Après avoir longtemps repoussé sa sortie, je publie Comptines inflorescentes, un GN/murder dans l'univers de Millevaux de Thomas Munier.
C'est un pdf en accès libre, assez minimaliste, un peu brouillon et désorganisé. En l'état, je pense que le résultat est à peu près jouable, mais peut-être un peu confus ; n'hésitez pas à venir vers moi pour des indications supplémentaires. Le jeu manque de finition mais il appartient au passé pour moi et je n'ai plus tellement envie d'y retoucher. Si vous aimez Comptines et que vous voudriez lui offrir une version plus digne, je vous envoie les documents et vous êtes libres de le faire.
À quoi s'attendre : à une sorte de murder party dans les forêts hantées de Millevaux. Il y a exactement sept personnages, qui reçoivent une fiche au préalable. Elles sont très courtes parce que les personnages sont essentiellement amnésiques, mais il y a une histoire dense qui relie ces sept personnages. La particularité du jeu, c'est que l'organisateur.ice incarne un chamane qui peut leur rendre leurs souvenirs perdus. Le plus clair du temps de jeu est donc passé à réagir à des souvenirs violents ou beaux qui nous lient aux autres, à accuser des coupables ou pardonner des proches. Il y a aussi quelques grandes décisions à prendre et une intrigue générale à conclure.
Au-delà de cette mécanique de récupération de souvenirs qui m'intéressait, ce n'est pas un jeu très expérimental. Les souvenirs retrouvés sont simplement racontés, ils ne sont pas joués. Les thèmes sont durs, mais traités de façon très gonzo, avec une surenchère de détails glauques qui permet dans une certaine mesure de se distancier des horreurs racontées. Les personnages sont librement interprétables mais les souvenirs contraignent beaucoup qui ils sont, et il n'y a pas énormément de place pour exprimer quelque chose de vraiment personnel. D'expérience, ce qui fonctionne bien dans Comptines, c'est surtout son ambiance de rêve éveillé, de cauchemar emprisonnant ; c'est pourquoi j'insiste pour qu'elle soit jouée au crépuscule ou de nuit, et que la lumière y joue un rôle bien précis. C'est aussi un jeu qui finit souvent bien, parce que sa structure pousse à jouer de plus en plus de moments de pardon et de retrouvailles, mais ce n'est pas quelque chose dont on peut être certain.e en se lançant dans une partie.
Bon jeu !
Play-design & théorie rôliste
Aux personnes qui s'intéressent de près ou de loin au jeu en performance (JEP) [1], il n'aura pas échappé que la question du game-design dans ce paradigme est épineuse. Nous concevons les parties comme des performances éphémères et non reproductibles, ce qui menace la notion même de jeu (au sens de game). Plutôt que de jouer au jeu, nous jouons avec le jeu, nous investissons ses règles d'un sens qui vient de nous ; cela peut pousser jusqu'à l'infraction. Un jeu peut être complètement cassé et encore se prêter au JEP, du moment qu'on le maîtrise. Tout cela contribue à donner le sentiment que le JEP est un axe complètement orthogonal qui se fiche pas mal des considérations de game-design.
Sauf qu'une telle position ne permettrait pas d'expliquer pourquoi tel ou tel jeu est plus ou moins adapté à la performance. Alors, que fait-on ?
Eugénie a déjà abordé ce sujet délicat dans un article [2], en ouvrant plein de portes mais sans pouvoir constituer une théorie effective qui mène à la conception de jeux. Ses remarques sont légitimes ceci dit et je conseille la lecture de l'article car je ne reviendrai pas sur grand-chose. À titre personnel, j'entrevois encore mal quels jeux sont plus ou moins adaptés à la performance ; il y a quelque chose de fin à comprendre sur la façon dont des contraintes peuvent être fertiles et stimulantes pour la performance, ou au contraire étouffantes, et je n'ai pas de vision claire sur le sujet. Mon intuition est que voir le jeu et ses mécaniques comme des systèmes de signification - bref des langages - entre les mains des joueuses, sous l'angle linguistique/sémiologique, serait fertile, mais je le développerai une autre fois.
Remarques. Dissipons tout de suite quelques malentendus possibles.
Tout ramener au game-design (tu as telle pratique ? c'est super ! écris un jeu pour la transmettre !) est un choix artistique cohérent que font certains, beaucoup de forgiens typiquement, mais ce n'est pas la seule forme de constitution et transmission de pratiques. Il y a parfois dans les cercles indépendants une sorte d'hégémonie du game-design, qui me paraît d'ailleurs en perte de vitesse actuellement. Mais encore une fois : je ne veux pas l'enterrer, au contraire ; je crois que faire émerger des théories de play-design pourrait être le moyen de mieux saisir quelle est la place du game-designer dans les pratiques rôlistes, et d'en saisir exactement la valeur. Cela nous évitera les impasses du genre : on a fait une super partie avec un jeu complètement cassé, alors à quoi bon le game-design ? Play- et game-design sont profondément complémentaires.
Tout ça est très bien, mais je n'ai toujours pas dit concrètement ce que je voulais, ce que je souhaitais de plus que ce qui existe déjà sous cette bannière artificielle qu'est le play-design.
Voici tout à la fois un diagnostic et un manifeste : tout le monde a des idées de game-design (dans tel jeu, il faudrait qu'on ait un bonus quand...) et de play-design (on devrait chercher à mettre en lumière les persos des autres, ce serait plus sympa...), mais les premières sont prises en charge par des théories complexes et étoffées, alors que les secondes relèvent la plupart du temps de réflexions dispersées, isolées, peu structurées. Quand on lit le blog de Frédéric Sintès en particulier, on trouve des concepts synthétiques comme l'économie ou le Vide fertile [6] qui donnent une cohérence globale à la plupart des autres notions. Il n'est pas raisonnable de réfléchir techniquement et isolément à un mécanisme, une règle, un point précis de game-design, etc. sans envisager au moins succinctement comment il s'insère dans une construction globale, dans un système ; et c'est exactement ce que pousse à faire Frédéric Sintès. On peut penser un jeu à la fois en termes de support de démarches créatives, de prémisses, d'espaces de créativité, de compensation... et c'est ce qui permet à Frédéric d'écrire au sujet de son jeu Démiurges un ensemble de billets [7] qui articule tout et montre la cohérence globale de sa conception forgienne du jeu de rôle.
Il me faut exactement ça, mais pour le play-design - et plus spécifiquement pour le play-design performativiste. Dans le podcast de la Cellule sur La clé des nuages [8], Romaric Briand dit de nos articles sur le jeu en performance qu'ils font système : il faut à présent prendre la mesure de cette formule. Les idées d'Eugénie, de Julien, de Felondra, etc. m'apparaissent unies par une cohérence au moins partielle, dont nous avons conscience mais qui reste implicite.
J'ai encore une série d'articles à paraître pour faire avancer tout un tas de questions qui me motivent, sur la construction des histoires rôlistes, sur le symbolisme et la poésie. Je cherche encore les idées et le moyen de faire de la critique de partie, un projet qui m'apparaît aussi naturel que bizarroïde et que je n'arrive pas à commencer. Je réfléchis aussi à écrire du play-design concret, à ne pas attendre la grande cathédrale théorique pour parler de comment nous pourrions construire des parties ; développer et théoriser ce fameux jouer à X pour faire du Y avec la contrainte Z, typiquement. Mais à travers ces sujets, je veux mettre à jour les bases cohérentes de quelque chose de plus grand. La prochaine grande étape, ce sera de parler de méthodologie. La Forge a posé le compte-rendu de partie comme un observable, une donnée nécessaire à la discussion ; en 2019, grâce aux enregistrements de partie de plus en plus nombreux, nous pouvons être plus exigeant-es vis-à-vis des données, pour espérer constituer un discours à la fois solide et précisément critiquable. L'enjeu méthodologique, ce sera de pouvoir articuler des constats rigoureux et des ambitions artistiques tranchées.
Voilà le programme à court, moyen et long terme ; y'a plus qu'à. Comme l'an dernier ? Oui, mais l'an dernier, j'avais en poche les bases du jeu en performance, quelques pistes sur ce qu'il faudrait faire, et c'est à peu près tout. Maintenant, j'ai un sac plein d'outils et la tête pleine de questions précises et d'intuitions à pousser au bout. Aller, c'est officiel, c'est dit, c'est posé, si ce n'était pas déjà évident : dans ce petit recoin obscur des internets rôlistes qu'est Ristretto Revenants, il y a une grosse théorie qui cherche à se constituer, qui pourrait demander encore quelques années. Pas toute seule, puisque je m'appuie déjà lourdement sur les réflexions ou les articles de membres des Courants alternatifs : Eugénie, Thomas Munier, Felondra, Valentin T, Julien Pouard... mais aussi, comme tout travail réflexif, sur ce qui a été fait avant, à la Forge typiquement : Ron Edwards, Frédéric Sintès, Fabien Hildwein, Romaric Briand, entre autres. Le résultat à constituer, ce serait cette fameuse théorie de la joueuse ou, pour refléter l'axe plus spécifique que j'essaye de suivre, une théorie sémiologique du jeu de rôle.
Peut-être qu'un jour ça sortira, peut-être que non, peut-être que ça n'intéressera personne d'autre que moi, tant pis : pas de promesses.
Mais beaucoup d'espoir.
[2] Le game-design dans le jeu en performance (Je ne suis pas MJ mais)
[3] Le geste rôliste (Les Voix d'Altaride)
[4] Les signes gestuels (Une pincée de Fel')
[5] Jouer l'impact (Je ne suis pas MJ mais)
[6] Vide fertile : la spirale invisible (Limbic Systems)
[7] Portrait théorique de Démiurges (Limbic Systems)
[8] Playtest N°22 : La clé des nuages ou l'envol des oiseaux de pierre (La Cellule)
[9] Geste et compensation, deux paradigmes face à face (ici)
Sauf qu'une telle position ne permettrait pas d'expliquer pourquoi tel ou tel jeu est plus ou moins adapté à la performance. Alors, que fait-on ?
Eugénie a déjà abordé ce sujet délicat dans un article [2], en ouvrant plein de portes mais sans pouvoir constituer une théorie effective qui mène à la conception de jeux. Ses remarques sont légitimes ceci dit et je conseille la lecture de l'article car je ne reviendrai pas sur grand-chose. À titre personnel, j'entrevois encore mal quels jeux sont plus ou moins adaptés à la performance ; il y a quelque chose de fin à comprendre sur la façon dont des contraintes peuvent être fertiles et stimulantes pour la performance, ou au contraire étouffantes, et je n'ai pas de vision claire sur le sujet. Mon intuition est que voir le jeu et ses mécaniques comme des systèmes de signification - bref des langages - entre les mains des joueuses, sous l'angle linguistique/sémiologique, serait fertile, mais je le développerai une autre fois.
1 Concevoir des parties
Je propose plutôt de tracer un chemin un peu différent, et commencer par ouvrir grand la porte ouverte :- il y a des gens qui voient les jeux comme des oeuvres en soi, et qui s'intéressent au game-design en tant qu'ensemble de théories permettant de construire de meilleurs jeux.
- les performativistes considèrent que les oeuvres rôlistes sont les parties, et réfléchissent donc plutôt à construire de meilleures parties.
- à peu près tout le blog Je ne suis pas MJ mais : conseils, idées, réflexions à hauteur de joueuse
- tout ce qui est sécurité émotionnelle, vue comme ensemble de métatechniques qu'on peut ajouter à un jeu
- la notion de geste rôliste [3] de Julien Pouard
- les signes gestuels [4] de Felondra
- les conseils d'écriture de sénario, d'interprétation de personnage... dans le jeu de rôle traditionnel
Remarques. Dissipons tout de suite quelques malentendus possibles.
- Le play-design est beaucoup plus large que le jeu en performance. Tous-tes les rôlistes ne sont pas performativistes, mais tous-tes jouent ! Ce qui relève du play-design concerne a priori toutes les personnes qui veulent réfléchir à la façon de faire des parties qui leur plaisent plus.
- J'exagère un peu en disant que le game-design vise la conception des jeux comme un produit en soi. Évidemment, les game-designers créent en vue de constituer certaines expériences, donc on pourrait dire que leur objectif final relève bien du play-design. Mais j'insiste sur le fait que les game-designers postulent (implicitement) l'existence d'un objet appelé jeu qu'on peut chercher à modifier et qui génère des expériences à la table, et que leur travail se centre sur cet objet jeu.
- En conséquence, game-design et play-design peuvent fortement s'intersecter. On peut quand même leur reconnaître des objets spécifiques : réfléchir à changer les règles du jeu qu'on est entrain de concevoir, c'est clairement du game-design ; réfléchir à des techniques de théâtre d'impro pour mieux mettre en valeur son personnage et ceux des autres dans une campagne en cours de Burning Wheel, c'est clairement du play-design. Mais adapter à la volée un théâtre d'Inflorenza pour jouer un certain truc, est-ce du game-design (nous changeons le fonctionnement du jeu) ou du play-design (nous constituons une partie un peu différente) ? Les deux, mon capitaine ; c'est une question de point de vue, et de transmission.
- Je mets en avant le play-design parce que j'ai le sentiment que c'est une approche intéressante et encore balbutiante, mais je ne prétends à aucun moment remplacer le game-design, même pas juste dans le paradigme JEP. Oui, on a besoin de jeux qui font ce qu'on veut qu'ils fassent, et oui, il va falloir que des game-designers s'y collent ! L'approche play-design est plutôt complémentaire à l'approche game-design.
2 Structurer le play-design
Ce que je veux faire passer en priorité, c'est qu'on peut réfléchir à la conception de partie sans passer par le game-design, et que constituer une théorie sur la façon de jouer à des jeux qui existent déjà a une valeur en soi. Parce que nombreux sont les jeux de rôle qui, dans leur incomplétude fondamentale, nous donnent la possibilité de jouer quelque chose qui n'a jamais été joué, et savoir comment saisir ce vide et cet espace est un art en soi. Par exemple, hacker à la volée le jeu X pour faire du Y avec la contrainte Z est devenu une des formes les plus importantes de ma pratique actuelle ; elle n'a rien d'évident, elle ne vient pas de l'application des règles d'un certain jeu, et elle mérite selon moi d'être pensée, théorisée, réfléchie, élargie, diffusée dans une certaine mesure.Tout ramener au game-design (tu as telle pratique ? c'est super ! écris un jeu pour la transmettre !) est un choix artistique cohérent que font certains, beaucoup de forgiens typiquement, mais ce n'est pas la seule forme de constitution et transmission de pratiques. Il y a parfois dans les cercles indépendants une sorte d'hégémonie du game-design, qui me paraît d'ailleurs en perte de vitesse actuellement. Mais encore une fois : je ne veux pas l'enterrer, au contraire ; je crois que faire émerger des théories de play-design pourrait être le moyen de mieux saisir quelle est la place du game-designer dans les pratiques rôlistes, et d'en saisir exactement la valeur. Cela nous évitera les impasses du genre : on a fait une super partie avec un jeu complètement cassé, alors à quoi bon le game-design ? Play- et game-design sont profondément complémentaires.
Tout ça est très bien, mais je n'ai toujours pas dit concrètement ce que je voulais, ce que je souhaitais de plus que ce qui existe déjà sous cette bannière artificielle qu'est le play-design.
Voici tout à la fois un diagnostic et un manifeste : tout le monde a des idées de game-design (dans tel jeu, il faudrait qu'on ait un bonus quand...) et de play-design (on devrait chercher à mettre en lumière les persos des autres, ce serait plus sympa...), mais les premières sont prises en charge par des théories complexes et étoffées, alors que les secondes relèvent la plupart du temps de réflexions dispersées, isolées, peu structurées. Quand on lit le blog de Frédéric Sintès en particulier, on trouve des concepts synthétiques comme l'économie ou le Vide fertile [6] qui donnent une cohérence globale à la plupart des autres notions. Il n'est pas raisonnable de réfléchir techniquement et isolément à un mécanisme, une règle, un point précis de game-design, etc. sans envisager au moins succinctement comment il s'insère dans une construction globale, dans un système ; et c'est exactement ce que pousse à faire Frédéric Sintès. On peut penser un jeu à la fois en termes de support de démarches créatives, de prémisses, d'espaces de créativité, de compensation... et c'est ce qui permet à Frédéric d'écrire au sujet de son jeu Démiurges un ensemble de billets [7] qui articule tout et montre la cohérence globale de sa conception forgienne du jeu de rôle.
Il me faut exactement ça, mais pour le play-design - et plus spécifiquement pour le play-design performativiste. Dans le podcast de la Cellule sur La clé des nuages [8], Romaric Briand dit de nos articles sur le jeu en performance qu'ils font système : il faut à présent prendre la mesure de cette formule. Les idées d'Eugénie, de Julien, de Felondra, etc. m'apparaissent unies par une cohérence au moins partielle, dont nous avons conscience mais qui reste implicite.
3 Théorie sémiologique du jeu de rôle et play-design
J'ai déjà évoqué l'an dernier l'idée de constituer une nouvelle théorie intégrale du jeu de rôle [9], qui pourrait partager avec la forge certains constats descriptifs mais qui se centrerait sur le sens que revêtent les parties pour les joueuses, les signes déployés pendant le jeu, le Style des participantes, bref les parties et tout ce qui s'y passe. Elle intègrerait le JEP comme un ensemble de pratiques parmi d'autres, sans s'y réduire. C'est également plus général que le seul play-design, mais cela formerait un cadre descriptif et explicatif où le play-design prendrait sens et source, tout comme les jeux forgiens tirent du modèle GNS des idées cohérentes sur la façon de constituer des jeux qui soutiennent clairement une démarche créative identifiée. Voilà la voie longue pour structurer le play-design : avoir une théorie qui parle de play tout entier, avec un autre point de vue que celui de la Forge.J'ai encore une série d'articles à paraître pour faire avancer tout un tas de questions qui me motivent, sur la construction des histoires rôlistes, sur le symbolisme et la poésie. Je cherche encore les idées et le moyen de faire de la critique de partie, un projet qui m'apparaît aussi naturel que bizarroïde et que je n'arrive pas à commencer. Je réfléchis aussi à écrire du play-design concret, à ne pas attendre la grande cathédrale théorique pour parler de comment nous pourrions construire des parties ; développer et théoriser ce fameux jouer à X pour faire du Y avec la contrainte Z, typiquement. Mais à travers ces sujets, je veux mettre à jour les bases cohérentes de quelque chose de plus grand. La prochaine grande étape, ce sera de parler de méthodologie. La Forge a posé le compte-rendu de partie comme un observable, une donnée nécessaire à la discussion ; en 2019, grâce aux enregistrements de partie de plus en plus nombreux, nous pouvons être plus exigeant-es vis-à-vis des données, pour espérer constituer un discours à la fois solide et précisément critiquable. L'enjeu méthodologique, ce sera de pouvoir articuler des constats rigoureux et des ambitions artistiques tranchées.
