droit d’interprétation des textes des jeux, dans l’optique d’une Mort de l’Auteur des livres de jeu ;

+ la construction d’un modèle structuré qui organise les différents concepts et en révèle l’articulation. La Forge avait son Big Model et ses quatre niveaux de jeu, et réfléchir à une telle charpente serait fertile. Quelle interaction entre gestes et construction d’une dynamique de table commune ? Comment un contrat de table peut-il modeler nos attentes et nos échanges ? Quelle est la grammaire ou le gameplay linguistique d’un geste, d’une table, d’un mode de jeu ?

+ une emphase sur le Style, caractéristique personnelle et unique de la joueuse, trace de son individualité, de son vécu, de son art, à défaut d’une emphase sur le système (ou le faire-système forgien).

Ce dernier point me semble un inconditionnel d’une théorie de la joueuse. Si nous voulons affirmer que la pratique prime, réfléchir aux apports que chaque personne fait à cet effort collectif qu’est le jeu de rôle, et expliquer comment chaque partie est une oeuvre unique et éphémère, un acte collectif qui nous permet à la fois de nous fondre dans un engagement commun tout en exprimant intensément qui nous sommes, alors je crois qu’une théorie du Style est aujourd’hui l’outil de pensée qui nous est le plus désirable.

Et donc… à mes lecteur.ice.s, pour une théorie de la joueuse : qui en est ?

Jouer en performance

Un billet rapide pour un gros travail tout juste fini : avec l'aide (pas si) secrète de Valentin, Eugénie et moi avons écrit deux articles sur le jeu en performance, a.k.a. notre kif rôliste ultime. Il s'agit d'une pratique où l'on voit le jeu de rôle comme une performance artistique - dont nous restons les seul.e.s spectateur.ice.s ! - et où on le prend en compte dans notre jeu, en donnant à chaque action une valeur performative. Ce que nous disons au sujet de la fiction, mais aussi comment nous le disons, quelle est notre posture, quels commentaires méta nous faisons... bon, bref, tout est là :
> Jouer en performance 1 : Tentative de définition
> Jouer en performance 2 : Ce qui nous fait vibrer

[EDIT 14/03/19. La Cellule a fait un podcast sur le jeu en performance, qui se base notamment sur les articles ci-dessus.]

Dans mon parcours, ces deux articles sont un cap très important. Ils mettent enfin des mots sur une pratique qui est la mienne depuis longtemps mais que je ne retrouvais que très imparfaitement dans des termes comme jeu en mode auteur, jeu en surplomb, jeu esthétique, et il y a une satisfaction toute particulière à enfin théoriser ce plaisir de jeu qui était le mien et celui de plusieurs joueur.se.s autour de moi, à commencer par Eugénie.

La conclusion du second article augure aussi toutes sortes de réjouissances, qui me font un peu peur et me galvanisent à la fois. C'est que notre jeu en performance a des allures de manifeste, un mot qui a une résonance toute particulière. Cette grande pierre qu'est le jeu en performance ressemble de moins en moins à un aboutissement et de plus en plus à une fondation, qui donne envie d'élargir le cadre et de construire une théorie basée sur la joueuse, qui agrégerait beaucoup de ce qui se dit et se fait actuellement près des Courants alternatifs.

Et c'est une perspective assez vertigineuse. Stay tuned.

Les clés et les nuages (2) : la déresponsabilisation créative

En jeu de rôle, créer implique une pression, quoi qu'on entende par ce terme. Est-ce que ce que je vais créer est pertinent ? Est-ce une bonne idée ? Est-ce que je ne devrais pas plutôt faire telle autre chose ou me taire ? On peut disserter à l'envi sur la nature de cette pression et la façon de la gérer, des cas où elle est nocive et de ceux où elle nous motive. Ce qui m'intéresse aujourd'hui c'est la peur, dans les jeux de rôle à autorité largement partagée, ou bien de manquer d'inspiration, ou bien de lancer la fiction dans une direction qui ne plaît pas, en inventant de nouveaux éléments qui ne sont pas raccord avec les dynamiques de l'instant présent. Bref, je me sens responsable du résultat.