Voilà le programme à court, moyen et long terme ; y'a plus qu'à. Comme l'an dernier ? Oui, mais l'an dernier, j'avais en poche les bases du jeu en performance, quelques pistes sur ce qu'il faudrait faire, et c'est à peu près tout. Maintenant, j'ai un sac plein d'outils et la tête pleine de questions précises et d'intuitions à pousser au bout. Aller, c'est officiel, c'est dit, c'est posé, si ce n'était pas déjà évident : dans ce petit recoin obscur des internets rôlistes qu'est Ristretto Revenants, il y a une grosse théorie qui cherche à se constituer, qui pourrait demander encore quelques années. Pas toute seule, puisque je m'appuie déjà lourdement sur les réflexions ou les articles de membres des Courants alternatifs : Eugénie, Thomas Munier, Felondra, Valentin T, Julien Pouard... mais aussi, comme tout travail réflexif, sur ce qui a été fait avant, à la Forge typiquement : Ron Edwards, Frédéric Sintès, Fabien Hildwein, Romaric Briand, entre autres. Le résultat à constituer, ce serait cette fameuse théorie de la joueuse ou, pour refléter l'axe plus spécifique que j'essaye de suivre, une théorie sémiologique du jeu de rôle.
Peut-être qu'un jour ça sortira, peut-être que non, peut-être que ça n'intéressera personne d'autre que moi, tant pis : pas de promesses.
Mais beaucoup d'espoir.
Références
[1] Jouer en performance (ici & sur Je ne suis pas MJ mais)[2] Le game-design dans le jeu en performance (Je ne suis pas MJ mais)
[3] Le geste rôliste (Les Voix d'Altaride)
[4] Les signes gestuels (Une pincée de Fel')
[5] Jouer l'impact (Je ne suis pas MJ mais)
[6] Vide fertile : la spirale invisible (Limbic Systems)
[7] Portrait théorique de Démiurges (Limbic Systems)
[8] Playtest N°22 : La clé des nuages ou l'envol des oiseaux de pierre (La Cellule)
[9] Geste et compensation, deux paradigmes face à face (ici)
Et si on jouait... (19)
...à se convaincre que nous vivons dans une fausse réalité ?
Trigger warning : coma
On trouve parfois en commentaire d'une vidéo YouTube cette copypasta que j'affectionne : bonjour, je suis votre médecin. Vous êtes dans le coma depuis quinze ans. Nous souhaitons que vous reveniez. Si vous voyez ce message, s'il vous plaît, réveillez-vous. Bien sûr, il n'y a pas de nom ; ce serait trop facile. Ce serait effrayant, s'il y avait un nom, et qu'il était juste.
Nous n'avons pas de moyen de nous assurer que notre conscience soit "vraie" et non issue d'une simulation ou de toute autre fable mentale. Après tout, s'il existe une réalité autre, nous n'avons aucune idée de sa nature et de ce qui y est possible. Peut-être que tout ça est un gigantesque solipsisme qui un jour volera en éclat ? Comme pour le vide intersidéral, je trouve cette angoisse belle. Je me sens assez sain d'esprit pour jouer à douter, et explorer ce malaise existentiel.
Jouons à deux. Tout commence par l'échange de safewords qui, s'ils sont utilisés un jour, doivent irrémédiablement mettre fin à la partie, sans négociation possible.
L'une des joueuses est le Message, l'autre le Patient. Une partie dure une dizaine de minutes et peut être reconduite pour des séances futures, prévues ou à l'improviste, dans des moments de bonne santé, dans le noir si possible.
Le Message commence par expliquer brièvement la situation au Patient : le coma, l'appel au réveil. Il peut remplacer cette introduction par une autre idée de mise en contexte.
Le Patient raconte sa journée. Il peut s'inventer une identité ou se jouer lui-même. Il peut inventer sa journée ou raconter sa vie véritable, ou encore raconter de semi-mensonges.
Le Message écoute et l'interrompt pour poser des questions. Il peut se jouer lui-même ou dire qu'il porte la parole du docteur Lénault. Il relève les détails étranges, les changements d'habitudes, il demande s'il n'y avait pas aussi ceci ou cela. Il cherche à montrer que tout cela, ce n'est pas le monde réel ; il montre que ce que le Patient tient pour vrai est incohérent, il espère qu'il s'en rende compte de lui-même. Mais il ne le dit pas frontalement pour ne pas le braquer et veut plutôt le lui suggérer doucement.
En fin de séance, le Message peut conclure, réaffirmer son message, avoir une conversation rapide avec le Patient, lui faire faire un exercice simple, etc. à sa guise. Puis il souhaite au Patient de s'éveiller bientôt et lui souhaite à la prochaine fois, encore qu'il ne sache pas quand est-ce que le prochain message l'atteindra.
La partie peut être reconduite indéfiniment, jusqu'à ce que le Patient refuse définitivement d'entrer en contact avec le docteur, ou qu'un safeword soit prononcé.
Trigger warning : coma
On trouve parfois en commentaire d'une vidéo YouTube cette copypasta que j'affectionne : bonjour, je suis votre médecin. Vous êtes dans le coma depuis quinze ans. Nous souhaitons que vous reveniez. Si vous voyez ce message, s'il vous plaît, réveillez-vous. Bien sûr, il n'y a pas de nom ; ce serait trop facile. Ce serait effrayant, s'il y avait un nom, et qu'il était juste.
Nous n'avons pas de moyen de nous assurer que notre conscience soit "vraie" et non issue d'une simulation ou de toute autre fable mentale. Après tout, s'il existe une réalité autre, nous n'avons aucune idée de sa nature et de ce qui y est possible. Peut-être que tout ça est un gigantesque solipsisme qui un jour volera en éclat ? Comme pour le vide intersidéral, je trouve cette angoisse belle. Je me sens assez sain d'esprit pour jouer à douter, et explorer ce malaise existentiel.
Jouons à deux. Tout commence par l'échange de safewords qui, s'ils sont utilisés un jour, doivent irrémédiablement mettre fin à la partie, sans négociation possible.
L'une des joueuses est le Message, l'autre le Patient. Une partie dure une dizaine de minutes et peut être reconduite pour des séances futures, prévues ou à l'improviste, dans des moments de bonne santé, dans le noir si possible.
Le Message commence par expliquer brièvement la situation au Patient : le coma, l'appel au réveil. Il peut remplacer cette introduction par une autre idée de mise en contexte.
Le Patient raconte sa journée. Il peut s'inventer une identité ou se jouer lui-même. Il peut inventer sa journée ou raconter sa vie véritable, ou encore raconter de semi-mensonges.
Le Message écoute et l'interrompt pour poser des questions. Il peut se jouer lui-même ou dire qu'il porte la parole du docteur Lénault. Il relève les détails étranges, les changements d'habitudes, il demande s'il n'y avait pas aussi ceci ou cela. Il cherche à montrer que tout cela, ce n'est pas le monde réel ; il montre que ce que le Patient tient pour vrai est incohérent, il espère qu'il s'en rende compte de lui-même. Mais il ne le dit pas frontalement pour ne pas le braquer et veut plutôt le lui suggérer doucement.
En fin de séance, le Message peut conclure, réaffirmer son message, avoir une conversation rapide avec le Patient, lui faire faire un exercice simple, etc. à sa guise. Puis il souhaite au Patient de s'éveiller bientôt et lui souhaite à la prochaine fois, encore qu'il ne sache pas quand est-ce que le prochain message l'atteindra.
La partie peut être reconduite indéfiniment, jusqu'à ce que le Patient refuse définitivement d'entrer en contact avec le docteur, ou qu'un safeword soit prononcé.
Jouer poétique (3) : de la figure à l'interfigure
Dans le premier article de cette série [1], j'avais jeté quelques idées diffuses sur ce à quoi pourrait ressembler, en bout de chaîne, un type de jeu qui se donnerait pour objectif d'être au jeu de rôle ce que la poésie est à la littérature. Le second [2] était consacré aux signes externes au langage, et aux divers moyens de signifier. C'est que la poésie que j'aime relève systématiquement d'un mélange de différents régimes de signification, ce qui lui donne des sortes de propriétés émergentes, construites sur le moment ou à partir de références communes - que l'on peut d'ailleurs baser sur le langage ou non ; mon focus sur les signes extralinguistiques ne devrait pas donner l'impression qu'ils sont les seuls poétiques. Sinon, il me faudrait renoncer à la poésie possible dans La clé des nuages !
Ici, je veux me centrer sur un concept central de la poésie rôliste dont je rêve : les interfigures. Comme je l'avais brièvement annoncé à la fin de l'article précédent, il s'agit assez directement de la rencontre entre deux notions qui ont beaucoup à se dire, l'intercréativité [3] qui est le processus proposé par Coralie David pour expliquer la spécificité du média rôliste, et les figures de rhétorique telles qu'elles sont théorisées et défendues dans la vision très large de Gérard Genette [4] dans Figures I pour la littérature, et sur le blog d'Eugénie [5] [6] pour le jeu de rôle. Il vaut mieux avoir lu au moins le premier de ces billets avant d'attaquer la lecture de celui-ci, qui se base beaucoup dessus.
Contrairement au premier article qui cherchait une sorte de poétique pure, presque sans intrigue, cet article propose d'explorer une poétique compatible avec les histoires et plus généralement les formes de narration.
C'est le processus à travers lequel nous co-construisons une histoire. Contrairement à l'histoire d'un jeu vidéo qui serait déjà codé, celle que nous racontons en jeu de rôle est toujours émergente au moins à un petit degré, puisque nous ne nous contentons pas de réagir à un contenu donné, nous agissons sur ce même contenu (la fiction) qui n'appartient ni n'est complètement contrôlé par aucun-e joueur-se. Si on assume la dimension narrative de l'intercréativité, qui fait de chaque personne autour de la table un-e auteur-ice, alors il est viable de dire que l'intercréativité est une spécificité unique au jeu de rôle.
À titre personnel, je trouve cette notion très efficace pour décrire ce qui m'intéresse le plus en jeu de rôle, et j'y souscris donc sans arrière-pensée. Elle donne aux joueur-ses la place centrale qui m'importe dans le processus créatif de la partie de jeu de rôle. Pour plus de détails sur l'intercréativité, je vous renvoie vers [3].
Donner une définition incontestable de quelque chose d'aussi large est forcément impossible, mais celle de Genette - très consensuelle - a l'avantage d'être simple à manier et extrêmement large : la figure est "un écart par rapport à l'usage, lequel écart est pourtant dans l'usage". Si je désigne cent voiles qui flottent à l'horizon, je dis voile au lieu de l'attendu navire, c'est une synecdoque ; la figure commence lorsque l'on se demande pourquoi tel terme a été utilisé alors que tel autre aurait été normal.
La largeur de cette définition vient de ce que, pour Genette, une figure ne se réduit pas forcément à un mot. Par opposition à la rhétorique telle qu'elle a progressivement disparu au cours du XIXe siècle, qui s'intéresse quasi uniquement aux figures de mots (les tropes), Genette puise dans des traités de rhétorique plus anciens l'idée que tout segment est susceptible d'être une figure, que ce soit à l'échelle d'un mot, d'une proposition, d'une phrase, d'un paragraphe complet. Par exemple, décrire en trois mots un monstre terrible après s'être étendu en longs détails sur son bras droit, c'est s'écarter de ce qui serait naturellement attendu : figure (l'abruption). Au contraire, s'attarder sur un détail à l'importance très secondaire, pour l'effet de zoom ? Figure ! (la description).
Cela ne nous renseigne pas trop sur la question brûlante, qui serait de savoir comment nous détectons que quelque chose est une figure. Nous n'analysons pas - au moins pas consciemment - chaque mot et groupe de mot en se demandant ce qu'il aurait pu être d'autre. Là où un certain nombre de tropes comme les métaphores sont relativement faciles à détecter (si je lis cent voiles flottaient à l'horizon je suis bien obligé de comprendre que "voile" au sens littéral est un peu bizarre), les figures au sens très large de Genette sont potentiellement partout.
Mais il y a à mon avis un beau corollaire : les figures n'ont pas à être dans le texte, seulement dans l'oeil de la personne qui reçoit. Tel passage, telle image, tel effet du discours me semble avoir un espace, une forme en décalage qui lui procure un effet particulier : je peux l'analyser comme une figure.
[3] Le jeu de rôle sur table : une forme littéraire intercréative de la fiction ?, article paru dans la revue Sciences du jeu
[4] Figures I, Gérard Genette. Je ne suis pas certain que ce pdf soit incroyablement légal, mais je ne suis pas sûr que ça me dérange. L'article Figures est celui que j'utilise, mais pour les intéressé-es il y en a un paquet d'autres que je trouve passionnant, en particulier les deux qui le précèdent, Structuralisme et critique littéraire et L'envers des signes, et l'avant-dernier, Hyperboles.
[5] [6] Figures de style 1 et 2, sur Je ne suis pas MJ mais...
Ici, je veux me centrer sur un concept central de la poésie rôliste dont je rêve : les interfigures. Comme je l'avais brièvement annoncé à la fin de l'article précédent, il s'agit assez directement de la rencontre entre deux notions qui ont beaucoup à se dire, l'intercréativité [3] qui est le processus proposé par Coralie David pour expliquer la spécificité du média rôliste, et les figures de rhétorique telles qu'elles sont théorisées et défendues dans la vision très large de Gérard Genette [4] dans Figures I pour la littérature, et sur le blog d'Eugénie [5] [6] pour le jeu de rôle. Il vaut mieux avoir lu au moins le premier de ces billets avant d'attaquer la lecture de celui-ci, qui se base beaucoup dessus.
Contrairement au premier article qui cherchait une sorte de poétique pure, presque sans intrigue, cet article propose d'explorer une poétique compatible avec les histoires et plus généralement les formes de narration.
1 Petit point : le processus intercréatif
Un résumé rapide, histoire qu'on soit sur la même longueur d'onde.C'est le processus à travers lequel nous co-construisons une histoire. Contrairement à l'histoire d'un jeu vidéo qui serait déjà codé, celle que nous racontons en jeu de rôle est toujours émergente au moins à un petit degré, puisque nous ne nous contentons pas de réagir à un contenu donné, nous agissons sur ce même contenu (la fiction) qui n'appartient ni n'est complètement contrôlé par aucun-e joueur-se. Si on assume la dimension narrative de l'intercréativité, qui fait de chaque personne autour de la table un-e auteur-ice, alors il est viable de dire que l'intercréativité est une spécificité unique au jeu de rôle.
À titre personnel, je trouve cette notion très efficace pour décrire ce qui m'intéresse le plus en jeu de rôle, et j'y souscris donc sans arrière-pensée. Elle donne aux joueur-ses la place centrale qui m'importe dans le processus créatif de la partie de jeu de rôle. Pour plus de détails sur l'intercréativité, je vous renvoie vers [3].
2 Gros point : figures et subjectivité
Cette partie repose lourdement sur le livre Figures I de Genette, et plus précisément sur l'article Figures qui parle de... figures. Je tire quand même quelques conclusions à moi sur la fin ; le but est de montrer que reconnaître une figure dans un texte peut être un acte très subjectif.Donner une définition incontestable de quelque chose d'aussi large est forcément impossible, mais celle de Genette - très consensuelle - a l'avantage d'être simple à manier et extrêmement large : la figure est "un écart par rapport à l'usage, lequel écart est pourtant dans l'usage". Si je désigne cent voiles qui flottent à l'horizon, je dis voile au lieu de l'attendu navire, c'est une synecdoque ; la figure commence lorsque l'on se demande pourquoi tel terme a été utilisé alors que tel autre aurait été normal.
La largeur de cette définition vient de ce que, pour Genette, une figure ne se réduit pas forcément à un mot. Par opposition à la rhétorique telle qu'elle a progressivement disparu au cours du XIXe siècle, qui s'intéresse quasi uniquement aux figures de mots (les tropes), Genette puise dans des traités de rhétorique plus anciens l'idée que tout segment est susceptible d'être une figure, que ce soit à l'échelle d'un mot, d'une proposition, d'une phrase, d'un paragraphe complet. Par exemple, décrire en trois mots un monstre terrible après s'être étendu en longs détails sur son bras droit, c'est s'écarter de ce qui serait naturellement attendu : figure (l'abruption). Au contraire, s'attarder sur un détail à l'importance très secondaire, pour l'effet de zoom ? Figure ! (la description).
Cela ne nous renseigne pas trop sur la question brûlante, qui serait de savoir comment nous détectons que quelque chose est une figure. Nous n'analysons pas - au moins pas consciemment - chaque mot et groupe de mot en se demandant ce qu'il aurait pu être d'autre. Là où un certain nombre de tropes comme les métaphores sont relativement faciles à détecter (si je lis cent voiles flottaient à l'horizon je suis bien obligé de comprendre que "voile" au sens littéral est un peu bizarre), les figures au sens très large de Genette sont potentiellement partout.
Mais il y a à mon avis un beau corollaire : les figures n'ont pas à être dans le texte, seulement dans l'oeil de la personne qui reçoit. Tel passage, telle image, tel effet du discours me semble avoir un espace, une forme en décalage qui lui procure un effet particulier : je peux l'analyser comme une figure.
Je pense par exemple à cet anime sur des tournois de boxe dans un univers sombre et destroy, Megalo Box (attention, spoiler dans ce paragraphe). Je m'étais attendu pendant une grande partie de l'histoire à un final amer, une défaite contre le système trop puissant contre lequel le protagoniste trop outsider ne peut pas lutter. C'est en partie ce qui arrive, mais selon un mode qui m'a surpris : le dernier épisode se conclut sur une nouvelle amitié complice, solide et sincère, qui contrebalance nettement le cynisme possible. Je ne suis pas sûr que les scénaristes aient pensé cette fin comme une sorte de twist, mais pour moi qui connaît très peu le genre, j'y ai trouvé une belle pirouette chaleureuse. Figure ! Qu'importent les intentions du réalisateur : j'ai senti l'effet, l'idée caressante, je l'ai vue même si je suis le seul à l'imaginer. Figure ! Voilà toute la subjectivité de la figure à l'oeuvre.
Remarque. En particulier, un twist, un développement inattendu dans une histoire, etc. c'est une forme de figure. Dans un certain sens, la narratologie, qui étudie la construction des récits, contient une sorte de poétique des formes narratives. C'est une vision très sémiologique de la narratologie et des questions littéraires de manière générale.
3 Figures à l'instant
J'ai beaucoup parlé de littérature mais si vous avez suivi les billets d'Eugénie, je pense que vous êtes d'accord que tout ça s'étend bien au jeu de rôle. L'angle d'attaque de la section précédente va être particulièrement rentable dans le monde des figures rôlistes.
Quand un-e auteur-ice écrit une figure littéraire, ielle ne peut pas être certain-e qu'elle sera compris-e dans le sens attendu. Je crois qu'une beauté de l'écriture est que la façon dont elle résonne pour nous diffère d'une personne à une autre, et que même si nous comprenons globalement une figure comme il était attendu, le sens qu'elle reflète pour chaque personne diffère systématiquement, en plein ou au moins en nuance.
Mais le livre où la figure est écrite peut attendre. Entre l'auteur-ice et lae lecteur-ice, il peut se passer un monde. En jeu de rôle, ce n'est pas du tout la même. Si je fais une figure, là, maintenant, tout de suite, pendant une partie, alors de deux choses l'une : ou bien on comprend qu'il y a une figuralité dans mon discours, ou bien on ne le comprend pas ; et si on le comprend, il reste la possibilité d'être compris de travers. Certains effets simples peuvent être saisis sans être intellectualisés, mais il y en a qui passent ou qui cassent. Pour reprendre cet exemple d'Eugénie : "Pourquoi tu vas me filer une escorte ? Je sais pas, mon 18 en charisme ?", si on ne comprend pas l'intention générale de cette phrase, on peut croire à une faute de jeu grossière, voir un signe d'énervement.
C'est encore un problème de sémiologie - il faut trouver à donner le signe de la figuralité, signifier que nous faisons une figure. Pour ça, pas de miracle, il faut un dispositif adapté et des joueur-ses intéressé-es et conscient-es. Je ne vais pas m'étendre sur cette question pratique, qui est gigantesque, parce qu'elle touche à la question d'écrire rien moins qu'une théorie sémiologique du jeu de rôle ; c'est un de mes grands objectifs, mais pour le moment on n'y est pas du tout !
Nous sommes donc mis-es face à la nécessité de figurer nettement. Quand je pense à la façon dont les figures poétiques, très ambiguës, profitent généralement de la possibilité d'une lecture ruminante, seul-e face au texte, et au fait que beaucoup sans doute sont mécomprises - tant pis, le livre trouvera bien un jour quelqu'un pour l'aimer - je m'inquiète de ce que la nécessité de figurer nettement diminue les discours possibles. Etant forcé-es de rester dans un domaine circonscrit aux limites floues, celui de ce qu'on peut espérer rendre intelligible aux quelques personnes autour de nous, on risquerait de se trouver très limité-es en termes de possibilités concrètes. Quelque part, ce constat explique ma quête pour des jeux spécifiquement poétiques (car s'il faut en plus s'occuper de tout le reste du jeu, on ne s'en sortira pas) et la difficulté cognitive qu'impliquent les jeux poétiques (même les parties courtes me sont souvent épuisantes).
Mais il y a de bonnes nouvelles, et de belles raisons de croire de façon vibrante aux figures rôlistes. En voici deux. La première, que je développerai peu, c'est que la question de savoir où sont les limites du domaine d'intelligibilité des figures pour l'autre peut être un enjeu en soi. Chercher les moyens de faire sens, chercher non la structure mais la structuration, les moyens de constituer la structure. C'est typiquement l'esprit dans lequel est écrit La clé des nuages : jouer, lutter pour créer du sens ensemble, par des moyens qui nous parlent et nous motivent, et qui nous sont propres. Cette zone grise des décalages compréhensible, la possibilité des figures, est en redéfinition constante entre deux personnes qui jouent ensemble : plus on figure, plus on apprend à figurer, plus on peut se permettre de références subtiles ou de tentatives complexes. Cet espèce de retranchement vers quelque chose d'unique que nous créons pour nous touche à la notion de style, et je lui accorde une grande importance.
La seconde, elle a droit à sa partie dédiée.
4 Interfiguralité
Que se passe-t-il si je pense produire une figure, mais qu'elle est comprise de travers ? Comprise comme une figure, mais autre ? Ou, plus truculent : que se passe-t-il si ce que je dis est compris comme une figure, alors que ce n'était pas mon intention ? Dans la section 2 je louais la possibilité de comprendre pour soi-même, subjectivement, certaines figures d'un texte littéraire. Il est temps d'importer cet héritage-là.
Il y a quelques mois j'ai joué une partie appelée Dungeons & Dragonflies, un donjon OSR avec des règles inspirées d'Into the Odd qui petit à petit s'étiolait en un Dragonfly Motel. Le matériel de jeu était une sorte de mixte entre ces deux extrêmes, et une fois que la partie avait commencé à diverger vers sa composante onirique, il fallait utiliser les mécaniques de DM. À un moment un peu ambigu, j'ai décrit un lieu dangereux avec la promesse d'un trésor, et laissé à disposition un petit mot secret, typique du jeu, laissant entendre que quiconque aurait le courage de s'y tenter pouvait ramasser le papier. C'est le nom d'un objet qui y était écrit, le fameux trésor ; la figure résidait dans le fait de matérialiser ce cadeau sous la forme d'une règle concrète du jeu. N'ayant pas lu ce qui était écrit, Eugénie l'a compris autrement : elle pensait qu'il s'agissait d'un piège ou d'un monstre, et que la première personne qui déciderait de prendre le papier devrait affronter cette menace.
Nous en avons discuté à la fin de la partie, et j'ai trouvé cette idée très jolie - faire du petit papier de Dragonfly Motel un piège, quelque chose de tentant dont on veut se saisir et qui se retourne contre nous. J'en ai tiré le sentiment frustrant d'une interaction qui aurait pu être fertile et superbe, mais ratée, qui aurait consisté à mélanger mon idée (un papier de Dragonfly Motel qui représente le point clé d'une situation dramatique donjonesque) avec la sienne (le papier est un piège).
On peut y voir un exemple parmi bien d'autres d'interactions (intercréations !) manquées, qui ne sont que les petits couacs habituels d'une partie de jeu de rôle qui par ailleurs contient aussi beaucoup de moments d'intercréation satisfaisants. Dans Dragonfly Motel, nous entrecroisons nos idées avant tout dans le langage : poser une nouvelle scène implique de poser un nouveau décor, qui est très souvent une résurgence plus ou moins subtile d'autres images ou symboles utilisés par d'autres joueur-ses ; c'est une manière de donner de la substance à toute une partie de l'imagerie de ce jeu onirique, en lui donnant une récurrence, une fréquence qui la distingue des inventions plus éphémères. (Il serait sans doute passionnant d'analyser en détail des parties de ce jeu, enregistrement à l'appui, pour comprendre plus en détail ce qui fait système dans son fonctionnement. Un autre jeu qui fait quelque chose de proche de façon plus directe et explicite, c'est Prosopopée qui impose que tout problème soit décidé par quelqu'un qui saisit ce qu'une autre personne a dit, et pas seulement de façon individuelle.)
J'appelle interfigure une figure dont la construction à un instant donné n'est pas complètement assumée par une personne puis reçue par les autres, mais co-construite par les joueuses ; ou bien que 1. la figure soit produite par une personne puis interprétée de façon inattendue par les autres, ce qui lui fait dépasser ses intentions premières ; ou bien que 2. la figure ne soit pas entièrement énoncée par une personne, et que sa terminaison soit assumée par quelqu'un d'autre. Une interfigure peut être involontaire, comme les cas d'incompréhension que j'ai mentionnés, ou elle peut avoir pour vocation d'en être une.
Pour terminer cet article, voyons quelques exemples d'interfigures.
Si on garde la définition très large de figure de rhétorique de Genette, où des segments de taille arbitrairement grande peuvent être des figures en tant qu'écart à la norme, alors n'importe quelle partie qui cherche à varier sur la base d'un jeu "pour voir ce que ça fait" est une interfigure. Par exemple, dans la partie Si par une nuit d'été un voyageur, nous jouons en imbriquant des narrations dans des narrations, sans cesse ; c'est une variation particulière sur la structure habituelle d'Inflorenza et plus généralement du jeu de rôle qui se centrent très généralement sur un seul niveau diégétique.
À un niveau plus local : vers la fin de la superbe partie Qui a volé le titre, je reproche au personnage de Côme de nous cacher quelque chose, car sa feuille de personnage contient moins de phrases que les autres - c'est louche. Cela se rapproche fort d'une figure que Genette appelle la métalepse narrative, c'est-à-dire une interaction en principe impossible entre deux niveaux diégétiques (ici, les joueuses avec leurs feuilles VS les personnages). Côme reprend cette figure peu de temps après, en m'accusant d'être un voleur et en ajoutant en même temps "voleur" au nom de mon personnage, sur ma feuille de personnage. S'ensuit un mouvement qui dure plusieurs minutes, jusqu'à la fin de la partie, où la feuille elle-même (en fait un google doc, facile donc à modifier pour tout le monde) se fait le théâtre d'une sorte de guerre d'édition/réécriture. La métalepse que j'avais amorcée ouvrait la possibilité de signifier à travers le google doc, et avec Côme nous avons créé en résonance à partir de ce point.
(Remarque : le fait de voir tout ce segment comme une interfigure n'empêche pas de voir certains segments plus petits à l'intérieur comme des figures classiques. On peut tout à fait s'intéresser à la seule action de Côme ajoutant "voleur" à mon nom, isolée du reste, tout en reconnaissant que le mouvement dans son ensemble est une interfigure.)
D'ailleurs, je pense qu'une figure simple peut toujours se transformer en interfigure si les autres joueuses se greffent dessus, même si la première était autonome. Le cas ci-dessus est classique dans mes parties en mode mafia esthétique : quelqu'un trouve une nouvelle façon de signifier, qui est bien reçue et ouvre de nouvelles possibilités, et les autres s'en emparent ensuite. Dans l'exemple du "18 en charisme" d'Eugénie, le pourvoyeur d'escorte auquel elle s'adresse pourrait très bien répondre : "navré mais je ne peux vraiment pas vous la laisser, ordres du MJ".
La clé des nuages est taillé pour construire des interfigures involontaires et leur donner une place importante dans l'histoire. Je l'ai compris notamment pendant la partie enregistrée Après l'orage qui est pleine de connexions fortuites : l'Image, ne connaissant ni la quête du Mage ni son interprétation des ruines, lui montre des choses qui ne s'alignent pas toujours très bien avec ce qu'il cherche. Cela crée des écarts involontaires, prévus par personne, qui par leur (ré)interprétation construisent souvent les moments de symbolique les plus forts. Chez Genette, les figures sont aussi décrites comme écart entre le signifiant ("ma flamme") et le signifié véritable (non pas flamme mais amour) ; on pourrait aller jusqu'à dire que dans LCDN, l'Image prend en charge le signifiant et le Mage le signifié, ce qui implique qu'il y aura sans cesse des écarts, des formes, donc des figures ; et celles-ci reposant nécessairement sur les deux personnes à la fois, elles sont bien des interfigures.
Un mouvement général qui revient souvent dans ce jeu, c'est le cadeau empoisonné : l'Image essaye de faire un cadeau, mais celui-ci lui échappe et est interprété comme un désastre par le Mage. L'exemple le plus visible est dans la conclusion de La main du mage (compte-rendu), où je découvre vers la fin un oeil ouvert décrit par l'Image (alors que l'oeil fermé était une des clés de la partie), qui me fait comprendre que je suis en fait un meurtrier. Cela invalide toute la chronologie, l'histoire devenant impossible à remettre en ordre, mais ça fait sens quand même. J'appellerai cette interfigure typique de La clé des nuages une révélation herméneutique : c'est le langage symbolique qui permet à X de comprendre différemment ce que dit Y.
Depuis quelques temps, j'essaye de penser la critique de parties de jeu de rôle : analyser et interpréter une partie que j'ai jouée, en montrer la structure et le fonctionnement. Je réalise que je manque beaucoup d'outils descriptifs pour ce faire. Voilà la raison première pour laquelle j'ai envie de développer l'interfiguralité. Elle m'est déjà bien utile ; j'espère que vous y trouverez quelque chose pour vous. L'interfigure, c'est l'esquisse d'une esthétique qui m'intéresse, une sorte de forme saillante de la création collective poétique ; et quelle critique ne chercherait pas à développer sa propre esthétique ?
[1] [2] Jouer poétique (1) et (2), ici mêmeNous en avons discuté à la fin de la partie, et j'ai trouvé cette idée très jolie - faire du petit papier de Dragonfly Motel un piège, quelque chose de tentant dont on veut se saisir et qui se retourne contre nous. J'en ai tiré le sentiment frustrant d'une interaction qui aurait pu être fertile et superbe, mais ratée, qui aurait consisté à mélanger mon idée (un papier de Dragonfly Motel qui représente le point clé d'une situation dramatique donjonesque) avec la sienne (le papier est un piège).
On peut y voir un exemple parmi bien d'autres d'interactions (intercréations !) manquées, qui ne sont que les petits couacs habituels d'une partie de jeu de rôle qui par ailleurs contient aussi beaucoup de moments d'intercréation satisfaisants. Dans Dragonfly Motel, nous entrecroisons nos idées avant tout dans le langage : poser une nouvelle scène implique de poser un nouveau décor, qui est très souvent une résurgence plus ou moins subtile d'autres images ou symboles utilisés par d'autres joueur-ses ; c'est une manière de donner de la substance à toute une partie de l'imagerie de ce jeu onirique, en lui donnant une récurrence, une fréquence qui la distingue des inventions plus éphémères. (Il serait sans doute passionnant d'analyser en détail des parties de ce jeu, enregistrement à l'appui, pour comprendre plus en détail ce qui fait système dans son fonctionnement. Un autre jeu qui fait quelque chose de proche de façon plus directe et explicite, c'est Prosopopée qui impose que tout problème soit décidé par quelqu'un qui saisit ce qu'une autre personne a dit, et pas seulement de façon individuelle.)
J'appelle interfigure une figure dont la construction à un instant donné n'est pas complètement assumée par une personne puis reçue par les autres, mais co-construite par les joueuses ; ou bien que 1. la figure soit produite par une personne puis interprétée de façon inattendue par les autres, ce qui lui fait dépasser ses intentions premières ; ou bien que 2. la figure ne soit pas entièrement énoncée par une personne, et que sa terminaison soit assumée par quelqu'un d'autre. Une interfigure peut être involontaire, comme les cas d'incompréhension que j'ai mentionnés, ou elle peut avoir pour vocation d'en être une.
Pour terminer cet article, voyons quelques exemples d'interfigures.
Si on garde la définition très large de figure de rhétorique de Genette, où des segments de taille arbitrairement grande peuvent être des figures en tant qu'écart à la norme, alors n'importe quelle partie qui cherche à varier sur la base d'un jeu "pour voir ce que ça fait" est une interfigure. Par exemple, dans la partie Si par une nuit d'été un voyageur, nous jouons en imbriquant des narrations dans des narrations, sans cesse ; c'est une variation particulière sur la structure habituelle d'Inflorenza et plus généralement du jeu de rôle qui se centrent très généralement sur un seul niveau diégétique.
À un niveau plus local : vers la fin de la superbe partie Qui a volé le titre, je reproche au personnage de Côme de nous cacher quelque chose, car sa feuille de personnage contient moins de phrases que les autres - c'est louche. Cela se rapproche fort d'une figure que Genette appelle la métalepse narrative, c'est-à-dire une interaction en principe impossible entre deux niveaux diégétiques (ici, les joueuses avec leurs feuilles VS les personnages). Côme reprend cette figure peu de temps après, en m'accusant d'être un voleur et en ajoutant en même temps "voleur" au nom de mon personnage, sur ma feuille de personnage. S'ensuit un mouvement qui dure plusieurs minutes, jusqu'à la fin de la partie, où la feuille elle-même (en fait un google doc, facile donc à modifier pour tout le monde) se fait le théâtre d'une sorte de guerre d'édition/réécriture. La métalepse que j'avais amorcée ouvrait la possibilité de signifier à travers le google doc, et avec Côme nous avons créé en résonance à partir de ce point.
(Remarque : le fait de voir tout ce segment comme une interfigure n'empêche pas de voir certains segments plus petits à l'intérieur comme des figures classiques. On peut tout à fait s'intéresser à la seule action de Côme ajoutant "voleur" à mon nom, isolée du reste, tout en reconnaissant que le mouvement dans son ensemble est une interfigure.)
D'ailleurs, je pense qu'une figure simple peut toujours se transformer en interfigure si les autres joueuses se greffent dessus, même si la première était autonome. Le cas ci-dessus est classique dans mes parties en mode mafia esthétique : quelqu'un trouve une nouvelle façon de signifier, qui est bien reçue et ouvre de nouvelles possibilités, et les autres s'en emparent ensuite. Dans l'exemple du "18 en charisme" d'Eugénie, le pourvoyeur d'escorte auquel elle s'adresse pourrait très bien répondre : "navré mais je ne peux vraiment pas vous la laisser, ordres du MJ".
La clé des nuages est taillé pour construire des interfigures involontaires et leur donner une place importante dans l'histoire. Je l'ai compris notamment pendant la partie enregistrée Après l'orage qui est pleine de connexions fortuites : l'Image, ne connaissant ni la quête du Mage ni son interprétation des ruines, lui montre des choses qui ne s'alignent pas toujours très bien avec ce qu'il cherche. Cela crée des écarts involontaires, prévus par personne, qui par leur (ré)interprétation construisent souvent les moments de symbolique les plus forts. Chez Genette, les figures sont aussi décrites comme écart entre le signifiant ("ma flamme") et le signifié véritable (non pas flamme mais amour) ; on pourrait aller jusqu'à dire que dans LCDN, l'Image prend en charge le signifiant et le Mage le signifié, ce qui implique qu'il y aura sans cesse des écarts, des formes, donc des figures ; et celles-ci reposant nécessairement sur les deux personnes à la fois, elles sont bien des interfigures.
Un mouvement général qui revient souvent dans ce jeu, c'est le cadeau empoisonné : l'Image essaye de faire un cadeau, mais celui-ci lui échappe et est interprété comme un désastre par le Mage. L'exemple le plus visible est dans la conclusion de La main du mage (compte-rendu), où je découvre vers la fin un oeil ouvert décrit par l'Image (alors que l'oeil fermé était une des clés de la partie), qui me fait comprendre que je suis en fait un meurtrier. Cela invalide toute la chronologie, l'histoire devenant impossible à remettre en ordre, mais ça fait sens quand même. J'appellerai cette interfigure typique de La clé des nuages une révélation herméneutique : c'est le langage symbolique qui permet à X de comprendre différemment ce que dit Y.