Dans La clé des nuages, la pression à la création intervient en particulier lorsque le Mage pénètre dans une nouvelle section des ruines, ce qui appelle une description de l'Image. Quelqu'un doit alors les inventer à la volée. Et comme il s'agit d'un jeu en performance - non, je n'ai pas de définition ! bientôt, j'espère... ! - on va naturellement chercher à faire quelque chose de beau, ou de fort ; bref, soigner son intervention. 

Après quelques parties, je constate que cette étape n'est pas toujours facile, mais qu'elle rentre souvent assez vite dans une dynamique fertile et plaisante. Il se passe, dans le ping-pong entre les deux joueuses, un déchargement de responsabilité de l'une vers l'autre qui facilite l'interaction.

Car qui est vraiment en charge de la description de la nouvelle pièce ? C'est l'Image, mais elle se base simplement sur les propositions du Mage, à qui elle vient juste de demander : que t'attends-tu à trouver ? On ne crée jamais ex-nihilo, même quand on invalide les attentes du Mage ; on construit sur, on complète, on inverse peut-être. De fait, en jouant ce rôle, on ne se sent pas en besoin de créer ; on se contente de tout remettre à notre sauce, ce qui est une position bien plus confortable. 

C'est donc sur le Mage que tout repose ? Non : il peut allègrement dire ce qui lui passe dans la tête, ce qu'il imagine possible et qui l'intéresserait, sans trop savoir pourquoi telle ou telle idée serait bonne. C'est, de toute façon, à l'Image de formuler tout ça, à elle de faire corps, de faire quelque chose qui tienne. On n'est donc pas non plus en besoin de créer, tout au plus de livrer un brouillon qui sera regardé comme tel.

C'est ce que je désigne simplement sous ce terme de déresponsabilisation créative. Un outil qui me libère de mon auto-censure, fluidifie la discussion, limite l'imagination dont j'ai besoin de faire preuve. La machine ne marche pas toute seule - les longs silences dont La clé des nuages est ponctué en sont la preuve - mais au moins elle est huilée.

Vitesse, urgence et Mantoïdes

Comment rendre en jeu de rôle la sensation de vitesse ? 


Je parle de vitesse au sens de l'action, palpable et tangible ; la rapidité à laquelle peut se dérouler le drama dans un jeu comme MonsterHearts ou MF0 : Firebrands sortent de ce cadre. Dans les fictions linéaires, en particulier les anime japonais, j'aime sentir que l'action est frénétique, que tout se déroule en un souffle et que dans la tempête la conscience vacille. Si c'est un combat, que deux adversaires se perdent dans la technicité et l'enchaînement automatique, quitte à faire émerger comme des pierres saillantes les instants de faiblesse et les erreurs. Citons par exemple Redline, surtout ses cinq premières minutes folles, et Shingeki no Kyojin pour ses séquences de déplacement dans les airs.

Quantité de jeux de rôle proposent de jouer des scènes d'action ! Mais chercher à rendre compte de la vitesse est aussi naturel dans un média vidéo que contre-intuitif dans un média né du wargame. Les jeux de rôle sont par nature tout en contrôle : la fiction ne prend pas vie si on ne fait l'effort d'y participer ; les actes, les paroles de nos personnages peuvent n'émerger qu'après un temps de réflexion si nous le voulons ; le besoin d'agentivité nous pousse à concevoir à des jeux où nous sommes confrontés à toutes sortes de choix, que nous soupesons ensuite. Dans les jeux avec beaucoup de règles tactiques, comme les éditions tardives de Donjons & Dragons, la vitesse est un ensemble de données - initiative, déplacement, actions par tour... - qui sont simulées mais pas du tout corrélées avec une vitesse effective autour de la table. Cela soulève une question pénible - est-ce que la sensation de vitesse est forcément corrélée avec le fait qu'autour de la table, on joue du tac au tac ? Je vais dire oui pour le moment, sans en être complètement convaincu. 

Urgence !