5 Et maintenant ?
La notion d'interfigure est encore nouvelle pour moi. Il s'agit d'un outil que je trouve puissant pour rentrer dans les détails d'une espèce de poétique de l'intercréativité, qui amène beaucoup d'interrogations. On pourrait vouloir en faire une typologie, par exemple, ou se demander quelles sont les conditions de fertilité - en termes donc de game-design - qui font qu'un dispositif donné produit plus facilement d'interfigures. Je vois au moins deux points fondamentaux : 1. la nécessité de l'ambiguïté : ce qui a tué l'interfigure possible dans Dragonfly Motel, c'est que le contenu du petit papier que j'avais écrit était fixé une fois pour toutes, il faisait référence, il désignait univoquement ce qu'était concrètement sans possibilité de réinterprétation. Et 2. que chacun-e dispose d'un espace de créativité large et autonome, ce qui peut impliquer que tout le monde soit au-dessus des règles ; les divers figures de Qui a volé le titre n'auraient pas été possibles si nous étions en position unilatérale de devoir comprendre ce que dit une MJ autoritaire, monopolisant la clôture interprétative (c'est-à-dire : ce qui est vrai ou faux est défini uniquement par cette personne).Depuis quelques temps, j'essaye de penser la critique de parties de jeu de rôle : analyser et interpréter une partie que j'ai jouée, en montrer la structure et le fonctionnement. Je réalise que je manque beaucoup d'outils descriptifs pour ce faire. Voilà la raison première pour laquelle j'ai envie de développer l'interfiguralité. Elle m'est déjà bien utile ; j'espère que vous y trouverez quelque chose pour vous. L'interfigure, c'est l'esquisse d'une esthétique qui m'intéresse, une sorte de forme saillante de la création collective poétique ; et quelle critique ne chercherait pas à développer sa propre esthétique ?
Références
[3] Le jeu de rôle sur table : une forme littéraire intercréative de la fiction ?, article paru dans la revue Sciences du jeu
[4] Figures I, Gérard Genette. Je ne suis pas certain que ce pdf soit incroyablement légal, mais je ne suis pas sûr que ça me dérange. L'article Figures est celui que j'utilise, mais pour les intéressé-es il y en a un paquet d'autres que je trouve passionnant, en particulier les deux qui le précèdent, Structuralisme et critique littéraire et L'envers des signes, et l'avant-dernier, Hyperboles.
[5] [6] Figures de style 1 et 2, sur Je ne suis pas MJ mais...
Solipsisme (1). Comment peut-on dire que deux récits racontent la même histoire ?
Attention : cet article contient une quantité substantielle de notations mathématiques, et il part loin dans des "on pourrait essayer de..." qui n'aboutissent à rien. C'est un article à la fois très concret et très inapplicable.
Je ne conseille la deuxième partie de cet article à personne, sauf peut-être Valentin, une certaine Marine qui se reconnaîtra et des mathématicien-nes ou linguistes de tout bord. D'éventuels autres articles avec ce genre de restriction porteront comme celui-ci le titre de "Solipsismes" pour indiquer essentiellement que j'écris pour écrire, pour organiser mes idées et les fixer clairement, et pas nécessairement pour être lu, sans pour autant en fermer la possibilité.
Ceci est un article de narratologie non connecté au jeu de rôle. Il s'agit de revenir sur cette distinction entre récit et histoire, séparés par une tension très fertile. Les définitions que j'utilise ici sont par défaut celles de Genette telles que je les comprends et que je les ai légèrement réinterprétées. Pour rappel donc,
+ le récit est le texte même de l'oeuvre littéraire, la suite des mots dont il est constitué, ordonnés par un certain agencement typographique. C'est le signifiant de l'oeuvre littéraire et il existe objectivement.
+ l'histoire est la suite des événements fictionnels qui se déroulent dans le récit. On peut par convention les remettre dans un ordre chronologique. Contrairement au récit, l'histoire est un objet éminemment subjectif, puisqu'il suppose un sujet qui fait le tri entre les parties importantes de l'histoire et les détails secondaires qu'on peut élaguer. Loin de rendre cette notion moins pertinente, cela fait de l'histoire une sorte de témoin expérimental de ce qu'une personne a saisi comme important dans le déroulement du récit.
La subjectivité de l'histoire pourrait amener deux personnes distinctes à produire pour un même récit deux histoires radicalement différentes. Par exemple, l'épisode de l'Odyssée où Ulysse rencontre et bat le cyclope peut pourrait être tout autant résumé par Ulysse rencontre et bat le cyclope ou par Ulysse est rusé, ce dernier énoncé pouvant d'ailleurs être vu comme un résumé de l'intégralité de l'Odyssée. Ces histoires différentes permettent de mettre en lumière des aspects différents du récit, et sont certainement toutes les deux sujettes à des analyses intéressantes pour elles-mêmes. Une conséquence rigolotte de ces constats, c'est qu'on pourrait considérer que la quatrième de couverture ou même le titre d'un roman sont des récits alternatifs de la même histoire !
On pourrait sûrement objecter que dans une oeuvre littéraire, tout est potentiellement signifiant et donc le seul résumé qui ne soit pas effectivement une déformation subjective du récit, c'est le récit tout entier, auquel on n'ait rien enlevé... mais c'est donc abandonner toute ambition analytique. C'est un peu comme dire que la meilleure projection cartographique possible, c'est le globe parce qu'il ne déforme rien, ce qui est à la fois parfaitement exact, factuel et inutile.
Parfois, on croirait presque que ce blog est écrit par un mathématicien.
Si je m'étends autant sur l'idée des différents résumés possibles, c'est parce qu'elle va m'être bien utile pour répondre à la question posée dans le titre de cet article : Comment peut-on dire que deux récits racontent la même histoire ? En effet, un intérêt de la distinction entre les deux notions est de permettre de voir deux récits différents comme basés sur une même histoire. Par exemple, cette vidéo de la série Le boloss des belles lettres, mettant en scène Jean Rochefort racontant Madame Bovary avec un langage djeuns et actuel raconterait la même histoire que le roman de Flaubert.
Mais le critère permettant de l'affirmer n'est pas clair. Comme me l'a fait remarquer Victor Féasson, elle semble faire appel à une sorte d'histoire idéale qui appartiendrait au monde des idées, dans un sens platonicien, et dont les récits ne seraient en quelque sorte que des projections dans le monde réel, des transmissions à travers un langage humain. Ce n'est pas très convainquant. Ici, je propose donc deux critères qui sont ceux que j'utilise (ou pense utiliser) quand je dis que tel et tel récit racontent la même histoire,
Il s'agit de dire qu'un ensemble de critères sociaux liés à nos mécanismes (construits) d'interprétation nous poussent, venant d'une société donnée et ayant certaines compétences culturelles données, à considérer deux récits comme provenant de la même histoire. Un cas très simple et factuel, c'est quand deux récits sont connectés par des entités (personnages, lieux) nommés de la même façon, constituant donc un réseau d'indices permettant d'identifier les deux oeuvres. Dans la vidéo du boloss des belles lettres, il s'agit évidemment du fait que Jean Rochefort parle de l'histoire de Madame Bovary (même nom que dans le roman de Flaubert) et qu'on peut identifier quelques faits communs (elle se marie, elle a des amants, elle meurt). Ca commence dès le paratexte, puisque la vidéo nous dit qu'il sera question de Madame Bovary.
Si on veut être extrêmement rigoureux et ne jamais faire intervenir sa propre intuition, on peut refuser d'admettre que ces faits soient effectivement les mêmes puisqu'ils ne sont pas formulés de la même façon. Mais cela reste vrai pour les sujets qui identifient des histoires, et cela revient surtout à dire que déterminer précisément les critères qui font que ces faits sont identifiés et sont considérés comme suffisants pour rapprocher deux histoires est en soi le travail de l'anthropologue. Le critère est l'objet étudié et le but de l'analyse est de faire émerger les conditions sociologiques et les mécanismes d'interprétation qui poussent une certaine personne à voir ou non deux récits comme relevant de la même histoire, pour une personne donnée, selon son milieu sociologique, ses expériences, etc.
Le critère qui émerge n'a donc évidemment aucun caractère universel inné, et il s'agit moins de savoir si l'histoire de Jean Rochefort est bien celle du livre de Flaubert que de chercher qui reconnaît cette identification ou la rejette et quels mécanismes justifient cette identité ou ce rejet.
Bon, j'avoue la supercherie : dans cette partie je promettais un critère et je ne donne finalement que les idées qui permettraient après beaucoup d'études sociologiques, anthropologiques et herméneutiques de construire des critères. J'ai bien peur, en plus, que la partie suivante soit du même acabit ; si vous voulez mieux, payez-moi un emploi à plein temps dans une université de sciences humaines !
En attendant, il ne me reste plus qu'à souhaiter que ce genre de discussions ait quand même une valeur en soi pour vous. C'est d'ailleurs, à la réflexion, une caractéristique assez générale de ce blog. (Et c'est aussi l'occasion de constater que j'ai emprunté à Genette pas seulement quelques définitions de narratologie mais aussi une certaine tendance à la digression...)
On pourrait construire non pas le mais les résumés d'un texte avec l'algorithme suivant :
0) soit T le texte intégral à résumer et F un ensemble de transformations possibles, agissant disons à l'échelle des phrases, qui réduisent la longueur du texte : supprimer un mot, comme un adjectif, ou carrément supprimer une proposition, voire toute la phrase, l'essentiel étant de laisser à chaque étape des phrases sémantiquement viables ;
1) pour chaque transformation f dans F qui peut effectivement lui être appliquée, je constitue le texte f(T) qui est un peu plus court que T ; j'obtiens ainsi un ensemble de textes, qu'on pourrait encore noter F(T) ;
2) pour chaque texte T' dans F(T), je peux constituer l'ensemble des textes construits à partir de T' à l'aide d'une des transformations de F, c'est-à-dire l'ensemble des textes de la forme f(T). On peut noter le (gros) ensemble ainsi créé F(F(T)) ; si on fait en sorte que F contienne la transformation identité, celle qui ne change rien (notée i, c'est celle qui fait i(T)=T), alors F(F(T)) contient bien une copie de F(T), donc c'est un ensemble plus gros que F(T).
3) on prend cet ensemble et on retourne en 2) jusqu'à ce que l'application de F ne change plus rien à F(T). Ce moment existe forcément puisque chaque opération diminue ou conserve les textes ; je vous laisse y réfléchir un peu.
Le résultat final, c'est un très gros ensemble - appelons-le R[F](T) comme Résumés - de textes qui sont tous des "résumés" de T, et qui est de la forme F(F( ..... F(T) ...)) avec un nombre fini mais inconnu à l'avance de parenthèses. Les plus gros textes contenus dans R sont T lui-même, puis des version de T où tout est conservé sauf un mot, puis des version où tout T est conservé sauf deux mots, etc. et ce jusqu'aux plus petits textes qui sont des mots isolés. Attention, pas n'importe quels mots : l'exigence de contenus sémantiquement viables implique que des noms seuls soient acceptables (ce sont des phrases nominales, comme Ruse) mais un mot de liaison seul comme de ne peut pas être contenu dans R[F](T) car, n'étant pas sémantiquement viable, il ne peut pas apparaître.
Cette construction appelle à un certain nombre d'objections ; la plus forte à mon sens c'est cette notion de sémantiquement viable comme si cette notion était bien définie, avec des phrases correctes et des phrases fausses, ce qui ne relève pas de l'usage concret de la langue. Il faudrait donc fixer une fois pour toutes ce qu'on considère comme une grammaire valide de la langue française, ce qui est normatif et arbitraire. Ceci dit, ça ne bloque pas l'algorithme qui reste capable de réduire de telles phrases en contenus sémantiquement viables (par exemple en les supprimant complètement). Du reste, je ne crois pas que ça rendrait le résultat vraiment inexploitable, étant donné que la langue écrite dans un vaste pan de la littérature est quand même concrètement et généralement très proche de la grammaire institutionnelle de son époque. D'accord, on ne pourrait rien faire avec les poèmes de Cummings, mais tant pis.
Il y a d'autres objections d'ordre technique, comme la façon de choisir les transformations F (on en rediscute un peu plus tard) ou la complexité calculatoire ahurissante de l'algorithme dès l'instant où F est un peu grand, qui le rend complètement inapplicable à des textes longs. Si on voulait le coder il faudrait sans doute se limiter à des textes de quelques phrases, ou trouver une façon de ne considérer à chaque étape qu'un petit nombre de transformations F en se faisant une idée a priori de quelles réductions sont plus pertinentes que d'autres. Cela réintroduit un critère intuitif et subjectif dans la construction, mais à ce stade c'est certainement salutaire si on veut pouvoir faire des calculs concrets. Plus concrètement, si on estime que l'algorithme agit phrase par phrase comme je l'ai décrit (ce qui peut être une limite), on peut plutôt l'appliquer indépendamment à chaque phrase - ce qui est computationnellement raisonnable - et réfléchir ensuite à la façon de combiner des phrases pour former l'ensemble de textes F(T).
Maintenant qu'on a une construction d'un ensemble des résumés possibles d'un texte, il ne reste plus qu'à voir ce qui se passe quand on compare l'ensemble des résumés de deux textes différents qu'on veut comparer à un niveau narratif. Pour la simplicité, je vais continuer l'exemple de Madame Bovary même si je la comparais à une vidéo qui n'est pas un texte écrit ; on va donc imaginer travailler avec non pas la vidéo de Jean Rochefort mais une transcription textuelle de ce qu'il dit dedans.
Si B0 désigne le texte de Madame Bovary écrit par Flaubert, et B1 la transcription du texte de Jean Rochefort, alors on pourrait comparer R[F](B0) et R[F](B1). Plus il existe de phrases communes à l'un et l'autre, plus on concluera à la similarité entre les textes. Je peux transformer cette quantité en une mesure par exemple entre 0% et 100%, en regardant le ratio entre les cardinaux :
Je suis conscient que cette mesure répond très imparfaitement à la question originelle. Je pense qu'on peut l'arranger sur énormément d'aspects techniques jusqu'à obtenir quelque chose de vraiment exploitable, mais ça n'aurait pas de sens de brasser en détail les réponses possibles aux objections. Voici quand même quelques pistes :
+ il faudrait élargir le set des transformations F à plus que des suppressions de mots ou groupes de mots, pour rendre compte de la synonymie, ou alors lemmatiser les mots lexicaux en mettant dans la même classe les synonymes avérés. Cela permettrait à l'algo de comprendre que le mot "go" dans B1 est équivalent au mot "femme" dans B0. Si on choisit la solution qui n'identifie pas les synonymes, il y a un risque que l'algorithme ne finisse jamais (car remplacer finir par mettre fin à augmente le nombre de mots, et la propriété de finitude qui était claire devient incertaine). Cela implique aussi de choisir un moyen de reconnaître des relations de synonymie...
+ il y a en fait tout un tas d'autres reformulations qui seraient pertinentes à intégrer à F, comme pouvoir dériver l'équivalence entre elle se fait chier et l'ennui la dévorait. Mais ça rend les choses très compliquées et on peut se dire que l'outil précédent, bien qu'il perde de l'information, peut déjà être assez performant pour faire des comparaisons (c'est-à-dire que les différences relatives entre les ratios de plusieurs comparaisons importent plus que la valeur concrète des ratios).
Revenons à des interrogations plus riches de sens, maintenant.
A défaut d'avoir proposé une méthode facilement implémentable, j'ai surtout voulu ici donner l'intuition générale que j'entends quand je parle de vérifier méthodiquement si deux récits relèvent de la même histoire. Un tel outil ne se substitue jamais à la pensée, mais il l'étaye ; il faut s'attendre à des "bugs" sous la forme de récits apparemment proches que l'outil n'arrive pas du tout à rapprocher, mais il pourrait être mis en perspective avec une analyse plus sociologique/herméneutique pour regarder la corrélation entre récits identifiés ou non et proportion de cohérence entre les ensembles de résumés des textes.
Quand je parlerai d'histoire(s) et de récit, je le dirai donc en sous-entendant les difficultés inhérentes à la notion d'histoire(s) et les possibilités ci-dessus de constituer quand même des histoires à partir d'un récit, quitte à ce que ces considérations distancient d'autant plus ma notion d'histoire de celle de Genette. Les choses qui m'intéressent vraiment, c'est paradoxalement plutôt la partie herméneutique qui promet de trouver dans les mécanismes d'interprétation des révélateurs certes sociologiques, mais aussi esthétiques, philosophiques, poétiques... et constituant des construction de sens non évidentes qui sont, à mon sens, des formes d'art.
Il paraît que c'est Deleuzien, mais ce sera pour une autre fois.
Je ne conseille la deuxième partie de cet article à personne, sauf peut-être Valentin, une certaine Marine qui se reconnaîtra et des mathématicien-nes ou linguistes de tout bord. D'éventuels autres articles avec ce genre de restriction porteront comme celui-ci le titre de "Solipsismes" pour indiquer essentiellement que j'écris pour écrire, pour organiser mes idées et les fixer clairement, et pas nécessairement pour être lu, sans pour autant en fermer la possibilité.
Ceci est un article de narratologie non connecté au jeu de rôle. Il s'agit de revenir sur cette distinction entre récit et histoire, séparés par une tension très fertile. Les définitions que j'utilise ici sont par défaut celles de Genette telles que je les comprends et que je les ai légèrement réinterprétées. Pour rappel donc,
+ le récit est le texte même de l'oeuvre littéraire, la suite des mots dont il est constitué, ordonnés par un certain agencement typographique. C'est le signifiant de l'oeuvre littéraire et il existe objectivement.
+ l'histoire est la suite des événements fictionnels qui se déroulent dans le récit. On peut par convention les remettre dans un ordre chronologique. Contrairement au récit, l'histoire est un objet éminemment subjectif, puisqu'il suppose un sujet qui fait le tri entre les parties importantes de l'histoire et les détails secondaires qu'on peut élaguer. Loin de rendre cette notion moins pertinente, cela fait de l'histoire une sorte de témoin expérimental de ce qu'une personne a saisi comme important dans le déroulement du récit.
La subjectivité de l'histoire pourrait amener deux personnes distinctes à produire pour un même récit deux histoires radicalement différentes. Par exemple, l'épisode de l'Odyssée où Ulysse rencontre et bat le cyclope peut pourrait être tout autant résumé par Ulysse rencontre et bat le cyclope ou par Ulysse est rusé, ce dernier énoncé pouvant d'ailleurs être vu comme un résumé de l'intégralité de l'Odyssée. Ces histoires différentes permettent de mettre en lumière des aspects différents du récit, et sont certainement toutes les deux sujettes à des analyses intéressantes pour elles-mêmes. Une conséquence rigolotte de ces constats, c'est qu'on pourrait considérer que la quatrième de couverture ou même le titre d'un roman sont des récits alternatifs de la même histoire !
On pourrait sûrement objecter que dans une oeuvre littéraire, tout est potentiellement signifiant et donc le seul résumé qui ne soit pas effectivement une déformation subjective du récit, c'est le récit tout entier, auquel on n'ait rien enlevé... mais c'est donc abandonner toute ambition analytique. C'est un peu comme dire que la meilleure projection cartographique possible, c'est le globe parce qu'il ne déforme rien, ce qui est à la fois parfaitement exact, factuel et inutile.
Parfois, on croirait presque que ce blog est écrit par un mathématicien.
Si je m'étends autant sur l'idée des différents résumés possibles, c'est parce qu'elle va m'être bien utile pour répondre à la question posée dans le titre de cet article : Comment peut-on dire que deux récits racontent la même histoire ? En effet, un intérêt de la distinction entre les deux notions est de permettre de voir deux récits différents comme basés sur une même histoire. Par exemple, cette vidéo de la série Le boloss des belles lettres, mettant en scène Jean Rochefort racontant Madame Bovary avec un langage djeuns et actuel raconterait la même histoire que le roman de Flaubert.
Mais le critère permettant de l'affirmer n'est pas clair. Comme me l'a fait remarquer Victor Féasson, elle semble faire appel à une sorte d'histoire idéale qui appartiendrait au monde des idées, dans un sens platonicien, et dont les récits ne seraient en quelque sorte que des projections dans le monde réel, des transmissions à travers un langage humain. Ce n'est pas très convainquant. Ici, je propose donc deux critères qui sont ceux que j'utilise (ou pense utiliser) quand je dis que tel et tel récit racontent la même histoire,
Critère sociologique/herméneutique
Le premier n'est pas très compliqué à énoncer, mais sûrement pénible à formaliser. Je ne vais pas m'y étendre parce que je n'en n'ai pas les compétences, mais il me semble simplement trop gros pour être éludé.Il s'agit de dire qu'un ensemble de critères sociaux liés à nos mécanismes (construits) d'interprétation nous poussent, venant d'une société donnée et ayant certaines compétences culturelles données, à considérer deux récits comme provenant de la même histoire. Un cas très simple et factuel, c'est quand deux récits sont connectés par des entités (personnages, lieux) nommés de la même façon, constituant donc un réseau d'indices permettant d'identifier les deux oeuvres. Dans la vidéo du boloss des belles lettres, il s'agit évidemment du fait que Jean Rochefort parle de l'histoire de Madame Bovary (même nom que dans le roman de Flaubert) et qu'on peut identifier quelques faits communs (elle se marie, elle a des amants, elle meurt). Ca commence dès le paratexte, puisque la vidéo nous dit qu'il sera question de Madame Bovary.
Si on veut être extrêmement rigoureux et ne jamais faire intervenir sa propre intuition, on peut refuser d'admettre que ces faits soient effectivement les mêmes puisqu'ils ne sont pas formulés de la même façon. Mais cela reste vrai pour les sujets qui identifient des histoires, et cela revient surtout à dire que déterminer précisément les critères qui font que ces faits sont identifiés et sont considérés comme suffisants pour rapprocher deux histoires est en soi le travail de l'anthropologue. Le critère est l'objet étudié et le but de l'analyse est de faire émerger les conditions sociologiques et les mécanismes d'interprétation qui poussent une certaine personne à voir ou non deux récits comme relevant de la même histoire, pour une personne donnée, selon son milieu sociologique, ses expériences, etc.
Le critère qui émerge n'a donc évidemment aucun caractère universel inné, et il s'agit moins de savoir si l'histoire de Jean Rochefort est bien celle du livre de Flaubert que de chercher qui reconnaît cette identification ou la rejette et quels mécanismes justifient cette identité ou ce rejet.
Bon, j'avoue la supercherie : dans cette partie je promettais un critère et je ne donne finalement que les idées qui permettraient après beaucoup d'études sociologiques, anthropologiques et herméneutiques de construire des critères. J'ai bien peur, en plus, que la partie suivante soit du même acabit ; si vous voulez mieux, payez-moi un emploi à plein temps dans une université de sciences humaines !
En attendant, il ne me reste plus qu'à souhaiter que ce genre de discussions ait quand même une valeur en soi pour vous. C'est d'ailleurs, à la réflexion, une caractéristique assez générale de ce blog. (Et c'est aussi l'occasion de constater que j'ai emprunté à Genette pas seulement quelques définitions de narratologie mais aussi une certaine tendance à la digression...)
2 Critère linguistique/textuel
Voici quelques idées pour construire un outil objectif qui déterminerait une sorte de degré de proximité entre deux récits. Attention, il s'agit de construire un outil qui vérifie objectivement un critère, pas qui vérifie objectivement que deux textes sont les récits d'une même histoire. Si on poussait tout ça jusqu'au bout, on pourrait imaginer donner à une machine deux textes à manger et en ressortir un chiffre, une distance comme un pourcentage qui dirait si deux textes racontent plus ou moins la même histoire. Les calculs de distances entre textes sont d'ailleurs sujets à un paquet de publications académiques en linguistique informatique, que je connais très mal, mais je ne suis pas sûr qu'il en existe qui se pose effectivement la question de l'histoire et du contenu narratif - mais plutôt du style du vocabulaire, etc.On pourrait construire non pas le mais les résumés d'un texte avec l'algorithme suivant :
0) soit T le texte intégral à résumer et F un ensemble de transformations possibles, agissant disons à l'échelle des phrases, qui réduisent la longueur du texte : supprimer un mot, comme un adjectif, ou carrément supprimer une proposition, voire toute la phrase, l'essentiel étant de laisser à chaque étape des phrases sémantiquement viables ;
1) pour chaque transformation f dans F qui peut effectivement lui être appliquée, je constitue le texte f(T) qui est un peu plus court que T ; j'obtiens ainsi un ensemble de textes, qu'on pourrait encore noter F(T) ;
2) pour chaque texte T' dans F(T), je peux constituer l'ensemble des textes construits à partir de T' à l'aide d'une des transformations de F, c'est-à-dire l'ensemble des textes de la forme f(T). On peut noter le (gros) ensemble ainsi créé F(F(T)) ; si on fait en sorte que F contienne la transformation identité, celle qui ne change rien (notée i, c'est celle qui fait i(T)=T), alors F(F(T)) contient bien une copie de F(T), donc c'est un ensemble plus gros que F(T).
3) on prend cet ensemble et on retourne en 2) jusqu'à ce que l'application de F ne change plus rien à F(T). Ce moment existe forcément puisque chaque opération diminue ou conserve les textes ; je vous laisse y réfléchir un peu.
Le résultat final, c'est un très gros ensemble - appelons-le R[F](T) comme Résumés - de textes qui sont tous des "résumés" de T, et qui est de la forme F(F( ..... F(T) ...)) avec un nombre fini mais inconnu à l'avance de parenthèses. Les plus gros textes contenus dans R sont T lui-même, puis des version de T où tout est conservé sauf un mot, puis des version où tout T est conservé sauf deux mots, etc. et ce jusqu'aux plus petits textes qui sont des mots isolés. Attention, pas n'importe quels mots : l'exigence de contenus sémantiquement viables implique que des noms seuls soient acceptables (ce sont des phrases nominales, comme Ruse) mais un mot de liaison seul comme de ne peut pas être contenu dans R[F](T) car, n'étant pas sémantiquement viable, il ne peut pas apparaître.
Cette construction appelle à un certain nombre d'objections ; la plus forte à mon sens c'est cette notion de sémantiquement viable comme si cette notion était bien définie, avec des phrases correctes et des phrases fausses, ce qui ne relève pas de l'usage concret de la langue. Il faudrait donc fixer une fois pour toutes ce qu'on considère comme une grammaire valide de la langue française, ce qui est normatif et arbitraire. Ceci dit, ça ne bloque pas l'algorithme qui reste capable de réduire de telles phrases en contenus sémantiquement viables (par exemple en les supprimant complètement). Du reste, je ne crois pas que ça rendrait le résultat vraiment inexploitable, étant donné que la langue écrite dans un vaste pan de la littérature est quand même concrètement et généralement très proche de la grammaire institutionnelle de son époque. D'accord, on ne pourrait rien faire avec les poèmes de Cummings, mais tant pis.
Il y a d'autres objections d'ordre technique, comme la façon de choisir les transformations F (on en rediscute un peu plus tard) ou la complexité calculatoire ahurissante de l'algorithme dès l'instant où F est un peu grand, qui le rend complètement inapplicable à des textes longs. Si on voulait le coder il faudrait sans doute se limiter à des textes de quelques phrases, ou trouver une façon de ne considérer à chaque étape qu'un petit nombre de transformations F en se faisant une idée a priori de quelles réductions sont plus pertinentes que d'autres. Cela réintroduit un critère intuitif et subjectif dans la construction, mais à ce stade c'est certainement salutaire si on veut pouvoir faire des calculs concrets. Plus concrètement, si on estime que l'algorithme agit phrase par phrase comme je l'ai décrit (ce qui peut être une limite), on peut plutôt l'appliquer indépendamment à chaque phrase - ce qui est computationnellement raisonnable - et réfléchir ensuite à la façon de combiner des phrases pour former l'ensemble de textes F(T).
Maintenant qu'on a une construction d'un ensemble des résumés possibles d'un texte, il ne reste plus qu'à voir ce qui se passe quand on compare l'ensemble des résumés de deux textes différents qu'on veut comparer à un niveau narratif. Pour la simplicité, je vais continuer l'exemple de Madame Bovary même si je la comparais à une vidéo qui n'est pas un texte écrit ; on va donc imaginer travailler avec non pas la vidéo de Jean Rochefort mais une transcription textuelle de ce qu'il dit dedans.
Si B0 désigne le texte de Madame Bovary écrit par Flaubert, et B1 la transcription du texte de Jean Rochefort, alors on pourrait comparer R[F](B0) et R[F](B1). Plus il existe de phrases communes à l'un et l'autre, plus on concluera à la similarité entre les textes. Je peux transformer cette quantité en une mesure par exemple entre 0% et 100%, en regardant le ratio entre les cardinaux :
#{ R[F](B0)∩ R[F](B1) } / #R[F](B0)qui est la proportion de résumés de B0 communs à B1. On peut de même regarder la proportion de résumés de B1 communs à B0, qui peut être très différente en général (si un texte est très long, c'est intuitif qu'énormément de résumés ne peuvent pas être communs à l'autre texte puisqu'ils seront plus longs que l'autre texte entier ; c'est le cas ici). Intuitivement, si on fait cette comparaison avec deux fois le même texte, on trouve 100% dans les deux calculs.
Je suis conscient que cette mesure répond très imparfaitement à la question originelle. Je pense qu'on peut l'arranger sur énormément d'aspects techniques jusqu'à obtenir quelque chose de vraiment exploitable, mais ça n'aurait pas de sens de brasser en détail les réponses possibles aux objections. Voici quand même quelques pistes :
+ il faudrait élargir le set des transformations F à plus que des suppressions de mots ou groupes de mots, pour rendre compte de la synonymie, ou alors lemmatiser les mots lexicaux en mettant dans la même classe les synonymes avérés. Cela permettrait à l'algo de comprendre que le mot "go" dans B1 est équivalent au mot "femme" dans B0. Si on choisit la solution qui n'identifie pas les synonymes, il y a un risque que l'algorithme ne finisse jamais (car remplacer finir par mettre fin à augmente le nombre de mots, et la propriété de finitude qui était claire devient incertaine). Cela implique aussi de choisir un moyen de reconnaître des relations de synonymie...
+ il y a en fait tout un tas d'autres reformulations qui seraient pertinentes à intégrer à F, comme pouvoir dériver l'équivalence entre elle se fait chier et l'ennui la dévorait. Mais ça rend les choses très compliquées et on peut se dire que l'outil précédent, bien qu'il perde de l'information, peut déjà être assez performant pour faire des comparaisons (c'est-à-dire que les différences relatives entre les ratios de plusieurs comparaisons importent plus que la valeur concrète des ratios).
Revenons à des interrogations plus riches de sens, maintenant.
A défaut d'avoir proposé une méthode facilement implémentable, j'ai surtout voulu ici donner l'intuition générale que j'entends quand je parle de vérifier méthodiquement si deux récits relèvent de la même histoire. Un tel outil ne se substitue jamais à la pensée, mais il l'étaye ; il faut s'attendre à des "bugs" sous la forme de récits apparemment proches que l'outil n'arrive pas du tout à rapprocher, mais il pourrait être mis en perspective avec une analyse plus sociologique/herméneutique pour regarder la corrélation entre récits identifiés ou non et proportion de cohérence entre les ensembles de résumés des textes.
Quand je parlerai d'histoire(s) et de récit, je le dirai donc en sous-entendant les difficultés inhérentes à la notion d'histoire(s) et les possibilités ci-dessus de constituer quand même des histoires à partir d'un récit, quitte à ce que ces considérations distancient d'autant plus ma notion d'histoire de celle de Genette. Les choses qui m'intéressent vraiment, c'est paradoxalement plutôt la partie herméneutique qui promet de trouver dans les mécanismes d'interprétation des révélateurs certes sociologiques, mais aussi esthétiques, philosophiques, poétiques... et constituant des construction de sens non évidentes qui sont, à mon sens, des formes d'art.
Il paraît que c'est Deleuzien, mais ce sera pour une autre fois.
Et si on jouait... (18)
...les écrasantes angoisses cosmiques et les réflexions d'êtres vivant dans un futur très, très, très, très, très, très, très lointain, qui se retrouvent confrontés à ces sujets malaisants mais tellement éloignés de nous qu'ils nous semblent irréels, comme la mort du Soleil et de l'univers entier ?
J'ai récemment découvert la chaîne youtube Kurzgesagt qui publie de courtes vidéos de vulgarisation scientifique, dont certaines - savamment regroupées dans une playlist bien nommée Existential Crisis playlist - présentent avec une infographie sympathique et une voix off un peu sarcastique quelques perspectives assez effrayantes issues de l'astrophysique. Il y a une sorte de fascination malsaine à se confronter à des idées comme celle de la mort de toutes les étoiles, l'idée qu'il devrait exister un jour une date qui serait celle de la fin de la dernière étoile, et donc que le cosmos deviendrait complètement sombre. C'est mentionné à la fin de celle-ci notamment et on trouve sur la chaîne toutes sortes d'autres joyeusetés. Par exemple, l'idée qu'une réaction en chaîne complètement absconse ayant pour objective de... détruire les lois de la physique pourrait naître à l'autre bout de la galaxie sans qu'on n'y puisse rien et grossir jusqu'à faire disparaître la Terre instantanément avant que l'on ne s'en rende compte. Je ne sais pas quel degré de sérieux peut être attribué à ces travaux mais je trouve l'esthétique dévorante qu'ils inspirent particulièrement plaisante pour elle-même.
Encore une pour la route ? Celle-ci résume quelques jolies angoisses et termine sur une note nettement plus positive, qui explique la philosophie et en quelque sorte la raison d'être de la chaîne.
Imaginons un futur extrêmement lointain. Des êtres humains, ou leurs successeurs plus évolués, vivent avec une technologie parfaitement autosuffisante. Un pilote de vaisseau spatial peut régénérer son corps à l'infini, recharger ses batteries grâce à la lumière solaire, transformer n'importe quelle matière en n'importe quelle autre à l'aide d'un convertisseur universel et donc se sustenter où qu'il soit en transmutant des débris stellaires. De plus, ils peuvent ralentir leur perception du temps ou se cryogéniser et laisser l'ordinateur de bord voyager de lui-même. S'il faut un million d'années pour atteindre l'étoile la plus proche, eh bien, soit. Enfin, toutes les planètes sur lesquelles se trouvaient la vie, les usines, les moyens de production, tout a disparu dans une faille de vacuum decay. Il ne reste plus qu'une centaine de pilotes humains en vie, capables de vivre de façon autonome et indéfinie, capables de voyager où ils veulent. Disons en plus que toute reproduction est impossible.
Que feriez-vous ?
Jouons la confrontation permanente de ces personnages à un cosmos qui a pendant un temps été leur motivation vitale (ils sont devenus pilotes indépendants pour une raison !) et capables à l'envi d'explorer les mystères les plus incroyables de l'univers - observer de près une étoile à neutrons, une supernova, un trou noir... et la mort même de l'univers. L'esprit face à la pure beauté hors norme du cosmos est un thème que j'avais déjà voulu aborder dans le dixième billet de cette série, et qui revient me fasciner périodiquement.
Ou, plutôt que de jouer l'intériorité d'êtres tellement loin de nous, jouons à travers ces histoires à construire et explorer nos propres angoisses astrophysiques, pour le plaisir dérangeant qu'elles nous procurent.
J'ai récemment découvert la chaîne youtube Kurzgesagt qui publie de courtes vidéos de vulgarisation scientifique, dont certaines - savamment regroupées dans une playlist bien nommée Existential Crisis playlist - présentent avec une infographie sympathique et une voix off un peu sarcastique quelques perspectives assez effrayantes issues de l'astrophysique. Il y a une sorte de fascination malsaine à se confronter à des idées comme celle de la mort de toutes les étoiles, l'idée qu'il devrait exister un jour une date qui serait celle de la fin de la dernière étoile, et donc que le cosmos deviendrait complètement sombre. C'est mentionné à la fin de celle-ci notamment et on trouve sur la chaîne toutes sortes d'autres joyeusetés. Par exemple, l'idée qu'une réaction en chaîne complètement absconse ayant pour objective de... détruire les lois de la physique pourrait naître à l'autre bout de la galaxie sans qu'on n'y puisse rien et grossir jusqu'à faire disparaître la Terre instantanément avant que l'on ne s'en rende compte. Je ne sais pas quel degré de sérieux peut être attribué à ces travaux mais je trouve l'esthétique dévorante qu'ils inspirent particulièrement plaisante pour elle-même.
Encore une pour la route ? Celle-ci résume quelques jolies angoisses et termine sur une note nettement plus positive, qui explique la philosophie et en quelque sorte la raison d'être de la chaîne.
Imaginons un futur extrêmement lointain. Des êtres humains, ou leurs successeurs plus évolués, vivent avec une technologie parfaitement autosuffisante. Un pilote de vaisseau spatial peut régénérer son corps à l'infini, recharger ses batteries grâce à la lumière solaire, transformer n'importe quelle matière en n'importe quelle autre à l'aide d'un convertisseur universel et donc se sustenter où qu'il soit en transmutant des débris stellaires. De plus, ils peuvent ralentir leur perception du temps ou se cryogéniser et laisser l'ordinateur de bord voyager de lui-même. S'il faut un million d'années pour atteindre l'étoile la plus proche, eh bien, soit. Enfin, toutes les planètes sur lesquelles se trouvaient la vie, les usines, les moyens de production, tout a disparu dans une faille de vacuum decay. Il ne reste plus qu'une centaine de pilotes humains en vie, capables de vivre de façon autonome et indéfinie, capables de voyager où ils veulent. Disons en plus que toute reproduction est impossible.