Je crois que l'on peut chercher à rendre cette sensation en jeu : pour le plaisir de jouer frénétiquement, de faire primer l'instant sur la finalité de la fiction, sur le sens profond que l'on donne au jeu. Tout l'inverse de La clé des nuages

Une première forme de vitesse rôliste, qui ne me satisfait guère, c'est l'urgence. Je parle d'urgence quand agir vite est nécessaire pour éviter une conséquence catastrophique ; et une technique simple pour rendre l'urgence, c'est le timer réel que doivent respecter les joueuses. Dans cette veine, citons le scénario Deep Space Gore pour Sombre Zero qui se joue tambour battant en 15 minutes, et peut-être L'Horloge du Diable. Je crois que certaines tables de D&D ont également l'habitude de jouer avec un timer sur chaque action, pour empêcher une réflexion complexe et forcer à prendre une décision rapide, fut-elle mauvaise. L'urgence est génératrice de tension, de précipitation souvent ; c'est un outil puissant mais je n'y trouve pas ce que je cherche.

Emporté par le jeu

J'aimerais des jeux où nous jouerions vite de nous-même, pris par l'envie et l'élan, plutôt que sous la contrainte. J'aimerais que cette vitesse nous dépasse, nous transporte, nous amène à dire et faire ce que nous nous interdisons généralement. Bref, je cherche quelque chose de libérateur, galvanisant. La destination d'un tel jeu pourrait ne plus avoir grand-chose à voir avec ce que je mettais initialement sous la question de la vitesse : je peux faire le deuil de mes combats fins et techniques, trop visuels à mon sens pour être rendus avec fidélité. Cherchons une vitesse qui soit rôliste, adaptée à notre média.

C'est en quelque sorte ce que je voulais tenter avec mon jeu Game Chef Les formidables aventures de Bénilde Maliphant, où enchaîner les scènes le plus vite possible (sous un timer, mais qui ne représente aucune urgence) se faisait en sacrifiant tout le reste. Mon objectif, c'était une sorte d'écriture automatique, la recherche d'un moment de grâce où l'on peut enfin jouer exactement ce qui nous passe par la tête, sans aucune autocensure, sans aucune réflexion. Le jeu est encore brut de décoffrage et n'est pas aussi rapide que je l'espérais ; il faut un peu de temps pour se chauffer et se lancer, ce qui m'apparaît maintenant comme une évidence, mais il m'a quand même donné quelques jolis moments de frénésie agrafistique. 

aaaaaaAAAAGRHfuckfuckfuck

Dans le paysage rôliste que je connais, le jeu qui propose l'expérience de vitesse la plus convaincante à mon goût reste encore Mantoid Universe de batronoban. Cela tient beaucoup au fameux "paragraphe des fuck" et aux conseils de maîtrise. Quelque chose comme "une partie doit être un concert de métal sous psychotropes". Et : "jouer fort" plutôt que "jouer juste". C'est peut-être de là que vient Bénilde, et voilà pourquoi le sentiment de vitesse est aussi contre-intuitif en jeu de rôle : il faut sacrifier tellement de choses ! La cohérence, l'intrigue, les personnages eux-mêmes, le monde !

J'aime l'absurdité crasse de Mantoid, où la vie tient à un fil mais on s'en fout, où le monde est condamné mais on s'en fout, où arracher une machine à écrire insectoïde des mains d'un homme-porc drogué armé d'un flingue à saucisses sera probablement votre plus grand exploit. Dont personne ne prendra le temps de se souvenir.

L'univers immonde et la proposition de jeu trash de Mantoid ne sont pourtant pas vraiment pour me plaire. Mais à y revenir, je pense que la surenchère de dégueulasseries participe au sentiment de vitesse que je recherche, parce que la désinhibition qu'elle provoque ouvre un canal de discussion et rend plus facile de raconter absolument n'importe quoi. J'éviterai personnellement de creuser dans cette direction, parce que je vois aussi comment le malaise que m'inspirent les aventures dans ce monde-vomi et la brusquerie de cette façon de jouer peuvent produire exactement l'inverse de l'effet recherché... mais je vois mieux combien la barrière qui nous retient de jouer vite est grande, et jusqu'où il faut aller pour la rompre. 

Mantoid m'avait amusé à sa sortie et procuré quelques parties trashouilles et enthousiasmantes, sans particulière envie d'y revenir ensuite. J'ai quand même une idée en tête qui pourrait aboutir sur de nouvelles parties, mais c'est un peu tôt pour en parler. En attendant, cela reste un jeu qui aura eu beaucoup plus d'impact que je ne le croyais sur ma vision du jeu de rôle, parce qu'il m'a donné à voir ce que pouvait être la vitesse. 

Quels autres jeux poursuivent, ou poursuivront, une proposition similaire ?