Que feriez-vous ?
Jouons la confrontation permanente de ces personnages à un cosmos qui a pendant un temps été leur motivation vitale (ils sont devenus pilotes indépendants pour une raison !) et capables à l'envi d'explorer les mystères les plus incroyables de l'univers - observer de près une étoile à neutrons, une supernova, un trou noir... et la mort même de l'univers. L'esprit face à la pure beauté hors norme du cosmos est un thème que j'avais déjà voulu aborder dans le dixième billet de cette série, et qui revient me fasciner périodiquement.
Ou, plutôt que de jouer l'intériorité d'êtres tellement loin de nous, jouons à travers ces histoires à construire et explorer nos propres angoisses astrophysiques, pour le plaisir dérangeant qu'elles nous procurent.
Pour un décentrement du récit dans la narratologie vidéoludique
Note préliminaire. Bien que cet article cite Coralie David et
l'intercréativité, il ne concerne pas directement le JDR mais les jeux
vidéo, une première sur ce blog. Il s'agit d'un petit écart momentané
que j'avais envie de faire depuis un bout de temps. Ce texte n'a pas de prétention universitaire sérieuse.
Un peu hasardeusement, je me suis retrouvé à assister lundi à une journée d'étude d'ICAR à l'ENS Lyon, qui se donnait pour sujet les pratiques du jeu vidéo, et vendredi à une séance du séminaire Jeu & littérature de l'équipe Marges de l'université Lyon 3, qui aborde surtout le jeu sous l'angle des game studies et donc du jeu vidéo. La journée d'ICAR, organisée par Isabel Colón de Carvajal et Heike Baldauf-Quilliatre, portait surtout sur des analyses très concrètes de séquences de jeu filmées, grâce notamment à des analyses conversationnelles multimodales - appartenant donc plutôt à l'anthropologie - à l'exception d'une intervention d'un masterant, Thomas Brunel, qui proposait un commentaire narratologique de Skyrim sur la base des témoignages d'un joueur, intervention qui est celle qui retient mon attention aujourd'hui. Celle de Marge consistait en une lecture croisée de l'article de Henry Jenkins (2002) par quatre masterant-e-s, qui est une bonne base très accessible pour penser quelques problèmes des applications de la narratologie aux JV et que je vais utiliser dans la suite.
Disclaimer : je connais mal les game studies, la narratologie, Eco, Genette... je ne suis pas littéraire de formation et je n'ai donc pas la légitimité académique ou les références qui me permettraient de concrétiser plus avant ces quelques réflexions éparses, qui contiennent donc probablement une bonne dose d'approximation. J'aimerais juste proposer quelques pistes qui me semblent pertinentes.
Je ne vais pas revenir sur le vieux débat entre narratologues et ludologues, partisans respectivement d'un JV épuré de toute narration ou au contraire vu comme média narratif en puissance, qui a sans doute été formateur dans les années 90 mais ne demande qu'à être dépassé maintenant. Je veux me centrer sur une notion spécifique au coeur du débat, celle de récit, c'est-à-dire le résultat concret de la narration, l'objet étudié ; il s'oppose à l'histoire qui serait la suite des événements du récit, qui relèvent donc d'une abstraction (ayant lu le livre, j'en reconstitue l'histoire). La distinction entre les deux est rendue évidente par les questions de chronologie : un récit peut par exemple se déployer avec des flashbacks, des flash-forwards, bref dans un désordre chronologique... alors que l'histoire, étant constituée des faits dans l'ordre, serait par définition chronologique. Un autre point de distinction évident, et peut-être encore plus clair, c'est qu'on peut faire plusieurs récits d'une même histoire ; par exemple le Sacré Graal des Monty Python est un récit de l'histoire de la quête du Graal par le roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde, au même titre que celui de Chrétien de Troyes. Il n'est pas trop tôt pour dire que l'histoire est donc un produit subjectif, une sorte de résumé qui suppose qu'un sujet différencie des événements importants et des détails annexes ; cette difficulté peut rendre la notion d'histoire délicate à manier dans certains cas mais elle ne nous souciera pas du tout dans la suite.
Ce que l'article de Jenkins me semble mettre en évidence, c'est l'incapacité de la notion traditionnelle de récit à expliquer les formes narratives que présente le JV. Certes, il y a bien des jeux qui se laissent appréhender sous l'angle d'une histoire unique, dont un récit est fait en premier lieu à travers des cinématiques, dialogues, etc. qui empruntent leurs codes à la littérature ou au cinéma par exemple, quitte à mettre entre parenthèses de longs moments de jeu considérés comme "purement ludiques" et non-narratifs. Mais il y a tellement de matière narrative dans les jeux qui échappe à ce spectre, et elle semble échouer à attraper l'interactivité qui fonde la spécificité vidéoludique. Abandonnant le récit comme quelque chose entièrement contrôlé par l'auteurice, et linéaire - la littérature et le cinéma sont des média principalement linéaires, en ce qu'ils se consomment du début à la fin, suivant un unique cheminement (j'exclus la littérature hypertextuelle), contrairement aux jeux - Jenkins propose de retrouver le récit dans la spatialité, dans diverses marques de l'environnement de jeu visité, comme autant de possibilités narratives à explorer. Voir le monde de jeu comme l'expérience principale, potentiellement vectrice de narration et faite pour être explorée et découverte librement. D'où plusieurs types différents de narrations vidéoludiques centrés sur une architecture narrative, poussant à une plus forte implication du/de la joueurse, chargé de faire émerger le récit, de l'inventer, de le reconstituer... L'architecture narrative est donc une structure de contraintes et d'incitations ciselant l'espace des interprétations possibles. (En admettant le fait cocasse que le jeu vidéo le plus libre du monde s'appelle Microsoft Word, on se convainc assez bien de l'importance des diverses contraintes narratives qu'imposent un jeu donné pour obtenir des expériences satisfaisantes.)
Dans les jeux de rôles sur table, ce problème est tout aussi visible. La forme du scénario comme une histoire à peu près fixée et déroulée par un-e maître-sse du jeu à ses joueurses, telle qu'elle s'est cristallisée dans les années 90 (malgré, toujours, un certain nombre de pratiques alternatives), est jugée peu satisfaisante dès lors qu'elle restreint trop visiblement les actions de jeu. (Il y a une friction entre l'idée d'un récit qui serait contrôlé par le/la MJ et la possibilité de jouir d'une vraie agentivité, ce que le forgien Young appelle le Truc impossible avant le petit dej.) On peut faire dès lors le même constat, un peu dépassé, que celui que Jenkins associe aux anciens narratologues : l'interactivité semble agir contre la possibilité d'un récit. Mais certainement pas contre toute narrativité !
En cherchant à identifier ce qui fait la spécificité du jeu de rôle, Coralie David propose dans son article Le jeu de rôle sur table : une forme intercréative de la fiction ? (2016) la notion d'intercréativité pour désigner la façon dont le jeu se déploie. Le jeu de rôle est intercréatif en ce que chaque joueurse crée (même au sens très restreint d'incarner un personnage à l'intérieur d'un vaste système de contraintes), puis reçoit des autres une réaction qui est elle-même une création en réponse à son intervention, ce dont le JV est pour l'heure essentiellement incapable (il y a bien interaction mais pas intercréation, si on se limite aux jeux pour une seule personne en tout cas). Cette idée pousse David à abandonner la notion de récit, qui suppose une distance absente du jeu de rôle. La matière première du jeu de rôle est bien l'acte de narration, mais il n'y a pas une histoire sur laquelle on produirait un récit, ce qui demanderait de connaître déjà l'histoire ; or celle-ci n'est que la résultante a posteriori de la narration, tout comme l'histoire d'un roman n'est connue qu'à travers le récit qui, cette fois, est bien confondu avec l'acte de narrer. La spontanéité est incompatible avec le récit, mais pas avec la narration qui est en soi une performance. (Et l'histoire, puisqu'elle présuppose un sujet qui la reconstitue, amène en jeu de rôle plusieurs joueurses différent-es à tirer d'une même narration plusieurs histoires, ce que relève avec d'autres mots Romaric Briand dans le Maelström).
Si, en littérature, le récit est la matière première à partir de laquelle tous les autres organes de la narratologie se développent, en jeu de rôle c'est la narration elle-même qui remplit cette fonction. Cette affirmation appelle je crois à quelques objections d'ordre psychologique, car je trouve un certain échec aux jeux qui tentent de faire primer l'acte de narrer sur toute détermination a priori - ce qui est le cas par exemple d'Apocalypse World, et plus généralement de la ludographie de D. Vincent Baker, qui propose - pour raconter d'abord et fixer ensuite - des outils qui ne me semblent jamais fonctionner à plein régime.Mais je ferme ici cette parenthèse, pour garder juste le fait concret et mesurable que la narration, non le récit, est le moyen d'accès primaire des rôlistes à la fiction.
Quid maintenant du jeu vidéo ? Si le jeu de rôle, média ludo-narratif par excellence, peut se passer d'une théorie du récit, alors le JV pourrait bien faire de même ! Oui, mais il reste quand même que les cinématiques, les dialogues, toutes sortes de textes... se rencontrent fréquemment en JV et se laissent bien analyser par la narratologie classique. Les JV contiennent des récits classiques, ce qui empêche d'abandonner complètement la notion.
Tout le monde s'accorde à dire que Tetris ne contient pas de récit, quelle que soit la définition qu'on veuille donner à ce terme. Il ne contient pas non plus le moindre élément narratif, étant purement abstrait et n'offrant donc aucune prise interprétative fiable ; à l'inverse par exemple d'un Counter Strike qui sans prétendre à aucune narrativité se déroule au minimum dans le fantôme d'un cadre diégétique, opposant des avatars humains, porteurs d'armes à feu, les uns terroristes et les autres antiterroristes, etc. Pourtant, si je joue à Tetris et que je fais une partie qui s'avère intéressante (c'est-à-dire longue, difficile, incertaine), je peux en faire le récit : "j'étais presque mort, deux lignes à peine avant la fin, mais j'ai réussi à remonter in extremis, en jouant super bien... j'ai fini par perdre au niveau 18, mais c'est la première fois que je tiens aussi longtemps !". C'est bien que, dans la partie à laquelle je fais référence, je perçois une histoire, avec un début que j'ai clairement défini (le début de cette partie-là, le moment où j'appuie sur Start) (ce qui relève déjà, en fait, d'un choix narratif), plusieurs épisodes identifiés, etc. En fait, tout un pan du vocabulaire narratologique s'applique : il y a bien un actant (moi-même !), un enjeu (tenir longtemps pour faire un bon score)... et surtout, plus capitalement, une tension dramatique portant sur la façon incertaine dont se concluera ma partie (jusqu'où irai-je avant de perdre ?).
C'est un constat un peu banal, qui convient en fait à n'importe quel récit que l'on peut faire à quelqu'un d'autre au sujet de quelque chose qui nous est arrivé, comme quand on explique les raisons d'un retard. Tetris est le lieu où se déroulent un ensemble de faits que j'ai identifiés comme une histoire, dignes donc d'un récit futur. Mais c'est justement ce qui donne sa valeur narrative à Tetris : il est un système de contraintes favorisant l'émergence d'une suite de faits qui peut être interprétée comme une histoire. On raconte sans doute bien plus facilement les faits surprenants qui se sont déroulés pendant une partie de Tetris que pendant un trajet de métro le lundi matin. Pour qu'un trajet quotidien puisse faire l'objet d'un récit, il faut qu'il s'y soit passé quelque chose d'exceptionnel, c'est-à-dire un événement hors des effets typiques que peut produire un métro ou un bus (une déviation à cause d'un accident, par exemple) ; alors que ce que l'on raconte au sujet d'une partie de Tetris est typiquement le résultat des contraintes du jeu en ce qu'elles génèrent une mise en tension dramatique, à la fois ludique - strictement - et narrative - si je veux la percevoir comme telle.
Une bonne question, que je ne peux traiter que très allusivement, serait de chercher les signes qui encouragent l'interprétation d'une partie sous forme d'histoire. Il y a bien sûr des signes internes aux jeux, comme le score, qui appartiennent au fameux réseau de contraintes et d'incitations qui fait la substance du jeu ; ces signes intéressent en premier lieu les game-designers et sont de nature diverses : les règles elles-mêmes et leur résultante systémique, bien sûr, mais aussi les choix esthétiques ou d'interface du jeu, qui oriente leur interprétation. Mais d'autres signes externes sont aussi très importants, et pour cela il faut absolument mentionner l'importance des Let's play, relevée par l'un des intervenant du séminaire Jeu et littérature, et des streams sur les plate-formes comme Twitch. Ces deux types de contenus montrent des joueurses entrain de jouer, dont l'apport principal est de commenter leurs propres actions. Le jeu PlayerUnknown's Battleground (PUBG) (décrit dans cet article du Monde par exemple) est un bon représentant à la fois de ce phénomène actuel et de la possibilité d'un récit des faits ludiques, parce qu'il propose à la fois des situations dramatiquement riches (beaucoup d'actants, beaucoup de possibilités et de renversements envisageables) et beaucoup de moments d'inaction, donnant l'occasion au streamer de commenter sa propre partie. Comme cela a été relevé pendant le séminaire, ces commentaires relèvent moins du commentaire sportif qu'on ferait d'un match de foot (visant à interpréter une action en cours pour la décrire, la rendre intelligible et - certes - la dramatiser) que du récit, en ce qu'ils sont toujours dans un décalage temporel au moins léger avec ce qui a lieu : ou bien apportant un avis ou une interprétation sur ce qui a déjà eu lieu, ou bien anticipant ce qui pourrait avoir lieu.
Quand le jeu commenté comporte lui-même déjà un récit, comme dans l'exemple de Squeezie jouant à Enterre-moi mon amour, ce commentaire s'établit comme une méta-narration, un méta-récit. Mais qu'en est-il du streamer jouant à PUBG ou à Tetris ? Il produit un récit, simplement. Ces jeux produisent des faits en mal de récit ; je crois que le streaming, et plus généralement toute la vaste culture populaire tournant autour des jeux vidéo, nous poussent à produire en nous-même des histoires lorsque nous jouons. Les streams et les Let's play explicitent et révèlent la nature de récit potentiel de ces moments. Dans la suite, je vais appeler événements protorécitique ces faits produits par les jeux, ne constituant pas un récit mais une matière susceptible d'être saisie comme une histoire digne d'être racontée.
Dans PUBG ou Counter Strike, par opposition à Tetris, un certain nombre d'éléments figurent des choses concrètes et identifiables : des personnages humains, des armes à feu, des bâtiments... Ils aident à interpréter l'action et à la rendre lisible, et améliorent aussi la possibilité d'y plaquer une narration, mais ne suffisent pas à constituer une expérience narrative fondamentalement différente de Tetris. Ils sont à rapprocher du Monopoly décrit par Jenkins, où les éléments de cadre diégétique (jouer des investisseurs immobiliers) ne suffisent pas à effacer un ressenti d'ordre purement ludique. Ce constat pourrait reléguer mes remarques sur les événements protorécitiques à une anecdote sans lien véritable avec le contenu narratif effectif qu'une narratologie vidéoludique sérieuse devrait vouloir traiter. Une caractéristique qui me semble décourager la possibilité d'une véritable narrativité de telles expériences, outre le ressenti mesurable des joueurses, c'est le fait que ces jeux "techniques" invalident d'eux-mêmes les interprétations narratives qu'ils permettent. Par exemple, Counter Strike suggère une lutte entre terroristes et antiterroristes, mais si je coopère (au sens d'Eco) pour établir une histoire d'opération militaire, beaucoup de choses s'opposent aux conclusions interprétatives que je vais faire : souvent les personnages ne s'entraident pas, les mêmes situations sont rejouées encore et encore jusqu'à l'abstraction, rien ne vient encourager l'hypothèse d'un éventuel sens à l'action terroriste jouée, toute la jouissance est concentrée dans le fait de vaincre l'ennemi et pas de sauver un McGuffin quelconque, etc.
Pour trouver quelque chose de plus convainquant, il faut maintenant se déplacer vers des jeux qui ont bel et bien des prétentions narratives, et qui vont donc donner aux joueurses une bonne raison de chercher à narrativiser ce qui se passe. C'est dans une bonne mesure ce qui a intéressé Thomas Brunel dans The Elder Scrolls V : Skyrim, un RPG très populaire de ces dernières années. On y incarne un aventurier dans un monde typique de l'heroic-fantasy, qui peut l'explorer et y accomplir toutes sortes de choses. On peut dire de Skyrim qu'il contient des récits interactifs, sous la forme par exemple de dialogues et de quêtes à réaliser, mais la promesse de liberté que fait le jeu le pousse à ne pas prendre en charge le récit dans son intégralité : lae joueur-se est libre, et seuls des choix ponctuels lae lancent dans des moments de narration classique (c'est-à-dire discursive).
Il est évident que la narrativité de Skyrim ne se réduit pas à ces instants somme toute relativement cloisonnés (les dialogues ont bien des arbres de décision, mais les choix n'ont pas beaucoup de richesse). Voyager d'une ville à une autre, en se confrontant donc à la possibilité d'une attaque de bandits, de trouvailles inattendues et difficultés diverses... constitue une expérience narrative hors de tout récit (dans le sens habituel ; pour Jenkins, il reste le récit issu de la narration environnementale).
Pour identifier leur valeur narrative, Brunel propose de rattacher ces moments de non-narration aux blancs qu'investit le lecteur dans le roman, en reprenant donc les théories d'Eco dans L'oeuvre ouverte et Lector in fabula. Tout comme un texte est une "machine paresseuse" qui attend de lae lecteurice une coopération active, Skyrim invite lae joueurse à investir les non-dits du jeu, à imaginer et construire une histoire là où le jeu ne propose que des récits et éléments narratifs disparates. Ce n'est pas du tout une position purement théorique : Brunel s'appuie sur le témoignage d'un joueur chevronné, qui avait imaginé son personnage comme dernier survivant d'une longue lignée glorieuse, interprétant certains actes spontanés (le meurtre accidentel d'un personnage) en leur attachant beaucoup de conséquences extra-ludiques (le personnage se lançant alors dans une longue recherche de rédemption, pour se laver du crime commis).
Cet accident spontané, interprété et réintégré dans une grande histoire (qui n'existe qu'aux yeux du joueur et ne relève pas, dans sa globalité, du seul contenu du jeu) me semble l'exemple type de la façon dont la structure d'un jeu peut encourager à narrativiser les événements protorécitiques qui s'y déroulent. Skyrim promet aux joueurses de leur fournir une expérience ludique et narrative d'aventurier dans un monde d'heroic-fantasy ; cette promesse est un point de structure, parmi tant d'autre, qui permet d'orienter lae joueurse modèle vers une façon optimale d'utiliser/interpréter le jeu, et in fine de lui donner les moyens de construire des histoires qui seront pertinentes et renforcées dans l'univers du jeu. Brunel donne l'exemple final de séquences dans lesquels le joueur expert fait attention à prendre régulièrement un repas, alors même que rien dans le jeu n'oblige l'avatar à se nourrir fréquemment. Dans un jeu comme Skyrim, il faudrait donner le nom d'événement protorécitique à beaucoup de faits, comme de simples choix personnels : utiliser telle arme plutôt que telle autre, éviter de croiser la route d'un magicien, apercevoir un loup au loin, etc.
L'exemple de Skyrim est plein d'enseignements mais m'amène, à mon grand dam, à formuler une nouvelle zone de friction dans les narratologies vidéoludiques qui rappelle dangereusement le vieux débat des narratologues contre les ludologues. C'est celle de l'interaction entre les événements protorécitiques et les contenus qui relèvent de formes de récit déjà établis. Dans Skyrim, si je joue longtemps en qualité de joueur modèle (ce qui implique déjà un certain nombre de restrictions : je ne vais pas m'imaginer jouer un marchand timide et casanier, par exemple, parce que ce type de personnage ne partirait pas à l'aventure - et donc l'essentiel du jeu me sera inaccessible, l'expérience sera décevante), je finirai par me constituer l'idée d'un personnage complexe, qui a vécu toutes sortes de choses et s'est formé une morale et une vision du monde particulière. Dès lors, de plus en plus de propositions narratives faites par le jeu me sembleront hors de propos. Je parle en fait d'un constat personnel, issu de ma propre expérience sur Skyrim que j'ai également voulu investir de mes propres interprétations, qui ont systématiquement été déçues. Trop souvent, des dialogues, des développements de l'histoire, les réactions de certains personnages... ne supportent pas des interprétations pourtant raisonnables que je me suis construites. Je suis le sauveur du royaume, qui porte l'attirail bien reconnaissable du Grand Archimage et qui vient de lancer devant vos yeux un des sorts les plus complexes qui existent ; pourquoi ces bandits me parlent comme à un idiot en position de faiblesse ? De telles trahisons de mes attentes et interprétations m'apparaissent typiquement dans les dialogues et les autres micro-récits qui, étant pré-écrits, ont du mal à rendre compte de mon interprétation. Il peut aussi arriver que des événements protorécitiques ne s'insèrent pas bien du tout avec mon interprétation, typiquement (dans la même situation que j'ai décrite plus haut) si après avoir décimé neuf bandits, le dixième et dernier continue à se battre avec un acharnement orgueilleux comme s'il était persuadé de pouvoir encore remporter la bataille.
On pourrait peut-être voir tous ces problèmes comme des difficultés (techniques et pas seulement narratives, d'ailleurs) pour les joueurses à identifier ce qui est attendu d'elleux ; en d'autres termes, lae joueurice modèle est terriblement inaccessible, ce qu'on attend d'ellui est trop complexe pour être raisonnablement atteint par lae joueurse moyenne. Dans les exemples plus haut, si j'avais été un joueur modèle, j'aurais tout simplement évité de me retrouver dans cette situation ; mais ce n'est pas une réponse très satisfaisante.
Chez Eco, un texte dit ouvert est censé pouvoir recevoir et même encourager plusieurs isotopies différentes. Mais il y a une facilité à se poser la question de l'insertion du/de la lecteurice au sein d'une structure dont on connaît chaque aspect, ciseler chaque phrase pour l'ouvrir ; les événements protorécitiques, par contre, sont typiquement des événements qui - bien qu'issus strictement des possibilités techniques du jeu - échappent aux game-designers, qui ne peuvent pas espérer prévoir exhaustivement ce qu'il arrivera à l'avatar du/de la joueurse, ni dans quel ordre. Je pense que Lector in fabula et son lecteur modèle ne suffit pas à conceptualiser la façon dont lae joueurse s'insère dans le monde narratif (ou le récit architectural de Jenkins !), mais je n'ai pas vraiment d'alternative plus exhaustive.
A titre personnel, je fais le constat que les JV qui m'ont procuré les expériences narratives les plus satisfaisantes sont souvent ceux qui parlent le moins, qui relèguent au facultatif l'essentiel de leur contenu textuel. Je pense à Dark Souls (un jeu tellement encensé qu'il constitue une sorte de cliché du bon jeu dans n'importe quelle réflexion critique sur les JV, mais allons-y quand même !) : l'intégralité du jeu, qui prend plusieurs dizaines d'heures, peut se faire en ne lisant que deux ou trois dialogues importants, au mieux cryptiques, qui ne suffisent même pas en eux-mêmes à dégager une histoire. L'expérience de jeu est à la fois résolument tournée vers son gameplay (quelle arme utiliser, comment battre les ennemis, quelle zone explorer ensuite...) avec très peu de phases de narration ou de pure contemplation, tout en étant profondément narrative. C'est que chaque élément de la structure du jeu est ouvert à une interprétation narrative, et que le jeu offre d'innombrables clés possibles ; on a beaucoup relevé par exemple que mourir est un événement intégré dans la diégèse (on ne revient pas à une sauvegarde précédente), ou que la faiblesse des dragons à la foudre est justifiée par la mythologie de l'univers diégétique. De cette façon, non seulement le jeu donne les moyens d'interpréter tout événement protorécitique de façon cohérente, mais en plus il tait un grand nombre de points cruciaux de l'histoire du monde, puzzle qu'on ne peut que très incomplètement reconstruire.
De fait, les contraintes interprétatives que sont l'esthétique, les descriptions des objets, les dialogues... jouent leur rôle d'orientateurs de l'interprétation, mais sont suffisamment ténues et incertaines pour ne jamais être frontalement discordantes lorsque l'on se construit une interprétation qui va à l'encontre. Si Skyrim tente de nous permettre de constituer l'histoire de notre personnage, dans un cadre diégétique univoque et classique, Dark Souls se centre sur l'histoire à reconstituer du monde, selon un mode plus proche de l'oeuvre ouverte - mais reste ouvert à la possibilité pour l'avatar de s'insérer dans cette histoire perçue. S'unissent donc une histoire classique (celle du monde) qui n'est perçue que par fragments (facultatifs, comme par exemple la description des objets ; leur réception n'est pas du tout le coeur du jeu) et une histoire personnelle (celle de mon avatar) qui n'est soumise qu'à très peu de contraintes (presque rien ne peut invalider l'idée que je me fais de mon personnage). L'élégance de Dark Souls, c'est peut-être que les mêmes atomes narratifs - armes, objets, ennemis, paysages, dialogues - servent à la fois à constituer une histoire spatiale du monde et à appuyer l'intégration des événements protorécitiques.
Pour explorer plus avant la notion d'événement protorécitique, il faudrait plonger dans les détails des effets d'un système de règles vidéoludiques. Ce devrait être le terrain de la critique. En jeu de rôles, la difficulté de saisir ce qui fait système est un sujet inépuisable, puisque les règles explicitement définies comme telles ("dans telle situation, on jette tel dé et on applique telles conséquences" / "on joue des aventuriers qui veulent s'enrichir" / ...) n'ont d'importance que si l'on peut inspecter minutieusement lesquelles sont effectivement appliquées, comment, quelles règles implicites se révèlent aussi ("on n'interrompt pas quelqu'un qui parle")... rendant compliquée une critique qui dériverait des règles formelles une structure de valeurs cohérent, quand ce système n'est en pratique jamais ressenti. Le système des règles n'est donc évaluable que dans deux perspectives opposées, ou bien ethnographique, ou bien en sujet herméneutique ; et, si les JV peuvent sembler différer en ce qu'ils se déroulent dans des espaces complètement formels, des exemples comme Dark Souls ou Skyrim sont typiquement suffisamment complexes pour que la cognition ne s'attache qu'à une petite partie des contraintes réglées et les investisse voir se les représente imparfaitement.
Bref, la structure ne prédit jamais complètement le système. A l'extrême, des contraintes purement extérieures peuvent radicalement transformer l'expérience, comme Manuel Boutet le remarque dans son article de 2012, Jouer aux jeux vidéo avec style. Le style, peut-être, constitue la prochaine étape d'une poétique du jeu vidéo ; non le style de conception, mais celui de jeu.
Un peu hasardeusement, je me suis retrouvé à assister lundi à une journée d'étude d'ICAR à l'ENS Lyon, qui se donnait pour sujet les pratiques du jeu vidéo, et vendredi à une séance du séminaire Jeu & littérature de l'équipe Marges de l'université Lyon 3, qui aborde surtout le jeu sous l'angle des game studies et donc du jeu vidéo. La journée d'ICAR, organisée par Isabel Colón de Carvajal et Heike Baldauf-Quilliatre, portait surtout sur des analyses très concrètes de séquences de jeu filmées, grâce notamment à des analyses conversationnelles multimodales - appartenant donc plutôt à l'anthropologie - à l'exception d'une intervention d'un masterant, Thomas Brunel, qui proposait un commentaire narratologique de Skyrim sur la base des témoignages d'un joueur, intervention qui est celle qui retient mon attention aujourd'hui. Celle de Marge consistait en une lecture croisée de l'article de Henry Jenkins (2002) par quatre masterant-e-s, qui est une bonne base très accessible pour penser quelques problèmes des applications de la narratologie aux JV et que je vais utiliser dans la suite.
Disclaimer : je connais mal les game studies, la narratologie, Eco, Genette... je ne suis pas littéraire de formation et je n'ai donc pas la légitimité académique ou les références qui me permettraient de concrétiser plus avant ces quelques réflexions éparses, qui contiennent donc probablement une bonne dose d'approximation. J'aimerais juste proposer quelques pistes qui me semblent pertinentes.
1 Récit et architecture narrative
Cette partie introductive rappelle la distinction de Genette entre récit et histoire, et revient brièvement sur ce que Jenkins appelle architecture narrative.Je ne vais pas revenir sur le vieux débat entre narratologues et ludologues, partisans respectivement d'un JV épuré de toute narration ou au contraire vu comme média narratif en puissance, qui a sans doute été formateur dans les années 90 mais ne demande qu'à être dépassé maintenant. Je veux me centrer sur une notion spécifique au coeur du débat, celle de récit, c'est-à-dire le résultat concret de la narration, l'objet étudié ; il s'oppose à l'histoire qui serait la suite des événements du récit, qui relèvent donc d'une abstraction (ayant lu le livre, j'en reconstitue l'histoire). La distinction entre les deux est rendue évidente par les questions de chronologie : un récit peut par exemple se déployer avec des flashbacks, des flash-forwards, bref dans un désordre chronologique... alors que l'histoire, étant constituée des faits dans l'ordre, serait par définition chronologique. Un autre point de distinction évident, et peut-être encore plus clair, c'est qu'on peut faire plusieurs récits d'une même histoire ; par exemple le Sacré Graal des Monty Python est un récit de l'histoire de la quête du Graal par le roi Arthur et les chevaliers de la Table Ronde, au même titre que celui de Chrétien de Troyes. Il n'est pas trop tôt pour dire que l'histoire est donc un produit subjectif, une sorte de résumé qui suppose qu'un sujet différencie des événements importants et des détails annexes ; cette difficulté peut rendre la notion d'histoire délicate à manier dans certains cas mais elle ne nous souciera pas du tout dans la suite.
Ce que l'article de Jenkins me semble mettre en évidence, c'est l'incapacité de la notion traditionnelle de récit à expliquer les formes narratives que présente le JV. Certes, il y a bien des jeux qui se laissent appréhender sous l'angle d'une histoire unique, dont un récit est fait en premier lieu à travers des cinématiques, dialogues, etc. qui empruntent leurs codes à la littérature ou au cinéma par exemple, quitte à mettre entre parenthèses de longs moments de jeu considérés comme "purement ludiques" et non-narratifs. Mais il y a tellement de matière narrative dans les jeux qui échappe à ce spectre, et elle semble échouer à attraper l'interactivité qui fonde la spécificité vidéoludique. Abandonnant le récit comme quelque chose entièrement contrôlé par l'auteurice, et linéaire - la littérature et le cinéma sont des média principalement linéaires, en ce qu'ils se consomment du début à la fin, suivant un unique cheminement (j'exclus la littérature hypertextuelle), contrairement aux jeux - Jenkins propose de retrouver le récit dans la spatialité, dans diverses marques de l'environnement de jeu visité, comme autant de possibilités narratives à explorer. Voir le monde de jeu comme l'expérience principale, potentiellement vectrice de narration et faite pour être explorée et découverte librement. D'où plusieurs types différents de narrations vidéoludiques centrés sur une architecture narrative, poussant à une plus forte implication du/de la joueurse, chargé de faire émerger le récit, de l'inventer, de le reconstituer... L'architecture narrative est donc une structure de contraintes et d'incitations ciselant l'espace des interprétations possibles. (En admettant le fait cocasse que le jeu vidéo le plus libre du monde s'appelle Microsoft Word, on se convainc assez bien de l'importance des diverses contraintes narratives qu'imposent un jeu donné pour obtenir des expériences satisfaisantes.)
2 Que faire du récit ?
Pour Jenkins, une solution pour adapter la notion de récit aux narratologies vidéoludiques consiste à redéfinir le récit en y intégrant des spécificités des JV, nommément une interactivité typiquement spatialisée. Je me demande si ce mouvement n'est pas analogue à celui que n'ont pas dû manquer de faire les théoricien-nes du cinéma, devant analyser les films en admettant qu'ils ne relevaient pas d'un récit littéraire "ornementé" par son passage à l'écran mais bien d'une forme de récit essentiellement différente, appelant donc à des signes spécifiques (sémiologie du plan photographique, du montage, de la musique...). Un nouveau média implique un nouveau langage, et donc de nouvelles possibilités narratologiques et poétiques, etc. Mais ici on voit bien que le passage de la littérature au cinéma est un problème de pure sémiologie, et qu'une fois le langage cinématographique identifié, la notion de récit y reste absolument pertinente. Alors que pour Jenkins, c'est précisément l'identification de certains signes spécifiques aux narrations vidéoludiques, liés à l'interactivité, qui le force à abandonner les propriétés typiques du récit classique, en premier lieu sa linéarité.Dans les jeux de rôles sur table, ce problème est tout aussi visible. La forme du scénario comme une histoire à peu près fixée et déroulée par un-e maître-sse du jeu à ses joueurses, telle qu'elle s'est cristallisée dans les années 90 (malgré, toujours, un certain nombre de pratiques alternatives), est jugée peu satisfaisante dès lors qu'elle restreint trop visiblement les actions de jeu. (Il y a une friction entre l'idée d'un récit qui serait contrôlé par le/la MJ et la possibilité de jouir d'une vraie agentivité, ce que le forgien Young appelle le Truc impossible avant le petit dej.) On peut faire dès lors le même constat, un peu dépassé, que celui que Jenkins associe aux anciens narratologues : l'interactivité semble agir contre la possibilité d'un récit. Mais certainement pas contre toute narrativité !
En cherchant à identifier ce qui fait la spécificité du jeu de rôle, Coralie David propose dans son article Le jeu de rôle sur table : une forme intercréative de la fiction ? (2016) la notion d'intercréativité pour désigner la façon dont le jeu se déploie. Le jeu de rôle est intercréatif en ce que chaque joueurse crée (même au sens très restreint d'incarner un personnage à l'intérieur d'un vaste système de contraintes), puis reçoit des autres une réaction qui est elle-même une création en réponse à son intervention, ce dont le JV est pour l'heure essentiellement incapable (il y a bien interaction mais pas intercréation, si on se limite aux jeux pour une seule personne en tout cas). Cette idée pousse David à abandonner la notion de récit, qui suppose une distance absente du jeu de rôle. La matière première du jeu de rôle est bien l'acte de narration, mais il n'y a pas une histoire sur laquelle on produirait un récit, ce qui demanderait de connaître déjà l'histoire ; or celle-ci n'est que la résultante a posteriori de la narration, tout comme l'histoire d'un roman n'est connue qu'à travers le récit qui, cette fois, est bien confondu avec l'acte de narrer. La spontanéité est incompatible avec le récit, mais pas avec la narration qui est en soi une performance. (Et l'histoire, puisqu'elle présuppose un sujet qui la reconstitue, amène en jeu de rôle plusieurs joueurses différent-es à tirer d'une même narration plusieurs histoires, ce que relève avec d'autres mots Romaric Briand dans le Maelström).
Si, en littérature, le récit est la matière première à partir de laquelle tous les autres organes de la narratologie se développent, en jeu de rôle c'est la narration elle-même qui remplit cette fonction. Cette affirmation appelle je crois à quelques objections d'ordre psychologique, car je trouve un certain échec aux jeux qui tentent de faire primer l'acte de narrer sur toute détermination a priori - ce qui est le cas par exemple d'Apocalypse World, et plus généralement de la ludographie de D. Vincent Baker, qui propose - pour raconter d'abord et fixer ensuite - des outils qui ne me semblent jamais fonctionner à plein régime.Mais je ferme ici cette parenthèse, pour garder juste le fait concret et mesurable que la narration, non le récit, est le moyen d'accès primaire des rôlistes à la fiction.
Quid maintenant du jeu vidéo ? Si le jeu de rôle, média ludo-narratif par excellence, peut se passer d'une théorie du récit, alors le JV pourrait bien faire de même ! Oui, mais il reste quand même que les cinématiques, les dialogues, toutes sortes de textes... se rencontrent fréquemment en JV et se laissent bien analyser par la narratologie classique. Les JV contiennent des récits classiques, ce qui empêche d'abandonner complètement la notion.
3 Narratologie de Tetris
Je propose sur ce point de prendre Jenkins à contre-courant, et d'explorer pour l'heure les possibilités narratologiques dans les jeux qui s'y prêtent le moins : ceux qui, précisément, se réduisent si abstraitement à un pur gameplay qu'ils ne semblent relever d'aucune expérience narrative.Tout le monde s'accorde à dire que Tetris ne contient pas de récit, quelle que soit la définition qu'on veuille donner à ce terme. Il ne contient pas non plus le moindre élément narratif, étant purement abstrait et n'offrant donc aucune prise interprétative fiable ; à l'inverse par exemple d'un Counter Strike qui sans prétendre à aucune narrativité se déroule au minimum dans le fantôme d'un cadre diégétique, opposant des avatars humains, porteurs d'armes à feu, les uns terroristes et les autres antiterroristes, etc. Pourtant, si je joue à Tetris et que je fais une partie qui s'avère intéressante (c'est-à-dire longue, difficile, incertaine), je peux en faire le récit : "j'étais presque mort, deux lignes à peine avant la fin, mais j'ai réussi à remonter in extremis, en jouant super bien... j'ai fini par perdre au niveau 18, mais c'est la première fois que je tiens aussi longtemps !". C'est bien que, dans la partie à laquelle je fais référence, je perçois une histoire, avec un début que j'ai clairement défini (le début de cette partie-là, le moment où j'appuie sur Start) (ce qui relève déjà, en fait, d'un choix narratif), plusieurs épisodes identifiés, etc. En fait, tout un pan du vocabulaire narratologique s'applique : il y a bien un actant (moi-même !), un enjeu (tenir longtemps pour faire un bon score)... et surtout, plus capitalement, une tension dramatique portant sur la façon incertaine dont se concluera ma partie (jusqu'où irai-je avant de perdre ?).
C'est un constat un peu banal, qui convient en fait à n'importe quel récit que l'on peut faire à quelqu'un d'autre au sujet de quelque chose qui nous est arrivé, comme quand on explique les raisons d'un retard. Tetris est le lieu où se déroulent un ensemble de faits que j'ai identifiés comme une histoire, dignes donc d'un récit futur. Mais c'est justement ce qui donne sa valeur narrative à Tetris : il est un système de contraintes favorisant l'émergence d'une suite de faits qui peut être interprétée comme une histoire. On raconte sans doute bien plus facilement les faits surprenants qui se sont déroulés pendant une partie de Tetris que pendant un trajet de métro le lundi matin. Pour qu'un trajet quotidien puisse faire l'objet d'un récit, il faut qu'il s'y soit passé quelque chose d'exceptionnel, c'est-à-dire un événement hors des effets typiques que peut produire un métro ou un bus (une déviation à cause d'un accident, par exemple) ; alors que ce que l'on raconte au sujet d'une partie de Tetris est typiquement le résultat des contraintes du jeu en ce qu'elles génèrent une mise en tension dramatique, à la fois ludique - strictement - et narrative - si je veux la percevoir comme telle.
Une bonne question, que je ne peux traiter que très allusivement, serait de chercher les signes qui encouragent l'interprétation d'une partie sous forme d'histoire. Il y a bien sûr des signes internes aux jeux, comme le score, qui appartiennent au fameux réseau de contraintes et d'incitations qui fait la substance du jeu ; ces signes intéressent en premier lieu les game-designers et sont de nature diverses : les règles elles-mêmes et leur résultante systémique, bien sûr, mais aussi les choix esthétiques ou d'interface du jeu, qui oriente leur interprétation. Mais d'autres signes externes sont aussi très importants, et pour cela il faut absolument mentionner l'importance des Let's play, relevée par l'un des intervenant du séminaire Jeu et littérature, et des streams sur les plate-formes comme Twitch. Ces deux types de contenus montrent des joueurses entrain de jouer, dont l'apport principal est de commenter leurs propres actions. Le jeu PlayerUnknown's Battleground (PUBG) (décrit dans cet article du Monde par exemple) est un bon représentant à la fois de ce phénomène actuel et de la possibilité d'un récit des faits ludiques, parce qu'il propose à la fois des situations dramatiquement riches (beaucoup d'actants, beaucoup de possibilités et de renversements envisageables) et beaucoup de moments d'inaction, donnant l'occasion au streamer de commenter sa propre partie. Comme cela a été relevé pendant le séminaire, ces commentaires relèvent moins du commentaire sportif qu'on ferait d'un match de foot (visant à interpréter une action en cours pour la décrire, la rendre intelligible et - certes - la dramatiser) que du récit, en ce qu'ils sont toujours dans un décalage temporel au moins léger avec ce qui a lieu : ou bien apportant un avis ou une interprétation sur ce qui a déjà eu lieu, ou bien anticipant ce qui pourrait avoir lieu.
Quand le jeu commenté comporte lui-même déjà un récit, comme dans l'exemple de Squeezie jouant à Enterre-moi mon amour, ce commentaire s'établit comme une méta-narration, un méta-récit. Mais qu'en est-il du streamer jouant à PUBG ou à Tetris ? Il produit un récit, simplement. Ces jeux produisent des faits en mal de récit ; je crois que le streaming, et plus généralement toute la vaste culture populaire tournant autour des jeux vidéo, nous poussent à produire en nous-même des histoires lorsque nous jouons. Les streams et les Let's play explicitent et révèlent la nature de récit potentiel de ces moments. Dans la suite, je vais appeler événements protorécitique ces faits produits par les jeux, ne constituant pas un récit mais une matière susceptible d'être saisie comme une histoire digne d'être racontée.
4 La narrativisation des événements protorécitiques
La capacité d'un réseau de règles et de contraintes à faire émerger des histoires n'est pas propre aux JV, comme on peut le voir par exemple à travers le récit d'une partie de football ou d'échecs. Mais elle est une composante fondamentale à ne pas oublier lorsque l'on analyse les JV pour leur valeur narrative, car beaucoup de jeux centrés sur leur gameplay peuvent ensuite amplifier et sublimer cette tension ludo-dramatique pour lui donner la richesse attendue d'une expérience narrative complexe.Dans PUBG ou Counter Strike, par opposition à Tetris, un certain nombre d'éléments figurent des choses concrètes et identifiables : des personnages humains, des armes à feu, des bâtiments... Ils aident à interpréter l'action et à la rendre lisible, et améliorent aussi la possibilité d'y plaquer une narration, mais ne suffisent pas à constituer une expérience narrative fondamentalement différente de Tetris. Ils sont à rapprocher du Monopoly décrit par Jenkins, où les éléments de cadre diégétique (jouer des investisseurs immobiliers) ne suffisent pas à effacer un ressenti d'ordre purement ludique. Ce constat pourrait reléguer mes remarques sur les événements protorécitiques à une anecdote sans lien véritable avec le contenu narratif effectif qu'une narratologie vidéoludique sérieuse devrait vouloir traiter. Une caractéristique qui me semble décourager la possibilité d'une véritable narrativité de telles expériences, outre le ressenti mesurable des joueurses, c'est le fait que ces jeux "techniques" invalident d'eux-mêmes les interprétations narratives qu'ils permettent. Par exemple, Counter Strike suggère une lutte entre terroristes et antiterroristes, mais si je coopère (au sens d'Eco) pour établir une histoire d'opération militaire, beaucoup de choses s'opposent aux conclusions interprétatives que je vais faire : souvent les personnages ne s'entraident pas, les mêmes situations sont rejouées encore et encore jusqu'à l'abstraction, rien ne vient encourager l'hypothèse d'un éventuel sens à l'action terroriste jouée, toute la jouissance est concentrée dans le fait de vaincre l'ennemi et pas de sauver un McGuffin quelconque, etc.
Pour trouver quelque chose de plus convainquant, il faut maintenant se déplacer vers des jeux qui ont bel et bien des prétentions narratives, et qui vont donc donner aux joueurses une bonne raison de chercher à narrativiser ce qui se passe. C'est dans une bonne mesure ce qui a intéressé Thomas Brunel dans The Elder Scrolls V : Skyrim, un RPG très populaire de ces dernières années. On y incarne un aventurier dans un monde typique de l'heroic-fantasy, qui peut l'explorer et y accomplir toutes sortes de choses. On peut dire de Skyrim qu'il contient des récits interactifs, sous la forme par exemple de dialogues et de quêtes à réaliser, mais la promesse de liberté que fait le jeu le pousse à ne pas prendre en charge le récit dans son intégralité : lae joueur-se est libre, et seuls des choix ponctuels lae lancent dans des moments de narration classique (c'est-à-dire discursive).
Il est évident que la narrativité de Skyrim ne se réduit pas à ces instants somme toute relativement cloisonnés (les dialogues ont bien des arbres de décision, mais les choix n'ont pas beaucoup de richesse). Voyager d'une ville à une autre, en se confrontant donc à la possibilité d'une attaque de bandits, de trouvailles inattendues et difficultés diverses... constitue une expérience narrative hors de tout récit (dans le sens habituel ; pour Jenkins, il reste le récit issu de la narration environnementale).
Pour identifier leur valeur narrative, Brunel propose de rattacher ces moments de non-narration aux blancs qu'investit le lecteur dans le roman, en reprenant donc les théories d'Eco dans L'oeuvre ouverte et Lector in fabula. Tout comme un texte est une "machine paresseuse" qui attend de lae lecteurice une coopération active, Skyrim invite lae joueurse à investir les non-dits du jeu, à imaginer et construire une histoire là où le jeu ne propose que des récits et éléments narratifs disparates. Ce n'est pas du tout une position purement théorique : Brunel s'appuie sur le témoignage d'un joueur chevronné, qui avait imaginé son personnage comme dernier survivant d'une longue lignée glorieuse, interprétant certains actes spontanés (le meurtre accidentel d'un personnage) en leur attachant beaucoup de conséquences extra-ludiques (le personnage se lançant alors dans une longue recherche de rédemption, pour se laver du crime commis).
Cet accident spontané, interprété et réintégré dans une grande histoire (qui n'existe qu'aux yeux du joueur et ne relève pas, dans sa globalité, du seul contenu du jeu) me semble l'exemple type de la façon dont la structure d'un jeu peut encourager à narrativiser les événements protorécitiques qui s'y déroulent. Skyrim promet aux joueurses de leur fournir une expérience ludique et narrative d'aventurier dans un monde d'heroic-fantasy ; cette promesse est un point de structure, parmi tant d'autre, qui permet d'orienter lae joueurse modèle vers une façon optimale d'utiliser/interpréter le jeu, et in fine de lui donner les moyens de construire des histoires qui seront pertinentes et renforcées dans l'univers du jeu. Brunel donne l'exemple final de séquences dans lesquels le joueur expert fait attention à prendre régulièrement un repas, alors même que rien dans le jeu n'oblige l'avatar à se nourrir fréquemment. Dans un jeu comme Skyrim, il faudrait donner le nom d'événement protorécitique à beaucoup de faits, comme de simples choix personnels : utiliser telle arme plutôt que telle autre, éviter de croiser la route d'un magicien, apercevoir un loup au loin, etc.
L'exemple de Skyrim est plein d'enseignements mais m'amène, à mon grand dam, à formuler une nouvelle zone de friction dans les narratologies vidéoludiques qui rappelle dangereusement le vieux débat des narratologues contre les ludologues. C'est celle de l'interaction entre les événements protorécitiques et les contenus qui relèvent de formes de récit déjà établis. Dans Skyrim, si je joue longtemps en qualité de joueur modèle (ce qui implique déjà un certain nombre de restrictions : je ne vais pas m'imaginer jouer un marchand timide et casanier, par exemple, parce que ce type de personnage ne partirait pas à l'aventure - et donc l'essentiel du jeu me sera inaccessible, l'expérience sera décevante), je finirai par me constituer l'idée d'un personnage complexe, qui a vécu toutes sortes de choses et s'est formé une morale et une vision du monde particulière. Dès lors, de plus en plus de propositions narratives faites par le jeu me sembleront hors de propos. Je parle en fait d'un constat personnel, issu de ma propre expérience sur Skyrim que j'ai également voulu investir de mes propres interprétations, qui ont systématiquement été déçues. Trop souvent, des dialogues, des développements de l'histoire, les réactions de certains personnages... ne supportent pas des interprétations pourtant raisonnables que je me suis construites. Je suis le sauveur du royaume, qui porte l'attirail bien reconnaissable du Grand Archimage et qui vient de lancer devant vos yeux un des sorts les plus complexes qui existent ; pourquoi ces bandits me parlent comme à un idiot en position de faiblesse ? De telles trahisons de mes attentes et interprétations m'apparaissent typiquement dans les dialogues et les autres micro-récits qui, étant pré-écrits, ont du mal à rendre compte de mon interprétation. Il peut aussi arriver que des événements protorécitiques ne s'insèrent pas bien du tout avec mon interprétation, typiquement (dans la même situation que j'ai décrite plus haut) si après avoir décimé neuf bandits, le dixième et dernier continue à se battre avec un acharnement orgueilleux comme s'il était persuadé de pouvoir encore remporter la bataille.
On pourrait peut-être voir tous ces problèmes comme des difficultés (techniques et pas seulement narratives, d'ailleurs) pour les joueurses à identifier ce qui est attendu d'elleux ; en d'autres termes, lae joueurice modèle est terriblement inaccessible, ce qu'on attend d'ellui est trop complexe pour être raisonnablement atteint par lae joueurse moyenne. Dans les exemples plus haut, si j'avais été un joueur modèle, j'aurais tout simplement évité de me retrouver dans cette situation ; mais ce n'est pas une réponse très satisfaisante.
Chez Eco, un texte dit ouvert est censé pouvoir recevoir et même encourager plusieurs isotopies différentes. Mais il y a une facilité à se poser la question de l'insertion du/de la lecteurice au sein d'une structure dont on connaît chaque aspect, ciseler chaque phrase pour l'ouvrir ; les événements protorécitiques, par contre, sont typiquement des événements qui - bien qu'issus strictement des possibilités techniques du jeu - échappent aux game-designers, qui ne peuvent pas espérer prévoir exhaustivement ce qu'il arrivera à l'avatar du/de la joueurse, ni dans quel ordre. Je pense que Lector in fabula et son lecteur modèle ne suffit pas à conceptualiser la façon dont lae joueurse s'insère dans le monde narratif (ou le récit architectural de Jenkins !), mais je n'ai pas vraiment d'alternative plus exhaustive.
A titre personnel, je fais le constat que les JV qui m'ont procuré les expériences narratives les plus satisfaisantes sont souvent ceux qui parlent le moins, qui relèguent au facultatif l'essentiel de leur contenu textuel. Je pense à Dark Souls (un jeu tellement encensé qu'il constitue une sorte de cliché du bon jeu dans n'importe quelle réflexion critique sur les JV, mais allons-y quand même !) : l'intégralité du jeu, qui prend plusieurs dizaines d'heures, peut se faire en ne lisant que deux ou trois dialogues importants, au mieux cryptiques, qui ne suffisent même pas en eux-mêmes à dégager une histoire. L'expérience de jeu est à la fois résolument tournée vers son gameplay (quelle arme utiliser, comment battre les ennemis, quelle zone explorer ensuite...) avec très peu de phases de narration ou de pure contemplation, tout en étant profondément narrative. C'est que chaque élément de la structure du jeu est ouvert à une interprétation narrative, et que le jeu offre d'innombrables clés possibles ; on a beaucoup relevé par exemple que mourir est un événement intégré dans la diégèse (on ne revient pas à une sauvegarde précédente), ou que la faiblesse des dragons à la foudre est justifiée par la mythologie de l'univers diégétique. De cette façon, non seulement le jeu donne les moyens d'interpréter tout événement protorécitique de façon cohérente, mais en plus il tait un grand nombre de points cruciaux de l'histoire du monde, puzzle qu'on ne peut que très incomplètement reconstruire.
De fait, les contraintes interprétatives que sont l'esthétique, les descriptions des objets, les dialogues... jouent leur rôle d'orientateurs de l'interprétation, mais sont suffisamment ténues et incertaines pour ne jamais être frontalement discordantes lorsque l'on se construit une interprétation qui va à l'encontre. Si Skyrim tente de nous permettre de constituer l'histoire de notre personnage, dans un cadre diégétique univoque et classique, Dark Souls se centre sur l'histoire à reconstituer du monde, selon un mode plus proche de l'oeuvre ouverte - mais reste ouvert à la possibilité pour l'avatar de s'insérer dans cette histoire perçue. S'unissent donc une histoire classique (celle du monde) qui n'est perçue que par fragments (facultatifs, comme par exemple la description des objets ; leur réception n'est pas du tout le coeur du jeu) et une histoire personnelle (celle de mon avatar) qui n'est soumise qu'à très peu de contraintes (presque rien ne peut invalider l'idée que je me fais de mon personnage). L'élégance de Dark Souls, c'est peut-être que les mêmes atomes narratifs - armes, objets, ennemis, paysages, dialogues - servent à la fois à constituer une histoire spatiale du monde et à appuyer l'intégration des événements protorécitiques.
5 Et après ?
Dans cet article, j'ai voulu montrer que
l'échec de la notion classique de récit à capturer un certain nombre de
caractéristiques narratives des JV ne pousse pas nécessairement à
considérer que les jeux sans récit sont de nature non-narratifs. Le récit est l'objet à partir duquel la narratologie déduit toutes ses analyses, mais cette situation est propre à la littérature et le JV peut se permettre de décentrer cette notion. La
proposition de Jenkins de parler de récits spatialisés rend bien compte
de certaines caractéristiques de l'interactivité ; il lui manque une
dimension pragmatique qui décrirait effectivement la façon dont les
joueurses interprètent et construisent à partir des contenus narratifs
qui leur sont offerts. Mais surtout, en abandonnant presque entièrement
la dimension temporelle de la narration elle ne rend pas compte de
possibilités dramatiques qui seraient la résultante concrète et
mesurable du système de règles et de contraintes que peut être un JV,
sans pour autant passer par un récit au sens habituel.
Pour explorer plus avant la notion d'événement protorécitique, il faudrait plonger dans les détails des effets d'un système de règles vidéoludiques. Ce devrait être le terrain de la critique. En jeu de rôles, la difficulté de saisir ce qui fait système est un sujet inépuisable, puisque les règles explicitement définies comme telles ("dans telle situation, on jette tel dé et on applique telles conséquences" / "on joue des aventuriers qui veulent s'enrichir" / ...) n'ont d'importance que si l'on peut inspecter minutieusement lesquelles sont effectivement appliquées, comment, quelles règles implicites se révèlent aussi ("on n'interrompt pas quelqu'un qui parle")... rendant compliquée une critique qui dériverait des règles formelles une structure de valeurs cohérent, quand ce système n'est en pratique jamais ressenti. Le système des règles n'est donc évaluable que dans deux perspectives opposées, ou bien ethnographique, ou bien en sujet herméneutique ; et, si les JV peuvent sembler différer en ce qu'ils se déroulent dans des espaces complètement formels, des exemples comme Dark Souls ou Skyrim sont typiquement suffisamment complexes pour que la cognition ne s'attache qu'à une petite partie des contraintes réglées et les investisse voir se les représente imparfaitement.
Bref, la structure ne prédit jamais complètement le système. A l'extrême, des contraintes purement extérieures peuvent radicalement transformer l'expérience, comme Manuel Boutet le remarque dans son article de 2012, Jouer aux jeux vidéo avec style. Le style, peut-être, constitue la prochaine étape d'une poétique du jeu vidéo ; non le style de conception, mais celui de jeu.
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